Du 1er au 07 avril c’est la semaine du développement durable

consommationresponsable.jpgInformer et sensibiliser aux problématiques environnementales tel est l’objectif de la nouvelle édition de la semaine du développement durable. Ecologie urbaine vous propose de mener une réflexion sur les ambiguités du développement durable à travers cet article du professeur Sylvie Brunel.
 Au-delà des intentions affichées par le gouvernement français quelles sont les véritables motivations de cette politique ?

 

Les ambiguïtés du développement durable

 

Et si le développement durable n'était qu'un cheval de Troie des pays du Nord pour dominer ceux du Sud, et remodeler les grandes zones d'influence des pays riches ?

C'est au tournant des années 90 qu'émerge la notion de « développement durable », alors qu'au même moment, le concept de « développement » subit paradoxalement des remises en question virulentes en tant que reproduction ratée d'un modèle occidental historiquement daté.

 
Il est extrêmement intéressant d'analyser comment le développement durable a pu s'imposer en évinçant le développement ? qui fut pourtant le mot d'ordre des années de la décolonisation et des indépendances ?
 
Et comment, mis à toutes les sauces (et surtout les sauces écologiques), il sert aujourd'hui de cheval de Troie à une recolonisation insidieuse des pays du Sud par ceux du Nord.
Du développement au développement durable

Initialement, le développement est bien un concept occidental : au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis et leurs alliés se donnent pour objectif de reproduire au Sud le processus d'industrialisation et de modernisation qui, depuis la révolution industrielle, a permis à l'Occident de dominer le monde par sa richesse et son niveau technologique. Derrière l'affichage moralisant de la lutte contre la misère, les véritables motivations du « monde libre » sont d'abord stratégiques : il s'agit de préserver des Etats vassaux des tentations du communisme et de s'ouvrir de nouveaux marchés.

 
A cette fin, d'importants moyens financiers et techniques sont, au titre de « l'aide publique au développement », fournis aux jeunes nations nouvellement indépendantes, les enfermant dans le piège de la dépendance et de l'endettement.

Mais même s'ils ne le déclinent pas forcément comme leurs mentors l'entendent, prônant au contraire une « déconnexion » à base de nationalisations et d'autosuffisance, les pays du Sud vont très vite s'approprier le concept de développement, d'autant qu'ils sont confrontés à une importante croissance démographique. Le demi-siècle de l'après-guerre est ainsi une marche universelle et imparfaite vers un développement proclamé comme objectif.

 
Développement que l'on peut définir, au-delà de tous les affrontements idéologiques qu'il a suscités, comme l'enclenchement d'un processus d'enrichissement et de diversification croissante des activités économiques mis au service de l'élévation du niveau de vie d'une société : le développement, c'est ce qui permet à l'être humain d'exercer pleinement son libre arbitre parce qu'il vit mieux et plus longtemps, parce qu'il a accès à l'éducation et à la santé, parce que les opportunités qui s'offrent à lui sont démultipliées.

Or par une étrange coïncidence, le développement se trouve discrédité au moment même où, avec la fin de la guerre froide, l'aide publique au développement s'effondre parce qu'elle a perdu son intérêt stratégique : avec la disparition de l'Union soviétique, le modèle libéral individu-marché-démocratie peut se déployer sans entrave, d'autant que la crise de la dette a ouvert la voie à sa généralisation dans les pays dits « en développement » par le biais des « plans d'ajustement structurel » (1).

C'est à ce moment-là qu'émerge le développement durable. Le concept n'est pas nouveau, il fermente dans les coulisses sous d'autres termes (2) depuis que les sociétés industrielles ont pris conscience des ratés de leur évolution : chômage croissant et crise de l'énergie des années 70, ratés du modèle technologique des années 80 (catastrophes de Seveso en 1979, Bhopal en 1984, Tchernobyl en 1986, etc.).

 
Mais c'est la naissance d'une société civile mondiale, à la faveur de l'effondrement des barrières idéologiques et de la globalisation des réseaux d'information et de communication, qui permet son sacrement au premier sommet de la Terre, à Rio en janvier 1992. Le développement durable est ainsi le produit de la mondialisation et de la disparition du communisme, c'est-à-dire du corpus théorique qui faisait de la lutte contre la misère et de l'avènement d'un monde égalitaire la finalité de tout processus économique.

« Développement durable » : aujourd'hui, des entreprises aux Etats en passant par les ONG et les institutions internationales, tout le monde brandit le concept... en s'accordant rarement sur son contenu. Pléonasme pour les uns ? puisque tout développement a pour vocation d'être durable ?, oxymore pour les autres, pour qui il existe une incompatibilité fondamentale entre le développement, processus avant tout destructeur (des ressources et de la biodiversité), et la durabilité, la formule désigne en théorie un trépied magique alliant l'économie (croissance de la production), le social (meilleure répartition des richesses) et l'environnement (préserver la planète pour les générations futures).

En réalité, dès la conférence de Rio, l'environnement va occulter progressivement les deux autres volets. Il suffit de s'enquérir du développement durable sur les différents sites qui s'en revendiquent sur Internet pour constater que leur thématique est essentiellement environnementale : seules sont abordées sous cette enseigne les questions de désertification et déforestation, de pollution des eaux et de l'air, d'épuisement des ressources fossiles et, surtout, de modification climatique.

 
Les innombrables conséquences du réchauffement sont déclinées de façon très alarmiste, tandis que la mise en œuvre du protocole de Kyôto (qui n'aura qu'une influence dérisoire sur le réchauffement climatique) donne lieu à une avalanche de chiffres : calcul des émissions de gaz à effet de serre, marchés des quotas d'émission, le développement durable est devenu le grand souk planétaire des calculs d'apothicaire. Quant à la lutte contre la pauvreté, elle est passée au second plan.
 
L'écologie supplante la lutte contre la pauvreté

Au bilan, tout se passe comme si le devenir de la planète avait occulté celui de l'humanité. Les pays du Sud eux-mêmes, après s'être agacés du glissement de la notion vers les préoccupations environnementales, ont désormais compris que brandir une « diplomatie verte » pouvait non seulement leur éviter des ingérences écologiques fâcheuses, mais aussi s'avérer extrêmement rentable. En se posant comme chantre du développement durable, le Brésil préserve ainsi sa souveraineté sur une Amazonie menacée d'internationalisation.

 
En multipliant les réserves et les parcs naturels, l'Afrique monnaye chèrement son instrumentalisation comme dernière réserve exotique d'un Occident en mal de nature prétendument « vierge ».

L'écologie semble passée au premier plan des préoccupations (et des financements) de la coopération internationale. Désormais, c'est à une protectrice des forêts, au besoin par la lutte armée, qu'est attribué le prix Nobel de la paix.

 
Et la formule de l'ex-Premier ministre indien Indira Gandhi, selon laquelle « c'est la pauvreté qui représente la première forme de pollution », est aujourd'hui appliquée malheureusement au pied de la lettre : les priorités de la coopération internationale depuis le début des années 90 sont de contenir les pauvres chez eux, par l'aide humanitaire et des barrières de plus en plus étanches aux migrations internationales. Tout est mis en œuvre pour convaincre le nanti (qu'il appartienne au Nord ou au Sud, car les élites tiennent aujourd'hui partout le même discours) que « la maison brûle (3) » et que nous n'agissons pas comme il le faudrait.
De nombreuses contrevérités

Pourtant, de nombreuses contrevérités circulent à propos du développement durable. Dans leurs combats généreux pour un monde plus juste, les altermondialistes eux-mêmes s'en font souvent les propagandistes, mobilisant autour de slogans et de combats erronés des citoyens déçus par les échecs et les piétinements de la politique traditionnelle.

- Le développement a été un échec, la pauvreté ne cesse de progresser dans le monde. Au contraire : alors que la population mondiale a doublé depuis 1960, l'espérance de vie a augmenté de moitié et la mortalité infantile a été divisée par deux. Le nombre de pauvres a diminué, même sans tenir compte de la Chine où il a été divisé par dix depuis la fin des années 70.

 
De tels progrès humains sont incompatibles avec l'affirmation que l'état du monde ne cesse d'empirer. Il reste que plus de 800 millions de personnes souffrent de malnutrition et qu'un milliard de personnes restent extrêmement pauvres, dans les pays dits riches comme dans les pays pauvres.
 
Mais tout se passe comme s'ils ne comptaient plus, comme si leur exclusion n'empêchait nullement le monde de tourner : le mouvement actuel de démantèlement des services publics et de l'Etat providence revient à n'accorder de l'attention qu'à ceux qui détiennent un pouvoir d'achat, aux consommateurs, ceux qui jouent le jeu de l'intégration. Ainsi, en prônant désormais avant tout le microcrédit et le commerce équitable, la coopération tend à rendre le pauvre responsable de son propre sort : il n'a qu'à créer son entreprise et il sera soutenu.

- Nous assistons aujourd'hui à la plus grande extinction animale et végétale de l'histoire de l'humanité. Erreur là encore : la disparition actuelle d'espèces végétales et animales consécutive à la progression de l'occupation humaine n'a rien à voir avec les extinctions massives des ères secondaire et tertiaire. La société développée est au contraire créatrice de biodiversité chaque fois qu'elle l'estime nécessaire : de multiples animaux condamnés à l'extinction ont été sauvés (le guépard, le tigre de Sibérie, le cheval de Prewalski...).

 
Et la progression de la connaissance permet de mettre en valeur des milieux longtemps considérés comme sans intérêt (mangroves, montagnes, déserts froids, chauds ou verts), en découvrant de nouvelles espèces. Certes, c'est précisément parce que les cris d'alarme se multiplient qu'une vigilance accrue et des dispositifs de préservation sont mis en oeuvre. Mais le catastrophisme sert surtout à justifier la réorientation des priorités et des crédits vers la nature.

- Le niveau de vie des pays industrialisés n'est pas généralisable à l'ensemble de la planète. Cette menace sans cesse proférée, ainsi que sa variante (« Imaginez si chaque Chinois possédait sa voiture »), ne peut que plonger dans la perplexité. Faut-il en déduire qu'il est urgent de mettre un frein brutal au décollage économique du Sud, confortant ainsi les théories de Thomas Malthus selon lesquelles « le droit d'être nourri ne peut appartenir à tous (4) » ?

Si les nuisances fortes contre l'environnement sont plus le fait, aujourd'hui, des pays pauvres que des pays développés, c'est parce qu'ils n'ont pas encore les moyens financiers et techniques de protéger la nature : pour fabriquer le même produit (une voiture, par exemple), la Chine consomme dix fois plus d'énergie que le Japon et les Etats-Unis ; pour produire une tonne de légumes, la Tunisie gaspille dix fois plus d'eau que l'Italie.

 
Mais le tableau d'une course sans fin entre la croissance des hommes et celle des ressources est sans fondement : les démographes s'accordent sur le fait que la population se stabilisera autour de 9 milliards d'êtres humains à l'horizon 2100, le principal défi à relever étant non celui du nombre mais celui du vieillissement.
 
L'environnement, alibi de la géostratégie ?

C'est en mettant en œuvre une coopération renforcée et de véritables transferts de technologies avancées que les pays en développement pourront effectuer le saut chronologique qui leur permettra de ne pas reproduire nos erreurs et de passer directement de techniques désuètes et polluantes à des processus « propres ».I

 
l y a une certaine hypocrisie à dénoncer les atteintes à l'environnement commises par le Sud tout en édifiant, au nom de la propriété intellectuelle, un protectionnisme intransigeant sur nos avancées technologiques. Quand nous ne lui transférons pas, sans état d'âme, nos usines les plus obsolètes et les plus polluantes, voire les déchets ultimes dont nous ne savons que faire.

La Chine, qui émet aujourd'hui autant de gaz à effet de serre que les Etats-Unis, ne s'y est pas trompée et mène des recherches poussées, dans le domaine des biotechnologies notamment, pour répondre à la fois au défi du nombre et à celui de la préservation de son environnement.

Mais une société à deux vitesses est aujourd'hui en train de s'édifier. Le clivage ne passe plus entre le Nord et le Sud, entre les pays dits développés (qu'ont rejoints aujourd'hui de nombreux pays « émergés » comme la Corée-du-Sud, la Turquie ou le Mexique) et les pays dits pauvres. Les inégalités se creusent au sein même des territoires, entre les populations aisées et intégrées, qui peuvent vivre pleinement, en satisfaisant non seulement leurs besoins mais aussi leurs envies, et les populations exclues, trop pauvres pour pouvoir envisager l'avenir avec sérénité.

Le résultat, c'est que les riches édifient des barrières de plus en plus étanches pour se défendre des pauvres, chez qui l'on constate l'apparition d'une culture de la violence. Cette partition sociale est très nette en Amérique latine notamment, au Brésil par exemple, où les exclus vivent désormais en marge de la société intégrée, avec leurs propres territoires, les favelas, où la police ne pénètre plus (sinon sporadiquement pour des opérations de nettoyage aveugle), leurs propres lois, leur propre culture, tandis que les riches se barricadent et embauchent des gardes armés, dont ils sont en même temps les otages.

L'arrêt de la croissance préconisé par certains altermondialistes ne ferait que figer les injustices. Or il est pleinement possible, matériellement, techniquement, économiquement, d'assurer une vie correcte et décente à 9 milliards d'êtres humains.

Malheureusement, la coopération n'en prend nullement le chemin parce que lutter contre la pauvreté et les inégalités n'a jamais constitué, en dépit des grandes déclarations d'intention régulièrement affichées, sa première priorité.

 
Il suffit de regarder aujourd'hui quels sont les pays les plus aidés et soutenus au monde pour constater à quel point les préoccupations stratégiques (sécuriser les approvisionnements en matières premières et en pétrole, empêcher la prolifération des intégrismes et des terrorismes dans les pays alliés, permettre aux pays les plus prometteurs économiquement de ne pas sombrer dans les crises financières) et la reconstitution de grandes zones d'influence (américaine surtout, mais aussi russe, chinoise, française, brésilienne, sud-africaine...) sont redevenues depuis le 11 septembre 2001 les maîtres mots de la diplomatie internationale. Avec le « développement durable » pour badigeonner de vertu cette vaste entreprise.

NOTES

1

[1] Mise en place, sous l'égide des institutions financières internationales (Banque mondiale et Fonds monétaire international), de politiques de rigueur financière et de privatisation censées permettre de dégager des ressources pour le paiement de la dette et conditionnant l'octroi de nouveaux financements.

2

[2] Ignacy Sachs évoque dès les années 70 la nécessité d'un « écodéveloppement ».

3

[3] Ouverture du discours très remarqué de Jacques Chirac lors du IIe sommet de la Terre à Johannesburg en 2002.

4

[4] T. Malthus, Essai sur le principe de population, 1798, rééd. Puf, 1980.
Sylvie Brunel

Professeur de géographie du développement à l'université Paul-Valéry (Montpellier-III) et à l'IEP-Paris, ancienne directrice de l'association Action contre la faim, elle a récemment publié Le Développement durable, Puf, coll. « Que sais-je ? », 2004.