Recueilli par QUENTIN GIRARD
Le critique de cinéma Jacques Zimmer, coauteur de l'encyclopédie le Cinéma X, revient sur le phénomène d'Emmanuelle dans les années 70.
Comment expliquer le succès à l’époque d’Emmanuelle ?
Emmanuelle est un film très important, mais j’ai encore du mal à expliquer son succès. L’érotisme présenté est assez banal, délibérement soft, il n’y a pas d’actes sexuels non simulés. C’est un peu l’érotisme Club Med, à l’étranger, en Asie, avec des belles images oniriques. Le film reste tout de même assez misogyne. La femme objet évolue dans un univers de carte postale où elle n’a rien d’autre à faire que de jouer au tennis et d’enchaîner les amours éphémères. Sylvia Kristel, elle-même, des années plus tard, jugea que le personnage d'Emmanuelle n'était «rien», qu'il n'avait aucune consistance.
Une des raisons de ce succès est sans doute la censure. Avant sa sortie, il a été totalement interdit par la Commission de surveillance pour deux raisons. La première est l’accusation d’orgie. Ce n’est pas faux, il y a des scènes d’amour en groupe. La seconde est celle «d’accouplements anormaux», et là c’est un peu plus ambivalent. Etaient-ce les relations homosexuelles entre femmes, ou bien plutôt les rapports sexuels «interraciaux» ?
Quelles sont les scènes qui dérangaient ?
Deux particulièrement. Une de sodomie d’Emmanuelle, simulée évidemment. L’autre est la fameuse séquence de la cigarette qui n’est pas jouée par l’actrice principale mais une figurante. C’est un numéro de cabaret qui consiste pour un modèle à fumer une cigarette avec un orifice non destiné à cela au départ. Donc des parties de ces deux scènes ont été coupées, la censure a été levée... mais du coup le film est sorti avec une réputation sulfureuse. Lors des projections de presse auxquelles j’ai assisté à l’époque, les journalistes trouvaient effectivement que cela allait un peu plus loin que d’habitude, mais que le film n’était pas formidable non plus. Emmanuelle est beaucoup moins explicite que d‘autres sortis à la même époque.
Quelles étaient les réactions du public ?
Neuf millions d’entrée pour un film réalisé et joué par des inconnus à l’époque, à l’exception de l’acteur Alain Cuny, c‘est incroyable. Ce film est devenu immédiatement un phénomène de société. Il est resté onze années à l’affiche au Triomphe sur les Champs-Elysées ! Grâce à sa réputation, Emmanuelle est sorti directement dans les grandes salles. Peut-être par hasard, il a sans doute été le détonateur d’un phénomène qui couvait. Il a une grande importance dans l’expression de la libération sexuelle. Mais dix ans après, il était déjà daté, notamment l’image de la femme qui était représentée.
Emmanuelle marque-t-il l’apothéose du genre avant l'inévitable déclin ?
Ce mouvement a été très bref. L’apothéose et la chute du cinéma X s’étendent sur une période de trois ans, entre 1973 et 1976. En 1974, tout explose, les films érotiques et pornographiques attirent près de 30% des spectateurs. Mais dès 1975 la loi sur le classement X [qui taxe plus fortement que les autres les films pour adultes et les salles les diffusant, NDLR] est mise en place. En 1976, c’est déjà la fin de la vague. Cela a été un feu de paille, mais quel feu de paille !
SOURCE : Libération