Hommage à Edouard.
Incontestablement, Edouard GLISSANT occupe une place tout à fait à part au panthéon des grands penseurs de ce siècle. Ecrivain, philosophe, poète, essayiste martiniquais, professant dans les universités américaines, il bouscule les théories littéraires communément admises et renouvelle de livre en livre notre façon de penser l’identité, la nation, le monde, la résistance à l’uniformisation du monde.
Son concept-clé, celui de la Relation, est aujourd’hui la grille de lecture la plus achevée de la complexité contemporaine des peuples et des cultures. Louis BOUTRIN
Entre Nationalisme et Tout-Monde
La Tribune des Antilles : Vous avez accepté une mission des mains du Président de la République Française, cela veut-il dire que vous n’êtes plus indépendantiste ou que le problème que vise cette mission est au-dessus de tous les barrages idéologiques ?
Edouard GLISSANT : Il m’a semblé que je ne pouvais refuser une telle tâche, précisément parce qu’elle entre dans les perspectives de tout militant des causes nationalistes. J’avais écrit il y a bien longtemps : « L’esclave peut ne pas savoir, mais l’esclave de l’esclavage est celui qui ne veut pas savoir. » Maintenant, pourquoi un tel Centre dans le cadre de la nation française, et non pas avant tout (ou absolument) dans celui d’une Guadeloupe ou d’une Martinique indépendantes, par exemple ? C’est parce que si l’idée, la réalité d’une indépendance n’offusquent plus personne, il en va de même pour la conception d’une interdépendance, dont les conditions du monde moderne de plus en plus imposent la nécessité. Cette interdépendance peut être l’occasion d’une nouvelle forme d’exploitation camouflée, le risque en est grand, mais c’est aussi le cadre le plus vivable pour nous dans le panorama actuel, à moins que nous n’envisagions la formation d’un grand ensemble Caraïbe, autre possibilité d’entrée dans le Tout-monde, dont nous avons certes rêvé. Il reste que tout nationalisme qui ne conviendrait qu’à un enfermement serait condamné à dépérir : les nations sont toujours vives, les Etats-nations sont de plus en plus meurtriers. Refusons d’être à notre tour un Etat-nation. Une de nos tâches est certes de rapprocher les deux sortes de mémoires, hésitantes ou revêches, qui peuplent les abords de cette question de l’esclavage : celles des descendants des anciens colonisateurs et celles des descendants des anciens colonisés.
LTA : Pensez-vous que l’histoire soit au-dessus de la mémoire, ou vice versa ?
Edouard GLISSANT : Ce que nous appelons l’histoire n‘a aucune sorte de valeur absolue, c’est précisément pourquoi nous pouvons essayer d’en dégager les leçons. L’histoire d’une communauté est parfois tissée de mémoire (collective) insistante et paralysante, qui repousse toute possibilité de transformation ou d’évolution, ou du moins la ralentit considérablement. Cette histoire peut aussi être détissée d’une absence difficilement concevable de cette mémoire collective, et alors la communauté flotte, agréablement ou douloureusement, sur un flot de riens quotidiens et de jours sans lendemains véritables. Il y a aussi le cas où une communauté souffre inconsciemment d’un manque de mémoire (collective) et se réjouit même en apparence d’une telle situation. (« Qu’avons-nous à faire de ces choses passées ? ») Alors le déséquilibre s’installe, les heurts et malheurs rejoignent et complètent les désordres qui proviennent du poids tyrannisant d’une tradition immobile (figement de la mémoire) et ceux qui s’évaporent à partir de la non-mémoire : la communauté peut ainsi se tromper d’adversaire ou de perspective, et même se déchirer tragiquement elle-même. N’oublions pas le cas où une collectivité ne s’accorde pas sur le sens ou sur les conséquences de ses actions dans le monde. Ces considérations valent pour les histoires contemporaines, quand la colonisation a entraîné malgré elle une conscience de la totalité de nos mondes et quand la conscience politique s’est à la longue compliquée et parfois obscurcie sans pour autant disparaître. L’histoire est la résultante de mémoire vive ou morte et d’action lancinante ou décisive.
Un Centre national pour la mémoire de l’esclavage.
LTA : Comment envisager la mise en œuvre d’une mémoire partagée de l’esclavage ?
Edouard GLISSANT : Nous entrons tous ensemble dans le Tout-monde, nous essayons que ce soit sans illusion béate, sans assimilation à un autre, mais aussi en toute ouverture à l’autre, à tout autre. « Je peux changer en échangeant avec l’autre, sans me perdre pourtant ni me dénaturer. » L’identité qui partage n’est pas une identité qui se dilue. A condition qu’elle ne complaise pas. La connaissance mutuelle de l’énorme donnée de la traite transatlantique, ou bien transsaharienne, ainsi que des systèmes d’esclavage qui en sont résultés, dont on est loin d’avoir étudié les conséquences absolument mondiales (naissance du capitalisme européen par accumulation de capital, retard conséquent de l’Afrique, apparition de cultures et de civilisations nouvelles, en particulier créoles, bouleversement de formes d’art explosant sur un mode immédiatement « moderne », développement d’une néo-America, données nouvelles sur la nature et les mélanges des langues, début de la vision mondialiste des rapports entre nations et collectivités,) dépasse de loin les querelles sur les responsabilités, etc., dont il faudra les établir une fois pour toutes, et pour tous. La « mise en œuvre d’une mémoire partagée de l’esclavage » ne peut être qu’un des préludes à une nouvelle manière de comprendre le monde, d’équilibrer les rapports entre peuples, de partager les responsabilités. Si on l’envisage ainsi, le reste devient facile à mettre en pratique.
Nos pays oubliés ?
LTA : Comment pensez-vous y associer nos pays ?
Edouard GLISSANT : Toute institution se rapportant au phénomène de l’esclavage est obligatoirement trans-nationale, et il n’est pas question de la réduire à un lieu. Et tous les pays qui ont connu le régime servile sont parties prenantes des commémorations qui s’en feront, où que ce sera. Les trésors de connaissance, de traditions, de mutations de la pensée ou de l’imaginaire liés à ces périodes serviles devront être mis en commun. Nos pays ont déjà commencé à y contribuer, par les arts et la littérature, les sciences humaines et les recherches d’archives, la tradition vivante et les traditions cachées ou oblitérées, qu’il faut mettre à jour.
LTA : Un centre comme celui-là peut-il n’être qu’une affaire d’historiens ?
Edouard GLISSANT : Absolument pas !
LTA : Quels sont les grands axes de votre réflexion quant à ce centre national concernant l’esclavage ?
Edouard GLISSANT : La proposition est d’organiser le Centre autour de trois grands axes. Une institution de recherches et d’enseignement au plus haut niveau, rattachée s’il se peut à un grand corps d’enseignement supérieur, et dont les matières étudiées le seront sur le mode de la transversalité, faisant aussi appel à toutes les disciplines à un même niveau. Un centre d’études des archives se rapportant à l’esclavage, sans qu’il soit besoin de déplacer ces archives, mais en établissant des liaisons avec tous les dépôts connus et en commençant la publication de catalogues raisonnés et comparatifs. Un mémorial, qui fera appel à toutes les sensibilités des arts des pays concernés ou intéressés par la question, en même temps qu’il aura une vocation pédagogique et éducative. Autour de ces axes, les activités ordinaires, publications, expositions, créations artistiques, finan-cement d’études et de recherches.
Quid de la repentance et de la réparation ?
LTA : Que pensez-vous des questions de repentance et de réparation ? Comment les aborder ?
Mondialisation et... Mondialité
LTA : Comment distinguer la mondialisation de votre notion de mondialité ?
Edouard GLISSANT : La mondialisation est en marche, on ne peut pas revenir là-dessus. Elle multiplie les aspects négatifs : désolations entraînées par les marchés et leurs chaos, dégradations des environnements, menaces de disparition pure et simple de la vie, exploitations et profitations, génocides, individus, classes et pays de plus en plus riches, et d’un autre côté individus, classes et pays de plus en plus pauvres, etc. La mondialité est à la fois la conscience et le sentiment que pour lutter contre ces négativités, rien ne sert de se renfermer sur soi, qu’au contraire l’imaginaire du Tout-monde nous permet de mieux comprendre les agressions d’où qu’elles viennent, de mieux mettre en pratique les solidarités, si lointaines qu’elles nous paraissent, de mieux saisir la Relation qui lace le divers : « agis dans ton lieu, pense avec le monde. »
LTA : La mémoire de l’esclavage est-elle une des nécessités de la mondialité ?
Edouard GLISSANT : Non pas seulement la mémoire de l’esclavage, mais la résolution des obscurités qui entourent ce phénomène. C’est pourquoi toutes les formes modernes, évidentes ou cachées, d’esclavage, nous importent.
LTA : La prise de responsabilité par les martiniquais, guadeloupéens, guyanais ou réunionnais est-elle une exigence de la mondialité ?
Edouard GLISSANT : Il est vrai qu’aucune collectivité humaine ne peut vivre le monde si elle n’en participe pas activement et librement. Vivre le monde, c’est la plus haute vocation des humanités.
Entretien Louis BOUTRIN,
Martinique Janvier 2007