Clarifications intempestives.
Jacky Dahomay répond à Guillaume Marsault
Cher Monsieur, J’ai bien reçu votre texte dans lequel vous opérer une critique de mes opinions exprimées dans des écrits récents consacrés à la crise guadeloupéenne. J’ai apprécié l’effort incontestable que vous faites pour ne pas tomber dans des attaques ad hominem comme c’est la tradition malheureusement dans notre pays.
Vous déclarez pour commencer que le mouvement social débuté en janvier avait vu l’éclosion de nombreux textes plus ou moins intéressants, que les suites de cemouvement avaient permis à chacun de marquer une pause à l’exception de la famille Dahomay, père et fils. Une telle affirmation est surprenante quoique que je ne lui attribue aucune malveillance. Quelle est cette pause dont vous parlez ? Qui l’a décidée ?
Sachez toutefois que, me concernant, iln’y aucune nécessité d’une quelconque pause en ce moment, au contraire ! Je suis très attaché depuis de très nombreuses années à l’ouverture d’un débat entre Guadeloupéens concernant le devenir de notre société. Il y a ici un anti-intellectualisme historique qui tranche avec la Martinique. Or, je crois que l’extrême complexité de notre situation, sans doute unique au monde (les seules colonies ayant été départementalisées) exige de nos intellectuels la naissance d’un grand mouvement d’idées. Une intensification d’un débat de bon niveau agirait sur la jeunesse et, à longue échéance, sur les partis et les classes populaires. Bref, il me semble que le débat est quelque peu bloqué et je n’ai trouvé jusqu’ici aucun texte le relançant avec un quelconque intérêt. De plus, cette référence à la famille Dahomay est mal venue, car elle peut laisser entendre qu’il s’agit là d’un complot de famille. Je vous signale simplement que mon fils est adulte, libre et responsable et que nous ne sommes pas toujours d’accord. Par ailleurs si vous voulez parler de la famille Dahomay, sachez que si nous sommes affectivement très unis, nous sommes très diversifiés politiquement. J’ai une sœur à Combat ouvrier et dirigeante de LKP et ma défunte sœur Suzy était dirigeante de l’UGTG. Nous regrettons son absence dans cette période très riche. Bref, il me semble que vous commencer maladroitement l’avant propos de votre critique.
J’avais pensé dans un premier temps ne pas répondre à vos propos, tant ils comportent de nombreux contresens graves quant à mes idées. En effet, je veux qu’on critique ce que je dis et non ce que je ne dis pas et qui est de surcroit contraire à ma pensée. J’essaie de formuler le plus clairement ce que je pense quoique la chose ne soit pas toujours facile. Certains de mes amis m’ont prié de vous répondre estimant qu’il n’y avait nulle malhonnêteté de votre part mais tout simplement de l’incompréhension. Ne vous connaissant pas, j’ai souscrit à leur point de vue. Je me dis que si quelqu’un comme vous à qui j’attribue sans doute des qualités intellectuelles commet de tels contresens, c’est que, effectivement, je n’ai pas été assez clair.
Précisons tout de suite qu’il y a de votre part une incompréhension totale sur le fond même de ma pensée et c’est ce contresens originaire qui conditionne les autres critiques que vous m’adressez quant au syndicalisme, l’école et la politique. Ainsi, vous affirmez sans aucune retenue que je suis un chrétien attaché aux valeurs judéo-chrétiennes qui exclut de facto comme vous le dîtes les agnostiques, les athées, les croyants non chrétiens. Je crois rêver ! Avez-vous réellement lu mon texte ? Si je parle de « ciel étoilé quoique muet » c’est bien parce que je suis un athée radical, plus radical sans doute que certains marxistes qui ont hérité de Marx une vision eschatologique de l’action humaine incontestablement d’origine chrétienne. Je dis littéralement tout le contraire dans mon texte. Ainsi, je précise noir sur blanc que les visions morales du monde fondées sur des conceptions religieuses ou philosophiques ne peuvent faire l’unité dans des peuples diversifiés et démocratiques ce pourquoi je ne parle que de morale publique et je l’ai souligné dans le texte. Je suis profondément attaché à la laïcité et à la tolérance, je suis sans cesse intervenu dans le débat public ces dernières décennies y compris pour défendre des attaques malsaines ou injustes dont avaient été victimes des homosexuels et je distingue rigoureusement dans mon texte espace public et espace privé, ce pourquoi j’accorde une grande importance au développement d’un espace public guadeloupéen propre à une société civile digne de ce nom. Dans de nombreux textes antérieurs, j’ai insisté là-dessus et je croyais même radoter un peu sur ce sujet. Or, je constate que vous me faites dire aujourd’hui ce que je combats depuis de nombreuses années. Il y a maldonne quelque part. Mais je vous accorde encore une fois une erreur de lecture qui n’est pas due à la malhonnêteté. Pour votre gouverne donc, je suis obligé ici de clarifier mes positions philosophiques sur ces questions et je le ferai le plus rapidement possible pour ne pas vous ennuyer. Reprenons donc !
Dans les sociétés dites « primitives », le fondement de l’existence collective et le sens du vivre ensemble sont transcendants, c’est-à-dire placés hors de l’homme, plus haut que lui, dans un ordre religieux ou mythologique jugé comme ordre naturel, car éternel et immuable, ce qui deviendra le cosmos des grecs. Dans ces sociétés que Marx appelle à tort ou à raison les « communautés primitives », la politique selon moi n’existe pas. Ce sont donc des sociétés pré-politiques. Il y a bien des rapports de pouvoir mais ceux-ci ne sont pas à proprement parler politiques.On pourrait ajouter, comme le fait Pierre Clastres, que tout est fait pour que ne surgisse pas un pouvoir politique qui s’autonomiserait face au pouvoir religieux transcendant. La société est unifiée religieusement ou culturellement, elle ne connaît pas de diversité culturelle et l’identité collective est essentiellement ethnique, c’est-à-dire communautariste ou holiste. L’individualité est très faible.
L’apparition du politique n’intervient pas uniquement avec la diversification de la sociétéen classes sociales et avec l’apparition de l’Etat. Elle correspond aussi à ladiversification culturelle ou religieuse. Ainsi se fait-elle pluriethnique. Les Grecs ont connu ce passage du génos(l’ethnie)au démos (le peuple).Si le politique,dans les temps anciens (Antiquité et Moyen Age) se réfère encore à un ordre transcendant (le cosmos par exemple pour les philosophes antiques et lacosmo-théologie chrétienne pour ceux du Moyen Age), l’apparition des Temps modernes en Europe à partir des XVI° et XVII° siècles, vient briser le cadre traditionnel du fondement de l’ordre social.
Avec la politique démocratique, les fondements descendent du ciel sur la terre deshommes et se fait autoréférentiel. Cela entraîne une indétermination radicale comme le dit si bien Claude Lefort, quant au fondement de la loi, du pouvoir et du savoir. Déjà, la démocratie athénienne, toute limitée qu’elle fût, avait connue une première forme de fondement autoréférentiel, ce qui a provoqué unremaniement de la religiosité. L’apparition de la tragédie grecque, aux dires de la plupart des spécialistes (à part Nicole Loraux) est le signe de ce recentrage du religieux avec l’avènement de la politique démocratique. Je pense même que le développement dans le monde méditerranéen, de l’espace proprement politique, est ce qui a amené l’éclosion des monothéismes, rendant ainsi obsolètes les polythéismes traditionnels. Il me semble, mais ce n’est là qu’une hypothèse, que la conversion de Constantin au christianisme doit être comprise dans cette problématique (Je n’admets donc pas la thèse de certains historiens comme Paul Veyne, expliquant cette conversion selon des raisons purement contingentes). Cette idée que je défends s’oppose à une thèse communément admise selon laquelle c’est le religieux qui déterminerait le politique. Cela n’est vrai qu’en partie. Ainsi, le « droit divin » auquel se réfère Louis XIV est déjà un affranchissement de la cosmo-théologie chrétienne avec l’affirmation du pouvoir absolutiste qui s’autonomise en quelque sorte face aux autorités traditionnelles et on n’a qu’à lire Horace de Corneille pour le comprendre.
En résumé, cher Monsieur, ces brefs développements philosophico-historiques étaient importants afin qu’on saisisse mieux ma pensée. A partir de là vous pouvez comprendre que je suis radicalement athée, laïque et surtout très attaché à la distinction espace public/espace privé. Je m’étonne donc que vous vouliez me faire la leçon à ce sujet. Autre chose : c’est tout de même fort de votre part de vouloir m’apprendre qu’il y a une différence à faire entre croyance et raison. Ne savez vous pas que c’est la chose la plus élémentaire que commence à faire un professeur de philosophie dans sa classe ? Un minimum de sagesse veut qu’on ne sous-estime pas l’adversaire à moins d’être de mauvaise foi ce qui évidemment n’est pas votre cas. Enfin, un dernier point : vous ne comprenez pas du tout ce que je veux dire quand j’affirme que la tradition ne fait pas autorité pour nous modernes. C’est un débat philosophique d’une extrême importance que je ne veux pas reprendre ici pour ne pas alourdir cette réponse que je vous fais. Il a notamment opposé Alain Renaut, Luc Ferry et moi lors de la réforme de l’enseignement de la philosophie. (Je faisais partie du groupe d’experts chargés de cette rénovation). J’ai eu d’ailleurs l’occasion cette année, devant les étudiants de médecine de Guadeloupe, je donner une conférence sur tradition et autorité à l’école. Je ne veux pas reprendre ce débat ici, ce serait trop long
Pour conclure cette première partie de ma réponse à votre lettre, je pense que faute d’avoir compris l’essentiel de ma pensée vous concluez allègrement que: « faute de choisir entre principes judéo-chrétiens traditionnalistes et rationalité construite » je me sers de « poncifs lourds qui est un plaidoyer de classe contre le peuple et qui se rapproche de l’actuel président de la république » ! Double accusation : celle de me présenter comme un conservateur en matière de valeurs « judéo-chrétiennes traditionalistes » (On a vu en quoi vous commettez un contresens radical quant à ma pensée) et celle de faire de moi un défenseur acharné de la bourgeoisie et de Sarkozy ! Au lieu de noter dans mes propos une incohérence quant à l’opposition traditionalisme judéo-chrétien d’un côté et rationalité construite de l’autre, demandez- vous d’abord si ce n’est pas votre propre lecture qui manque de rigueur. Car tout mon texte milite pour la rationalité construite, ce que vous n’avez pas compris mais nous savons que l’erreur est humaine. D’autre part, je vous signale que mon opposition à Sarkozy est claire, constante depuis des années, et connue de tous, en Guadeloupe mais surtout dans l’Hexagone. Pour votre information, je vous renvoie à deux articles écrits par moi, Lecynisme de chiens (qui a eu un certain écho dans le milieu enseignant en France) et Légitimité démocratique et légitimité républicaine publié en décembre dernier par le journal L’Humanité dont je ne sache par qu’il soit pro-Sarkozy. Permettez- moi donc de vous dire, cher monsieur que cette manière de procéder n’est pas très sérieuse.
II
Si vous commettez de tels contresens graves quant à mapensée, vous ne pouvez comprendre les critiques que j’adresse aux dirigeants deLKP ni mes positions sur le syndicalisme, l’école et la politique.
1-la question syndicale.
Ainsi,concernant le syndicalisme, je n’ai jamais défendu un syndicalisme de revendication contre un syndicalisme d’action, selon vos propres termes. A aucun momentcela n’apparaît dans mon texte. Une telle distinction n’a d’ailleurs pas desens. Le syndicalisme c’est la défense de certaines revendications et il n’y apas de syndicalisme sans luttes syndicales. Pourquoi donc m’attribuez une tellebêtise ? Je n’ai jamais réduit le syndicalisme voyou à des actions fortes etdures. D’où tenez-vous cela ? Ce que vous dîtes n’est donc pas du tout monpoint de vue. D’une part, je considère que dès le début, le mouvement initiépar LKP est un syndicalisme d’action et ne se contente pas d’être simplementrevendicatif. J’ai soutenu ce mouvement d’ailleurs malgré quelques réserves quej’avais formulées à l’époque dans mon article Que voulons-nous Guadeloupéens ?. D’autrepart, les occupations d’usine, les luttes contre les forces de l’ordre bref,certaines actions violentes qui jalonnent toute l’histoire du mouvement ouvrierdans le monde ne me semblent pas du tout relever du syndicalisme voyou. Parailleurs, j’approuve totalement les guerres révolutionnaires quand cela estnécessaire. Mais même dans les guerres où l’on doit tuer, il y a ce que l’onappelle des crimes de guerre que l’on ne doit pas commettre. Si Fidel Castro oule Che, lors de la guérilla, s’étaient autorisés à violer des petites filles,cela aurait été du banditisme pur et simple. C’est la droite et le Medef quiréduisent toute action syndicale à une prise en otage de la population. Quandla SNCF est en grève, il est inévitable que les usagers soient incommodés. Cen’est pas du syndicalisme voyou. Quand nous avons fait plus de quarante joursde grève dans l’éducation, ce n’est pas non plus du syndicalisme voyou même sij’ai pu penser que la grève dans l’enseignement a été trop longue. Quand desenseignants sont en grève, il est normal que les enfants soient privés d’école.Mais si les premiers renversent de l’huile de vidange sur les tables et lesbancs devant accueillir les derniers, cela est du syndicalisme voyou. Je suissurpris qu’un enseignant comme vous ne puisse pas comprendre ce qui me sembleune évidence morale, comme dans le cas du guérillero qui violente les petitesfilles. Quand un responsable syndical exerce un droit de cuissage sur desemployées de l’hôtellerie, cela est du syndicalisme voyou. Enfin, dans de nombreux pays, lessyndicats peuvent être alliés à des logiques mafieuses, notamment dans lesports.
Ensimplifiant à l’extrême mon point de vue et en dénaturant ainsi mes analyses,vous vous interdisez de comprendre le sens et la portée de ma critique. Si jesuis comme vous dîtes un traditionaliste chrétien réactionnaire, allié à labourgeoisie et hostile au peuple, la question est très vite réglée, le débatest clos. A aucun moment donc vous ne vous demandez si celui qui critique lesdérives syndicales ne le fait pas précisément contre toute logiqueréactionnaire et dans l’intérêt du peuple. Pourquoi ? Parce que cela estdifficile et vous obligerait à remettre en cause vos cadres idéologiquesétroits et surtout leur impensé. Cette surdité vous conduit à affirmerbenoitement que c’est grâce à l’huile de vidange versée dans les classes que leMaire de Sainte-Anne a négocié avec les syndicats une sortie de crise. Or, celaest tout à fait faux et je crois même qu’un dirigeant de LKP (Gaby Claviersi je ne m’abuse) a heureusement déclaré qu’un tel acte n’était pas convenable.Ce qui est sûr, c’est que de telles actions ont profondément desservi l’UGTG,au-delà le LKP et ont renforcé ses adversaires. Il était donc dans l’intérêtdes syndicats qu’ils ne fussent pas commis. La population de Sainte-Anne en aété profondément choquée. Mais n’est-ce pas là aussi le peuple ? Lesluttes syndicales sont fortes quand elles gagnent l’adhésion du plus grandnombre. Comment une vérité aussi élémentaire peut-elle vous échapper ?
Pourle comprendre, il faut revenir à ce que j’appelle votre « impensé ».Il est de deux sortes :1) politique et 2) philosophique. Pardonnez-moi sije fais référence à ce que je crois être votre impensé mais rassurez-vous, ilest aussi celui de nombreux militants et accéder à son propre impensé esttoujours libérateur.
Commençons par la politique, c’est sans doute le plusfacile. Il y a une illusion qui consiste à croire que toute action menée pardes travailleurs est juste, même en dernière instance. Or, Marx, à sa manière,a été attentif aux dérives du mouvement ouvrier ce pourquoi il a voulu luidonner une théorie politique « scientifique ». Bon nombre de ces« dérives » relèvent du désespoir et du manque de perspectivespolitiques à commencer par le moins grave, le bris de machines. D’autres sontle fait de ceux que Marx range dans la catégorie du « prolétariat encanaillé » qui a permis en France le retour à la monarchieconstitutionnelle et, après, l’accès au pouvoir de Louis Bonaparte. L’homme,quel qu’il soit, n’est pas forcément bon, le mal l’habite aussi, fût-ilprolétaire ou bourgeois. Il y a une illusion qui estime que le prolétariat, ensoi, intrinsèquement, est porteur du bien et de l’avenir heureux de l’humanité.Après Marx, les marxistes, forts de leur théorie « scientifique », etsurtout avec la création de partis uniques, ont été moins critiques vis-à-visdes aspects négatifs des luttes ouvrières car ces dernières étaient rangéesdans la stratégie générale des partis, assurés de leur« science » politique. Le parti a d’autant plus raison qu’il estsûr que le prolétariat et les classes populaires sont porteuses en eux-mêmes dubien de l’humanité. C’est ce que j’appelle une vision eschatologique directement issue du christianisme etintroduite dans le mouvement ouvrier et même chez Marx, malgré son athéismeaffiché.
Celanous conduit à votre deuxième impensé, d’ordre philosophique qui est celui denombreux militants. Pour vous, toute action syndicale ou populaire forte estjuste. Pour moi, il y a des actions fortes qui sont justes, d’autres qui ne lesont pas. Nous divergeons donc au plan du discernement moral. Tout leproblème est de savoir ce que vient faire la morale dans le développement del’histoire. Hegel d’ailleurs disait que l’histoire n’est pas le lieu de lafélicité. Les périodes de bonheur y sont ses pages blanches. Ce pourquoi il semoquait de la « belle âme » qui prétend, au nom de la morale, jugerl’histoire en sortant de l’histoire alors qu’on est soi-même inscrit dans ledevenir historique. Et vous, en tant que professeur d’histoire, vous êtes mieuxplacés que moi pour le savoir. Moi je pense qu’il y a des impératifs moraux catégoriques, pour parler comme Kant.Quant les couches populaires tombent dans la xénophobie, comme ce fut le caslors de l’affaire Ibo Simon, des membres de la société civile comme moi, face àla paralysie des syndicats sur ce sujet, avons appelé à une grandemanifestation contre la xénophobie. Certes, je sais que la montée du racisme oude la xénophobie sont explicablesmais ils ne sont pas pour moi pour autantjustifiables. A l’époque, l’UGTG a refusé de se joindre à nous dans cetteprotestation. Le militant nourri de philosophie dialectique comme vous penseque même quand le peuple se trompe, au fond il a toujours raison et qu’il nefaut pas le condamner, tout au plus le guider pour qu’il ne commette pas les mêmeerreurs. Le philosophe non dialecticien que je suis ne partage pas ce point devue. Si les communistes allemands avaient soutenu les démocrates de la fragilerépublique de Weimar, s’ils avaient été plus fermes dans la défense des droitsde l’homme et dans la condamnation des dérives antisémites du peuple, lacatastrophe nazie n’aurait peut-être pas eu lieu. Mais comment voulez-vousqu’ils défendent de façon ferme les Droits de l’homme alors que Marx a toujoursété un critique radical de tels droits de l’homme qui pour lui ne sont que lesdroits abstraits de l’homme bourgeois ? Il se pourrait donc que nosdivergences soient de nature profondément philosophique. Elevons donc le débatà ce niveau-là.
2- Le débat philosophique.
Ilest certain que comme tout le monde vous avez des convictions philosophiques.Je dois avouer honnêtement que je ne les connais pas. Je les postule simplementen vous renvoyant à ce que j’estime être votre impensé. Si mes hypothèses vousconcernant sont fausses, ce n’est pas grave car vous comprenez que si je vousréponds c’est pour nourrir un débat que je souhaite collectif.
J’aicru déceler dans les critiques que vous m’adressez une posture qui est celle dudialecticien. En effet, comment puis-je prétendre défendre des principes denature incontestablement morale, dans les luttes sociales ? Pour laphilosophie dialectique, une position comme la mienne n’est pas tenable et peutparaître ridicule. Pour Hegel, parexemple, seule l’histoire est le tribunal de l’histoire car tout ce qui estdevait-être. Cette confusion de l’être (Sein)et du devoir-être (Sollen)caractérise aussi bien la philosophie de Hegel que celle de Marx. J’y ai adhéré de nombreuses années jusqu’à ceque, un jour, enrichi de mon expérience militante, j’aie décidé de liquider maphilosophie dialectique d’autrefois.
PourHegel, si tout ce qui est devait-être, c’est qu’il y a une rationalité àl’œuvre dans le processus historique. Cette rationalité est dialectique. Hegel,comme on le sait, est le père de la philosophie dialectique moderne. Seloncette conception, l’histoire est intégralement rationnelle, régie par undéterminisme radical, et il faut penser les contraires dans leur unité. Ainsi,il n’y aurait pas un bien pur d’un côté et un mal pur de l’autre. Le mal est unmal pour un bien, le négatif travaille pour le positif. Marx a hérité de cettevision dialectique du monde, même en l’inversant de façon matérialiste. Cettethéorie du mal comme mal nécessaire car travaillant pour le bien fait unecertaine apologie de la violence.Celle-ci devient la vraie accoucheuse de l’histoire. A la suite de Marx,Engels, Lénine, Staline, Mao et bien d’autres encore vont défendre, malgréquelques variantes, la même conception dialectique fondamentale. Mêmes lesthéories nationalistes d’un Fanon vont en être imprégnées car pour ce dernier,la violence a un effet cathartique (donc bénéfique) sur le colonisé et Sartreira jusqu’à soutenir imprudemment un tel éloge de la violence. En résumé, commedisait Mao, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. Ce point de vuedialecticien qui a été aussi le mien est le fond philosophique de bon nombre demilitants ce qui ne peut que vous rassurer.
Qu’est-cequi me permet d’affirmer qu’une telle philosophie de l’histoire est d’originechrétienne ? Rappelons cependant que Hegel est un très grand philosophechrétien. Pour lui, le Dieu chrétien, de pur Esprit qu’il est, a décidé parcequ’il est bon de se faire chair et d’habiter parmi nous. Ainsi le Verbes’est-il fait chair. Dieu s’est donc aliéné(mot qu’adorent les dialecticiens) c’est-à-dire s’est fait autre en la personne de Jésus Christ, le Dieu fait homme. Danscette aliénation nécessaire pour le bien de l’humanité, il faut inscrire laPassion du Christ. Sa souffranceet le mal qu’il subit sont un mal nécessaire, un mal pour un bien. Sans cenégatif, l’aventure humaine sur terre serait restée dans le non- sens. Toute l’origine de la dialectiquehégélienne est là. Sa source est profondément chrétienne. Disons, pour aller vite,que trois choses définissent essentiellement la philosophiedialectique :1) Le réel est intégralement rationnel 2) il est aussicontradictoire et il y a unité des contraires 3) On va toujours vers un mieuxcar la Raison (ou Dieu pour Hegel) gouverne le monde et l’histoire des hommes.Marx –du moins est-ce mon humble avis- reprend ces déterminations fondamentalesde la dialectique hégélienne même s’il a supprimé Dieu. (On sait depuisNietzsche, qu’il ne suffit pas de supprimer Dieu pour être radicalement athée).
Quepeut-on reprocher à ces philosophies dialectiques de l’histoire malgré leursgrandes différences ? (On insiste surtout sur ce qui distingue Marx deHegel alors qu’il faudrait surtout penser ce qui les rapproche) : 1)L’affirmation que le réel est intégralement rationnel. Cela me semblecontestable. Que le réel naturel le soit, passe encore. Mais l’affirmer pour leréel humain comme le fait Hegel est critiquable car c’est supprimer la libertédans l’agir humain. Marx est sans doute plus profond que beaucoup de seshéritiers car il est constamment confronté au problème de la liberté humaine enprise avec la nécessité historique. C’est Althusser qui a radicalisé le pointde vue de Marx en affirmant que l’histoire est « un procès sanssujet ». Ce déterminisme radical que l’on trouve chez les marxistes,déterminisme de l’infrastructure économico-sociale, rend inévitablement difficile la liberté humaine mais de làaussi le jugement moral. Si tout ce qui est devait-être, si on confond le Sein et le Sollen, on ne voitpas au nom de quoi on condamnerait l’esclavage ou le nazisme. S’ils ont été,c’est qu’ils devaient l’être, obéissant à un déterminisme historique, et on nepeut sortir de l’histoire pour condamner après coup, au nom de la morale, desfaits régis par une stricte nécessité. Sans nier la nécessité historique (lalutte de classes, la contradiction entre forces productives et rapports deproduction par exemple) j’estime qu’il faut laisser la place à la liberté, à lacontingence, et au jugement moral car le mal ne travaille pas toujours pour lebien. Les phénomènes humains ne sont pas comme des œufs que l’on peut casserou, pour le dire autrement, l’homme ne peut être comparé à une omelette.D’autre part, si pour Hegel la Raison ou Dieu gouverne le monde et l’histoire,pour Marx bien sûr, il ne peut être question de Dieu. Mais il croit tout demême que nous nous dirigeons, selon une idéologie du progrès propre au XIX°siècle, vers un mieux être de l’humanité, celui de la disparition des classeset de leur exploitation, du dépérissement de l’Etat et de la politique. Le XX°siècle, celui des catastrophes, nous a rendus plus pessimistes quant au devenirde l’humanité.
Quellephilosophie de l’histoire faut-il développer alors ? Tout le problème estlà. Je ne suis pas du tout tenté par les philosophies irrationalistes del’histoire, comme celles de Nietzsche et de Heidegger. Je n’accepte nil’ultra-rationalisme de Marx et de Hegel, ni l’irrationalisme d’un Heidegger.Je serai plutôt tenté par le rationalisme critique, tel que Kant avaitcommencé à le penser. Mais le défaut de Kant est de poser une Raison sommetoute anhistorique, ce qui ne me convient pas. Le transcendantalisme kantien mesemble difficilement acceptable après l’évolution historique et philosophiqueet il est vrai qu’on ne peut pasfaire comme si Marx n’avait jamais existé. Je serai donc plus proche d’unHabermas qui refuse toute raison anhistorique ou transcendante et qui parle derationalité à l’œuvre dans l’action humaine, une rationalité construite.Voilà pourquoi j’ai utilisé ce dernier terme dans mon texte Peut-on se passer de principes dans lesluttes sociales ?, ce que, en vérité, vous n’aviez pas compris alors.
Apartir donc de ces digressions philosophiques, vous pouvez mieux saisir ma conceptiondes choses. Je suis radicalement athée, anti-dialecticien, rationalistecritique. Je m’interroge constamment sur les impasses du mouvement ouvrier,surtout en ce moment de crise du capitalisme. Je me demande ce que pourraitêtre une nouvelle théorie de la libération. Mon rationalisme critique meconduit à réfléchir sur la notion de société civile, voilà pourquoi j’ai écritque l’erreur de Marx est d’avoir réduit la société civile à l’infrastructureéconomique et sociale, ce que Gramsci avait déjà compris. Mais il y a des limites à la théorie de Gramscique je ne peux développer ici. Sachez cependant, que lors que la création del’UTA, de l’UPG et de l’UGTG, les grands dirigeants du mouvement comme LouisThéodore étaient influencés par les théories de Gramsci. Il faut revoir toutcela car ce fut, à long terme, un échec. Si pour moi donc il y a unerationalité à l’œuvre dans l’action historique, ce n’est pas une rationalitédéjà là, comme chez Hegel ou chez Marx. Ici, il faut donner tout son poids à lasociété civile comme lieu ou se construit dans les oppositions argumentées, denouvelles normes rationnelles car issues d’une éthique de la discussion. Parexemple, la discussion ouverte entre vous et moi (si le terme de discussion,ici, n’est pas trop désarmant de nostalgie) et qui concerne le syndicalisme,peut permettre à tout un chacun de réfléchir sur l’éthique du syndicalisme etdes luttes sociales. Voilà pourquoi j’affirme qu’il faut maintenir desprincipes dans les luttes sociales. Je peux me tromper, mais ce n’est pasgrave. L’essentiel est que le débat soit ouvert et que la prochaine fois quedes syndicalistes voudront abattre des arbres centenaires ou verser de l’huilede vidange dans des classes, que quelques bribes de cette discussion leur viennentà l’esprit. Si nous nous comprenons mieux maintenant, poursuivons donc l’étudede votre texte. Mais le plus comique dans l’histoire c’est qu’alors que vous metraitiez de judéo-chrétien vous commencez maintenant à vous demander si cen’est pas vous le plus chrétien des deux, ce que jusqu’ici vous ignoriez peut-être.
3-Sur l’école républicaine.
Jesuis obligé de reporter à une autre fois la discussion sur ce sujet compte tenude l’espace restreint de cet article. Ma réponse est d’ailleurs déjà troplongue. Sachez simplement que nous avons tous lu Bourdieu.. Beaucoup de sescritiques de l’école sont pertinentes. Toutefois, j’estime que Bourdieu acontribué au démantèlement de l’école en France et, chose plus grave, la choses’est accélérée quand, lors du premier gouvernement Mitterrand, Jospin,Ministre de l’éducation aidé de Claude Allègre, en s’inspirant de Bourdieu etavec le soutien implicite de votre syndicat, le SNES, ont contribué audémantèlement de l’école sans se rendre compte que cela allait dans le sens desintérêts du capitalisme néolibéral. C’est à cause d’eux que Nicolas Sarkozyboit du petit lait ces jours-ci,dans sa déconstruction subtile des institutions fortes de la république.Allègre est un néolibéral déguisé en socialiste, d’où son rapprochement avecSarkozy. J’ai eu l’occasion de lire un texte que Bourdieu avait écrit avant samort et où il regrettait quelquepeu que ses écrits aient pu servir à la déconstruction de l’école républicaine.Je ne défends pas, il va sans dire, Jules Ferry qui fut un colonialiste avéré.Mais un anti-républicanisme de gauche a fortement contribué à l’avancée desthéories néolibérales concernant l’école. La gauche n’a été forte en France quequand elle a su marier le mouvement ouvrier avec le républicanisme authentique.Il faudrait relire Jaurès. Le mouvement syndical piétine en France car on nesait pas, comme ce fut le cas en Guadeloupe, faire le lien avec d’autresassociations de la société civile, avec celles notamment qui se battent contrela remise en cause des institutions républicaines par Sarkozy, dans leshôpitaux, dans la justice, dans l’école aussi où les syndicats officiels commele vôtre ne saisissent pas le mécontentement réel des enseignants. Tout celaest vite dit mais nous y reviendrons peut-être une autre fois.
4- Sur la critique politique de LKP.
Jecrois sincèrement, cher Monsieur, que vous faites preuve d’une étonnantenaïveté quand vous écrivez que le LKP se restreint à un « champ purementrevendicatif ». J’ai entendu Rosan Mounien, un des dirigeants ducollectif, affirmer tout le contraire : que le mouvement n’était paspurement syndical, qu’il avait une dimension politique. De plus, vous vouscontredisez sans cesse et si de mon côté, l’incohérence ést un supposé de votrepart, chez vous elle est flagrante.
Vousaffirmez en effet que les dirigeants de LKP, je vous cite : « àla manière des adeptes de la IV internationale, n’ont aucune envie d’accéder aupouvoir et ne veulent pas mener une réflexion politique autre que la révolution ».Je suis vraiment étonné qu’un professeur d’histoire puisse affirmer une tellechose ! Voulez-vous me faire croire que la IV internationale n’a rien depolitique ? Plus grave, croyez-vous vraiment que la révolution n’a rien depolitique ? Qu’est-ce qu’une révolution sinon la prise du pouvoir, fût-ceselon le concept de « dictature du prolétariat ». Enseignez-vous àvos élèves que la Révolution française n’a rien de politique ? L’erreurest si grossière de votre part que je ne sais même pas comment poursuivre lacritique ! J’ose croire que vous vous êtes mal exprimé. Car faire croire àvos lecteurs que les dirigeants du LKP étant pour la révolution, ils ne fontpas de politique, ne me semble pas très sérieux. Or, c’est précisément là queréside le problème que vous dévoilez involontairement. C’est précisément parceque, selon vos dires, ils sont pour la révolution qu’ils se sentent obligés des’opposer à une autre voie, la voie démocratique. Et s’ils s’en prennent auxélus, c’est politiquement qu’ils le font. Certains d’entre eux ont été battuslamentablement dans les élections auxquelles ils ont pu participer. Il leurfaut une autre voie pour arriver au pouvoir. Ces dirigeants sont aussiresponsables d’organisations politiques. Combat Ouvrier pour certains, Nonmpour Clavier et Gama, les trotskystes lambertistes pour Domota, l’UPLG pourDesfontaines, le PCG, les anciens du GONG, et d’autres variantes trotskystescomme les amis de Besancenot etc.. Ces dirigeants politiques ont tout à fait ledroit de lutter pour réaliser leur projet politique. Tout le problème est desavoir si on est d’accord avec la logique révolutionnaire ou avec la voiedémocratique.
Pourtant,vous semblez vous situer plutôt dans la problématique démocratique car vousécrivez « le petit enseignant de la république que je suis pensaitnaïvement que les seules valeurs et principes fondamentaux d’une sociétédémocratique ont déjà été définis dans la Déclaration des droits de l’homme etdu citoyen, la Résistance qui pose les fondements de l’Etat providence ».
Unepremière remarque, cher collègue : quoique ne vous connaissant pas, jepense être plus âgé que vous. Un conseil donc, ne vous prenez jamais pour un« petit enseignant ». Cela n’est pas correct. Un enseignant, qu’ilsoit instituteur ou professeur d’université, doit toujours se prendre pour ungrand enseignant, c’est-à-dire pour un Maître. Ce n’est pas du narcissismeconcernant sa propre personne mais une très haute idée qu’il doit toujoursavoir de sa fonction. Le maître dans sa classe ne représente pas lui-même maisle savoir. Il est l’intermédiaire entre l’élève et le savoir qu’il doit fairedescendre dans sa classe. Si les enfants ont des parents seuls des élèves ontdes maîtres et il faut à la limite détester l’expression « parents d’élèves ».L’enseignant n’est ni un parent ni un copain ni un psychologue pour l’élève.Vieux principe républicain obsolète direz-vous. Soit. Mais peut-on continuer à enseigner sanslui ? Je ne le crois pas. La mode néolibérale au contraire dévalorise l’enseignant.Il n’est de nos jours qu’un simple animateur, souvent à la merci des parents,des élèves ou de l’opinion publique. Les parents ne savent plus être desparents ni les maîtres des maîtres ce qui engendre une crise de l’autorité. Quicela arrange-t-il ? Posez-vous la question !
Deuxièmeremarque : vous confondez des principes fondateurs comme ceux des Droitsde l’homme et des principes liés à la contingence historique. Ceux de laRésistance relèvent de cette deuxième catégorie. Ils ne sont donc pas éternelsni immuables. Voilà pourquoi je pense que certains principes doivent êtrerefondés dans la Guadeloupe d’aujourd’hui, que notre pays mérite uneré-institution du politique qui ne peut être celle de la Résistance. Je croisqu’il faut refonder le politique dans note pays. Non pas comme le veulent lesélus élaborer un « projet de société » -et sur ce point la critiquedu secrétaire du parti communiste guadeloupéen est pertinente (les projets desociété divergent)- mais nous mettre tous d’accord sur un cadre inédit permettant à la viepolitique et aux luttes sociales de prendre un cours nouveau. Apparemment, voussemblez défendre les principes de l’Etat providence. Etrange. Faut-il confondreEtat providence et Etat républicain ?
Danstous les cas, si vous êtes si attachés aux principes démocratiques pourquoi neles défendez-vous pas comme moi quand ils sont attaqués ? Vous considérezque la prise du Palais du Conseil général à Basse-Terre n’est qu’unépiphénomène sans gravité. Ma position est autre. Si les manifestants avaientenvahi le Palais spontanément, la chose eût été effectivement moins grave. Cequi ne me semble pas acceptable, c’est la justification par Domota de cetteaction. L’argumentation consistait à affirmer qu’on voulait réaliser la démocratiedirecte contre la démocratie représentative et qu’on représentait déjà tout lepeuple. Cette conception politique se défend. Mais elle n’est pas celle de toutle monde et je ne la partage pas pour des raisons qu’il serait trop long dedévelopper ici. Domota et le LKP ne peuvent pas imposer aux Guadeloupéens cettemanière de voir. Ce fut une erreur très grave de leur part, erreur que tout lemonde reconnaît aujourd’hui y compris les militants du collectif. Pourtant, laveille, invité à un plateau télévisé, j’avais mis en garde le LKP contre cettegrave erreur. Il l’a commise en toute responsabilité et le mouvement s’estaffaibli à cause de cela.
Enrésumé, cher collègues, votre critique m’a permis de clarifier certains pointsquant à mes positions. Je n’ai pas le temps de développer plus amplement lescritiques que j’adresse aux dirigeants de LKP. Ce mouvement me semblait trèsprometteur et n’a pas tenu toutes ses promesses. Il importe encore une fois quetous, nous l’analysions, que nous confrontions nos points de vue, afin d’allerde l’avant. Les critiques que vous m’adressez sont faibles. Une seule me paraîtfondamentale : vous me demandez sur quoi je peux bien fonder les principesdémocratiques ? C’est cette question qui me paraît la plus essentielle.Sur quoi peut bien reposer des principes, des normes, de valeurs, surtout de naturemorale ? Dans la tradition judéo-chrétienne, c’est Dieu le fondement. Maissi Dieu n’existe pas tout n’est-il pas permis ? Un athéisme radical est-ilpossible ?
Maréponse, quoique rapide, est la suivante : le fondement n’est pas dansDieu ni dans un ordre transcendant ou cosmos, ni dans la Raison hégélienne quigouverne l’histoire malgré l’homme. S’il n’y a pas de nature humaine fixe etimmuable, c’est tout de même dans l’homme seul que peut reposer le fondementdes valeurs. Or, quand on connaît la réalité humaine, on sait bien que le mall’habite, que l’homme est capable de la plus grande perversion. Voilà pourquoi jedis que l’inhumain est le propre de l’homme et jamais un animal ne sera capabled’« inanimalité ». C’est que l’homme est plus que l’homme. Il ne peutêtre homme qu’en réalisant son idéald’humanité. L’humanité dans l’homme n’est pas un fait, un donné, une nature. Cen’est pas comme la « tigritude » du tigre. C’est une exigence, undevoir-être, un Sollen comme disentles Allemands. Telle est toute sa dimension morale sous le ciel étoilé et muet.D’où aussi son extrême solitude dans le monde, face à une nature qui ne répondpas, ce qui angoissait un Pascal. Lorsque la politique ne peut plus atténuercette angoisse fondamentalement existentielle, lorsque le sens même du vivre-ensembles’étiole, une anomie envahit lasociété car la démocratie est toujours fragile en raison même de cetteindétermination quand aux fondements dont parlait Claude Lefort. Il suffitd’une crise économique ou politique grave pour que le « peuple »perde ses repères et veuille revenir à un fondement ancien de l’ordre social, àune unité simplifiée de la collectivité. Les différences ne sont plussupportables, le racisme et la xénophobie se réveillent, les nationalismess’affirment en prétendant refonder arbitrairement l’unité du peuple. On peuttuer un Jaurès. Alors, des leaders charismatiques de toutes sortes seprésentent conduisant le peuple vers l’inhumain comme dans les fascismeseuropéens. Et nous prenonsconscience qu’il existe donc bien des valeurs pour lesquelles nousconsentirions à mourir car elles valent plus que nos vies individuelles.
Parmices normes transcendantes ou plutôt transcendantales (car le transcendant esthors de l’homme quand le transcendantal est ce qui dans l’homme peut viser uneuniversalité), il y en a de fondamentales comme les Droits de l’homme. Mais cesderniers ne sont pas du droit positif ce pourquoi ils ne peuvent qu’être déclarés. En ce sens, ils ne peuventsuffire à déterminer une politique. Il existe des problèmes moraux nouveaux quipeuvent surgir (dans le domaine de la biologie ou de l’écologie par exemple).Là, des citoyens, de conceptions religieuses ou philosophiques différentes,peuvent se mettre d’accord sur de nouvelles normes, dans l’éthique de ladiscussion. Cet accord est forcément rationnel car fruit d’une discussionrationnelle, accord réalisé à partir des divergences éthiques. Ce ne sont pasdes normes fondées sur une raison déjà là mais des normes issues concrètementde la confrontation rationnelle des points de vue. Je ne peux développer plusamplement ce point de vue car il faudrait écrire un livre à ce sujet.
Toutefois,il y a des objections que vous auriez pu me faire et que vous ne m’avez pasfaites. En toute générosité, si vous le voulez bien, je le fais pourvous :
« Vous niez être dans la posturedénigrée par Hegel, celle de la « belle âme ». Mais en êtes-vous sisûr, vous qui me renvoyez à mon impensé ? Quel est le vôtre ?Interrogez-vous sérieusement ! Vous vous posez come Sujet, libre etresponsable, sûr de lui dans sa conscience philosophique et quelque peu donneurde leçons même vis-à-vis de ceux qui militent concrètement pour la défense destravailleurs. C’est trop facile ! Hegel avait raison de dire que laphilosophie, comme l’oiseau de Minerve, vient toujours trop tard, après que laréalité historique se soit développée. Cette position du sujet philosophant aété aussi critiquée par Marx dans L’idéologieallemande. De surcroît, si vous avez unimpensé de nature sociale, celle du petit-bourgeois, vous semblez ignorez aussivotre impensé de nature psychologique. N’avez-vous pas vous-même uninconscient ? Votre posture théorique n’est-elle pas la manifestation d’onne sait quelle frustration de nature psychique ? Après Nietzsche, Marx,Freud, Foucault, Bourdieu, Lacan et bien d’autres, comment pouvez-vousmaintenir une telle attitude ? Quant à votre moralisme qui s’oppose à l’inhumainou à la perversion, lisez l’article de Lacan sur Kant et Sade ou encore son séminaire consacré à L’éthiquede la psychanalyse. Interrogez-vous surles raisons profondes de votre opposition à LKP et de votre aversion pour lemouvement nationaliste guadeloupéen. Je vous renvoie à votre impensé, cher collègue et arrêtez d’emmerder le mondeavec vos interventions intempestives et prétentieuses qui se veulent unecontribution au débat »
Jecrois sincèrement, cher collègue, que vous avez marqué un point. Je suistotalement désorienté face à la vigueur et à la pertinence d’une tellecritique. Vous m’avez subitement rendu muet et démoralisé.
-« Arrêtez de prendre les gens pourdes imbéciles, me diriez-vous. Si vous formulez à vous-même de telles critiques,c’est que vous avez déjà la réponse. »
C’estvrai, je vous le concède, pardonnez ma malhonnêteté. En attendant donc,j’attends qu’on me fasse des critiques aussi pertinentes mais qui ne sont pasles miennes, (celles que j’adresse constamment à moi-même), critiques qui mesurprendraient et me ferait avancer en lieu et place de celles qui falsifientma pensée.
Pourconclure, cher Monsieur Marsault et néanmoins collègue, je vais suivre votreconseil et m’accorder une longue période de silence en espérant que d’autrespoursuivront le débat. Considérez simplement ce texte que je vous adresse comme« un son de cloche provisoire et fêlé ».
Jacky Dahomay