BRESIL - AU PAYS DU "RACISME CORDIAL"

Dans le pays le plus métissé du monde, la beauté type reste européenne

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PHOTO : Les mannequins célèbrent la journée du sous-vêtement, le 10 février 2010. 

 

L'histoire est tombée à pic pour les adversaires de l'affirmative action à la brésilienne. En mai 2007, Alex et Alan da Cunha, frères jumeaux âgés de 18 ans, déposent leur dossier d'entrée à l'Université publique de Brasilia (UNB). Métis, enfants d'un couple mixte - le père est noir, la mère blanche -, l'un a le teint un peu plus clair que l'autre. Mais ils entendent bénéficier tous les deux du système des quotas qui favorise un accès privilégié des étudiants noirs à l'université. Problème : lorsque le jury examine leur cas, il décide, au vu des photos, que l'un des deux sera admis, mais pas l'autre. Tollé, l'opposition se saisit de l'affaire pour tourner en ridicule le système des quotas. On s'aperçoit même que des étudiants blancs avaient noirci leur visage grâce à Photoshop pour en bénéficier. Demostenes Torres, un sénateur de la droite conservatrice, dépose un recours pour inconstitutionnalité devant la Cour suprême.

Ironie du sort : l'affaire des quotas éclate au moment où le Brésil fête le centenaire de la mort de Joaquim Nabuco, le père de l'abolitionnisme et de la fameuse loi d'Or, qui libéra les esclaves en 1888. Le Brésil, qui avait été le plus gros importateur d'esclaves africains, fut le dernier pays indépendant à abolir l'esclavage. Aujourd'hui, avec la moitié de sa population noire ou mulâtre, c'est la nation la plus métissée du monde. Le Brésil se flatte aussi d'être la plus grande démocratie raciale. Mais il existe en brésilien plus d'une centaine de mots pour désigner toutes les subtiles nuances de couleurs de peau en évitant le vocable fatidique de negro. Et la réalité statistique est plutôt décapante : 68 % des indigents, 80 % des gens payés au salaire minimum sont noirs.

Matrice esclavagiste

La classe politique est blanche, de même que la plupart des postes de direction dans la fonction publique ou dans le privé. "Le Brésil est un pays de préjugés ! Sur 27 États, pas un seul n'a un gouverneur noir. Et sur 81 sénateurs à Brasilia, je suis le seul Noir", dénonce le sénateur Paulo Paim, auteur d'un projet de loi sur l'égalité raciale qui est en passe d'être présenté au Parlement après dix ans de débats.

Les expressions populaires en disent long. "Avoir un pied dans la cuisine", au Brésil, signifie que quelqu'un a du sang noir parce que la cuisine était souvent l'endroit où le maître blanc lutinait ses domestiques noires. Un Blanc qui court fait du jogging, un Noir qui court, c'est un voleur. L'ex-président Fernando Cardoso avait fait scandale en révélant publiquement, après la fin de son mandat, qu'il avait du sang noir dans les veines. Arnaud Vin, un Français qui vit depuis quinze ans à Belo Horizonte, où il a créé une agence de com, confirme : "J'ai été invité à d'innombrables dîners chez des Brésiliens. Je n'y ai jamais vu un couple noir." Zulu Araujo, le président de la Fondation Palmares, une institution publique pour la promotion des Noirs, insiste : "La télé brésilienne est plus 'blanche' que n'importe quelle télé de chez vous. La beauté type, ici, est européenne pur sucre. Et quand on lit dans une petite annonce 'bonne apparence exigée', c'est une façon de dire que l'emploi est réservé aux Blancs." Ronaldo, la star du foot brésilien, a confié que, s'il se rasait le crâne, c'était pour éviter les remarques sur sa chevelure sarara, crépue en brésilien.

Pourtant, même chez les adversaires de la discrimination raciale, rares sont ceux qui parlent d'un racisme dur. En apparence, les relations sont fluides et incolores. Un patron blanc tutoie son employé noir et vice versa. Il y a peu d'injures, d'agressions et de graffitis racistes. La coexistence entre brancos (les Blancs), pardos (les métis) et pretos (les Noirs) se passe dans une bonne humeur apparente, mais cette façade conviviale maintient une stricte répartition des rôles. Pour Alain Rouquié, l'un des meilleurs connaisseurs du Brésil, "la matrice esclavagiste a contribué à façonner la société, elle est au coeur de l'identité nationale." Dans ce pays qui a élu un ouvrier métallurgiste comme président et qui compte quatre fois plus de Noirs dans sa population que les États-Unis, l'élection d'un Obama brésilien semble totalement inconcevable.

Benedita da Silva, 68 ans, a été la première femme noire députée, puis sénatrice. Aujourd'hui secrétaire d'État aux Droits de l'homme et à l'Égalité raciale pour l'État de Rio, elle estime que le Brésil pratique un déni de racisme. "Tout le monde se voile la face, mais dans les espaces de succès on ne voit aucun Noir, en dehors peut-être de Pelé. Pour nous, les Noirs, c'est encore comme pour Lula avant son élection : au Brésil, on n'imaginait simplement pas qu'un pauvre puisse être intelligent."

Ignorer les insultes

Pourtant, même parmi les Noirs, la politique des quotas ne fait pas l'unanimité. Sur le campus de l'UNB, à Brasilia, Jonatas, 21 ans, noir comme l'ébène, un sourire qui dévoile un bracelet dentaire à fausses émeraudes, est un fervent partisan. "Sans les quotas, je n'aurais jamais franchi les portes de l'université", dit-il. Poussé par son lycée, il avait par deux fois raté l'examen d'entrée normal. Élevé par une mère seule, employée de maison, il est l'unique enfant de la famille à faire des études et reçoit de l'État une bourse de 465 reais par mois, l'équivalent du smic brésilien.

Ludmilla, 25 ans, noire elle aussi, est en sixième année de biologie moléculaire. Mais elle est entrée par la grande porte, en passant le concours normal, quand les quotas n'existaient pas encore. Elle n'y est pas favorable. "Ce n'est pas juste pour ceux qui passent le vrai concours et ça risque de baisser le niveau des diplômes", estime-t-elle.

Écrivain, professeur de littérature retraité de l'université de Rio, parlant un français magnifique, Joel Rufino était le seul docteur noir dans son département. Lui et sa femme, une Blanche, psychanalyste, habitent un immeuble avec portier en front de mer à Ipanema, l'une des adresses les plus chics de Rio. Ils y sont le seul couple mixte. Dès l'enfance, raconte-t-il, il avait compris que, pour monter dans le monde des Blancs, il valait mieux ignorer les insultes et les choses désagréables. Depuis vingt ans qu'il vit dans ce bel immeuble, personne ne lui a adressé la parole.

SOURCE : LePoint.fr