Des millions d'euros de subventions disparus à l'université Antilles-Guyane
LE MONDE | 22.05.2014 à 11h37 •
L'université Antilles-Guyane est de nouveau dans la tourmente. Après un mois de grève, fin 2013, au pôle guyanais, qui demandait – et a obtenu – d'être une université de plein exercice, c'est une affaire de détournement de fonds qui empoisonne aujourd'hui la vie de l'établissement.
L'affaire, révélée par Mediapart, est grave. Elle porterait sur la disparition d'une dizaine de millions d'euros de subventions reçus de l'Union européenne. En cause, un laboratoire, le Centre d'études et de recherche en économie, gestion et informatique appliquée (Ceregmia), créé en 1986, et les pratiques pour le moins délictueuses de son directeur, Fred Célimène.
Sur le sujet, la littérature ne manque pas : un rapport de la Cour des comptes en 2013, un autre du Sénat en avril 2014 et enfin un troisième de l'Inspection générale de l'administration de l'éducation et de la recherche (Igaenr). Ce dernier doit être remis très prochainement à Benoît Hamon, ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, et Geneviève Fioraso, sa secrétaire d'Etat. Ces rapports convergent tous sur les dysfonctionnements de ce laboratoire devenu au fil du temps un Etat dans l'Etat.
Selon nos informations, les auteurs du rapport de l'Igaenr préconisent la suspension du directeur du laboratoire et de son adjoint et leur passage en conseil de discipline.
« CADEAU DE BIENVENUE »
Lorsque Corinne Mencé-Caster est nommée à la tête de la présidence de l'université Antilles-Guyane, en janvier 2013, un rapport de la Cour des comptes l'attend sur son bureau. « C'était mon cadeau de bienvenue ! », lance-t-elle aujourd'hui. Elle dépose plainte en avril 2013 pour en finir avec ce qu'elle appelle « un système mafieux ». Tous les ingrédients y sont présents : favoritisme dans les appels d'offres, dépenses gonflées sans aucun rapport avec les prestations fournies, primes faramineuses accordées en interne, faux contrats, menaces…
Un an plus tard, une information judiciaire est ouverte contre X pour « favoritisme, escroquerie en bande organisée au préjudice de l'Union européenne et violation des règles des marchés publics ».
Ces subventions devaient notamment servir à créer une bibliothèque numérique et développer des cours à distance. « Malheureusement, cette manne financière n'a pas profité aux 12 000 étudiants », regrette la sénatrice Dominique Gillot, qui a présenté le rapport d'information du Sénat.
Certaines dépenses concernent des pièces automobiles pour environ 20 000 euros, des installations d'éoliennes de plus de 4 000 euros et même des week-ends à New York… Sans compter des rémunérations de chercheurs qui n'ont jamais participé à ces programmes européens.
« DÉLINQUANTE UNIVERSITAIRE »
« Désormais, M. Célimène ne pourra plus dire qu'il est victime d'une machination. Les choses sont très claires », insiste Dominique Gillot. Depuis des mois, sa ligne de défense est toujours la même : en le visant, on chercherait à détruire la seule chose qui marche dans cette université, son laboratoire. « Je suis victime de manoeuvres de déstabilisation de la part de la nouvelle présidence, qui tente de faire diversion face à la crise que traverse l'université : séparation [autonomie] du pôle guyanais, revendication d'indépendance du pôle guadeloupéen », a-t-il ainsi déclaré à Mediapart.
Grâce à sa position d'administrateur de l'université depuis trente ans et de directeur du Ceregmia depuis vingt-huit ans, Fred Célimène a pu tisser des réseaux à l'intérieur de l'université ainsi qu'à l'extérieur dans les milieux politiques ou économiques qui lui ont permis d'agir en toute impunité. Décrit comme quelqu'un d'extrêmement habile et influent, il a toujours eu les faveurs de l'Union européenne, qui n'a jamais douté de sa volonté d'agir pour le rayonnement académique de son université.
Corinne Mencé-Caster décrit aussi un homme particulièrement violent à son égard. En témoignent les mails que Le Monde a pu lire où elle est traitée de « délinquante universitaire », accusée de livrer l'université Antilles-Guyane aux « mains des talibans » et de perpétuer le « macoutisme ». Victime d'un harcèlement quasi quotidien, elle voit même un jour sa photo barrée d'une mention « dead or alive » collée sur les murs de l'université. « Il n'a eu de cesse de me démolir », dit-elle. Elle a fini par porter plainte pour diffamation et harcèlement moral.
Le personnel administratif n'est pas épargné non plus. A l'agent comptable qui lui réclame des précisions sur des opérations en 2013, M. Célimène répond : « Je sais bien que votre chef a des consignes. Sauf qu'elle doit savoir que j'en suis à mon douzième agent comptable et qu'ils sont tous partis en mauvais état… Bien cordialement ! » Une référence peut-être à un épisode tragique : le corps d'un ancien agent comptable avait été retrouvé sans vie au pied des falaises de l'Anse-Bertrand en 2001. L'enquête avait conclu à un suicide.
« TU VAS TE CASSER LES DENTS »
« Au début, on m'a dit : tu vas te casser les dents. Personne n'a réussi à le stopper », se souvient Mme Mencé-Caster. A l'instar de Pascal Saffache, son prédécesseur à la tête de l'université de 2009 à 2012. Lorsqu'il a reçu le prérapport de la Cour des comptes, il a bien essayé de faire cesser les agissements de Ceregmia. « A partir de là, il n'a plus pu tenir un seul conseil d'administration. Il a fini par lâcher l'affaire »,raconte-t-elle.
Dans cette histoire, de nombreuses zones d'ombre restent à éclaircir. Les ministères successifs n'ont-ils pas fait preuve de laxisme ? En 2006, un rapport de la Cour des comptes faisait déjà état de négligence dans la gestion de ce laboratoire. « Les dérives étaient moins importantes mais les travers comportementaux étaient inscrits. Il y a eu de nombreuses alertes qui n'ont pas été suivies de décisions », regrette Dominique Gillot.
SOURCE : Le Monde