UN "ÉTAT EN DÉLIQUESCENCE"
L’océan va mal. Il faut le dire, le marteler à coups de prises de position solennelles, de cris d’alarme, de démonstrations d’experts. Le travail que la Commission océan mondial rend public mardi 24 juin tient de tout cela à la fois. Au sein de cette instance lancée en février 2013 un aréopage de dix-huit politiques de haut rang (parmi lesquels l'ancien directeur de l'Organisation mondiale du commerce Pascal Lamy ou encore l'ex-premier ministre canadien Paul Martin) sonne l’alerte.
« Il n’est pas exagéré d’affirmer que toute forme de vie sur Terre, y compris notre survie, dépend du bon état et des richesses de l’océan, écrivent ses membres. (…) Nous sommes des milliards à en avoir besoin comme source d’aliments, d’oxygène, de stabilité climatique, de pluie, d’eau potable, de transport et d’énergie, de loisirs et de moyens de subsistance. » Leur message s’adresse en particulier aux dirigeants des Etats qui vont se retrouver lors de la 69e Assemblée générale des Nations unies, à partir de septembre.
Dans son rapport intitulé « Du déclin à la restauration : un plan de sauvetage pour l’océan mondial », la Commission océan mondial reprend des données déjà connues pour la plupart. Mais, mises bout à bout, celles-ci tracent un tableau cru de la situation : peut-être pas irréversible, mais indubitablement alarmant.
PILLER LES RICHESSES SOUS LA SURFACE
A juste titre, les cosignataires déclinent le concept d’un « océan mondial », autrement dit d’une entité globale qui ne connaît pas les frontières. La haute mer, au-delà des zones côtières, illustre parfaitement cet enjeu commun, dans son immensité – elle couvre 64 % de la surface des mers, 45 % de la planète – et sa vulnérabilité. Or elle « est semblable à un Etat en déliquescence. Une piètre gouvernance et l’absence de contrôles et de gestion impliquent que des ressources précieuses sont non protégées ou dilapidées, » a estimé David Miliband, coprésident de la Commission et ancien ministre des affaires étrangères du Royaume-Uni, en présentant le texte.
Navires de plus en plus puissants, forages de plus en plus profonds : la haute mer n’est plus inaccessible, mais elle ne bénéficie toujours pas d’une juridiction internationale pour la protéger. Pourtant elle aiguise toutes les convoitises avec ses trésors : gaz, pétrole, minéraux rares, ressources génétiques. Pour l’ancien ministre d’Afrique du Sud Trevor Manuel, cela signifie qu’« en l’absence d’une gouvernance adéquate, une minorité continuera à abuser de la liberté en haute mer, à piller les richesses qui se trouvent sous sa surface, à prélever une part non équitable et à en tirer profit aux dépens du reste du monde, en particulier des plus pauvres. »
Il y a donc urgence à lancer des négociations internationales pour se doter de règles communes sous l’égide de l’ONU. C’est en fait toute une architecture de gouvernance qu’il faudrait créer avec un haut fonctionnaire chargé de toutes les questions relevant de l’océan et du droit, une organisation par grandes régions du monde, des ministres de l’océan au sein des gouvernements nationaux. Il reste à mettre en place, en outre, un « Conseil de responsabilité de l’océan mondial » qui permettrait de mesurer les progrès accomplis dans les prochaines années… et de demander des comptes à ceux qui exploitent la haute mer.
Dans l’économie de la pêche aussi ce sont les plus puissants qui raflent la mise. Dix Etats se partagent à parts inégales la majorité des stocks de poissons de haute mer, tandis que les villages de pêcheurs voient leurs ressources fondre. « Pour attraper une tonne de poissons, les navires ont besoin de deux fois plus d’énergie aujourd’hui qu’il y a 60 ans », rappellent les rapporteurs, ce qui signifie qu'on s'aventure de plus en plus loin. On pêchait 3 millions de tonnes environ en 1900, 16,8 millions en 1950, 86,4 millions lors du pic de 1996. L'activité ne dépasse plus 80 millions de tonnes depuis.
Sur ce total, 10 millions de tonnes sont prélevées en haute mer, ce qui représente environ 15 % de la valeur marchande totale du secteur (soit 11,8 milliards d’euros). Cela n’est rendu possible qu’à grand renfort de subventions. Les auteurs demandent aux Etats de mettre fin aux financements publics qui permettent aux flottes industrielles de naviguer plus au large, plus longtemps et de lancer leurs chaluts de plus en plus profondément.
Ils leur recommandent de commencer par jouer la transparence totale à ce sujet (ce qui est déjà obligatoire en principe pour les pays membres de l’OMC) avant de supprimer progressivement dans les cinq ans qui viennent toutes les aides sur le carburant pour la pêche loin des côtes. De même doivent-ils cesser de soutenir toutes les pratiques destructrices : chalutage, filets dérivants, dispositifs de concentration de poissons…
NITRATES ET MÉTAUX LOURDS
La surcapacité actuelle encourage en outre la pêche illégale, estiment les rapporteurs. Ils souhaiteraient notamment que chaque navire opérant loin des côtes soit doté d’un numéro d’identification permettant d’en identifier le véritable propriétaire. Ils demandent que le transbordement des caisses de poissons en pleine mer soit interdit, que les Etats échangent leurs informations…
Las, « il est évident que la volonté politique de résoudre ce problème fait défaut », soulignent-ils. La plupart de leurs recommandations figuraient déjà dans le plan d’application de Johannesburg en 2002, puis dans la déclaration de Rio + 20… Les aires marines protégées promises depuis longtemps par les Etats par exemple ne couvrent encore que 1 % de la haute mer. Il faut donc relancer le chantier. « A moins d’enrayer le déclin de l’océan dans les cinq ans, la communauté internationale devra envisager de faire de la haute mer une zone de régénération interdite à toute exploitation jusqu’à la restauration de son état », envisage néanmoins l'ancien président du Costa Rica José María Figueres, qui copréside la Commission.
Sur les autres séries de menaces qui perturbent les écosystèmes marins, leurs propositions sont nettement moins précises. Malgré son éloignement, la haute mer recueille polluants organiques persistants, hydrocarbures, métaux lourds, nitrates, substances radioactives, débris marins (de pêche notamment).
Quant aux déchets plastiques, leur masse est multipliée grosso modo par dix tous les dix ans depuis 1950, causant de terribles hécatombes chez les tortues, les mammifères et oiseaux marins. Et on peut s’attendre à des marées grandissantes d’emballages jetables car la chute du prix des résines plastiques liée à celle du gaz devrait en décupler la production. Cette fois, les auteurs du texte se contentent d'en appeller à la mobilisation générale des gouvernements, du secteur privé, des consommateurs.
ON NE POURRA PAS RESPIRER SANS OXYGÈNE
Un tiers du pétrole et un quart du gaz naturel consommés dans le monde sont puisés sous la mer. Au sujet des forages offshore – un secteur industriel « très technique et opaque » –, la Commission plaide pour des réglementations internationales instaurant des normes environnementales et sécuritaires et pour une définition d'un niveau de « risque acceptable ». Rien de révolutionnaire donc. Ses membres évoquent surtout les indemnisations et les responsabilités à établir en cas de catastrophe, quitte à « impliquer les Etats afin de garantir que les opérateurs aient les moyens financiers suffisants pour payer d’éventuelles indemnités ».
Est-ce vraiment suffisant face aux conséquences effrayantes de pollutions qui se cumulent, de marées noires à répétition, alors que les zones mortes se multiplient sous la surface ? Comme le note la Commission, on peut continuer à utiliser l'océan tout en le maltraitant. On peut ainsi continuer à tendre des câbles au fond d’étendues d’eau sans vie, à transporter à la surface 90 % du commerce mondial, mais on ne pourra pas respirer sans oxygène. Or, « l'écosystème le plus vaste au monde » produit presque la moitié de tout notre oxygène et absorbe plus d'un quart du dioxyde de carbone que nous émettons.
SOURCE : LeMonde