JUSTICE : VERS LA DISPARITION DU FICHIER JUDICIAIRE AUTOMATISÉ DES INFRACTIONS SEXUELLES ?

Le fichier des infractions sexuelles de moins en moins sexuel

Mercredi dernier, la ministre de la Justice Christiane Taubira a déposé un projet de loi sur le bureau de l’Assemblée nationale. Il vise à adapter en droit français plusieurs décisions de l’Union européenne, dans le domaine de la justice.


Jusque-là, rien que du classique. Mais parmi ces dispositions, l’une semble insolite. Il s’agit d’étendre le Fichier judiciaire automatisé des infractions sexuelles (Fijais) à des crimes qui n’ont a priori rien à voir : génocide, crimes et délits de guerre, cr
imes contre l’humanité.

 

Depuis plusieurs années, les usages de ce fichier critiqué s’étaient déjà écartés de son objet de départ. Le projet de loi Taubira lui porterait le coup de grâce.

 

Pointer au commissariat est « peu efficace »

L’idée du Fijais, qui relève du ministère de la Justice, est de « prévenir la récidive » en localisant facilement ceux qui ont un passé judiciaire dans le domaine sexuel. A sa création en 2004 (loi Perben II), il recense 20 000 personnes condamnées pour :

  • viol ;
  • agression sexuelle ;
  • meurtre précédé de viol ou d’actes de barbarie ;
  • proxénétisme ou recours à la prostitution d’un mineur.

Pendant vingt à trente ans (selon la gravité des faits), les condamnés doivent :

  • justifier de leur adresse, une fois par an (une fois tous les six mois dans certains cas, tous les mois pour les plus graves depuis 2007) ;
  • prévenir lorsqu’ils déménagent.

D’après la magistrate Evelyne Sire-Marin, le fait de pointer au commissariat tous les ans, tous les six mois ou même tous les mois, après la fin de la peine, représente une procédure « extrêmement lourde et peu efficace » :

« Au tribunal correctionnel ou aux assises, on a tous des prévenus qui respectaient leurs obligations ou leur contrôle judiciaire, et qui ont quand même commis une infraction.

Qui peut imaginer que pour quelqu’un qui a des pulsions sexuelles soudaines, le fait de se présenter même tous les mois au commissariat va changer quelque chose ? »

« Le mouvement perpétuel du fichage »

Dès 2005, le Fijais s’étend à des crimes qui n’ont pas de caractère sexuel :

  • les actes de torture et barbarie (suivis ou non de meurtre) ;
  • le meurtre, quand il est commis par un récidiviste.

Le ficher est alors rebaptisé « Fijaisv », ajoutant « ou violentes » à la fin de l’acronyme. En 2011, 55 000 personnes sont ainsi recensées dans le Fija

Un triple mouvement s’opère au fil des années :

CE QU’EN DIT LA CNIL

Dès 2006, la Commission nationale informatique et libertés (Cnil) émet des réserves sur l’extension progressive du Fijais.

Elle relève que des modifications profondes ont été faites « avant qu’un bilan ait pu être tiré de sa première version et sans que la Cnil ait pu se prononcer sur les modifications envisagées ».

En 2007, la Cnil met à nouveau en garde le ministère de la Justice contre un décret imprécis.

  • les infractions sortent du strict cadre sexuel ;
  • ce ne sont plus les seuls condamnés qui y figurent, mais aussi des personnes dispensées de peines, reconnues irresponsables ou simplement mises en examen ;
  • dans le même temps, l’accès à ce fichier est élargi, simplifié, systématisé.

Pour la magistrate Evelyne Sire-Marin, le Fijais illustre bien « le mouvement naturel et perpétuel du fichage ». Elle fait le parallèle avec le Fichier national automatisé des empreintes génétiques (Fnaeg), créé en 1998 « justement pour les criminels et délinquants sexuels déjà condamnés » :

« Le Fnaeg est devenu, au fur et à mesure, un fichier généraliste [comprenant 2,2 millions de personnes à ce jour, ndlr]. Alors on a créé le Fijais pour remplir son but initial. Et le Fijais s’est élargi, et ainsi de suite... »

Malgré les réserves de la Cnil (voir encadré), le mouvement est lancé. D’abord, les préfets et certaines administrations « peuvent » avoir recours au Fijais avant d’embaucher un professionnel en contact avec des mineurs. Puis, cette vérification devient automatique, par un décret d’avril 2012.

Partage d’infos avec Eurojust

Outre les auteurs de nouveaux crimes qui seraient ajoutés au fichier – « moins de vingt personnes dans toute l’Europe » estime Evelyne Sire-Marin » – le projet de loi Taubira prévoit autre chose : le partage d’informations avec Eurojust, l’organe européen de coopération judiciaire.

Si la loi était votée, Eurojust aurait accès :

« Aux données contenues dans tout traitement automatisé de données à caractère personnel tels, notamment, le casier judiciaire national, le fichier judiciaire national automatisé des auteurs d’infractions sexuelles, le fichier national automatisé des empreintes génétiques, le bureau d’ordre national automatisé des procédures judiciaires ou les fichiers de police judiciaire ».

Cette transmission de données pose plusieurs problèmes :

  • s’il peut sembler séduisant de partager à l’échelle européenne des données sur des violeurs d’enfants récidivistes définitivement condamnés, la question est plus délicate pour des personnes en attente d’une décision de justice, ou pour des délits de moindre importance (une « atteinte sexuelle » d’un jeune homme de 20 ans sur une jeune fille de 16 ans, par exemple) ;
  • le Fnaeg, lui, ne concerne pas que des personnes condamnées mais surtout des « mis en cause ». 80% des personnes recensées dans ce fichier sont présumées innocentes, rappelle un article du Monde ce lundi. Mais leur ADN y restera 25 ans ;
  • en ce qui concerne les « fichiers de police judiciaire », un grand nombre sont créés de manière illégale, et régularisés a posteriori. Parfois des années plus tard. Eurojust pourra-t-il les consulter ?
 
SOURCE :  Camille POLLONI - Rue89