Outre leur propension à s'accrocher au pouvoir, les dirigeants des pays des révolutions arabes ont un autre point commun. En Egypte, au Yémen comme en Libye, ils invitent leurs détracteurs à renoncer à la contestation via des textos envoyés sur les téléphones portables. En plus d'enjoindre les manifestants à rester chez eux, ces SMS colportent des informations contradictoires.
William Bauer, professeur d'anglais à Benghazi (Libye) et aujourd'hui rentré en Grande-Bretagne, raconte :
« Le lundi 21 février, l'opérateur Al-Madar a envoyé un texto affirmant que rien ne se passait en Libye, et que les manifestants étaient drogués. Des propos qui sont d'ailleurs antinomiques ! »
Le pouvoir libyen se sert également de la téléphonie pour rebooster une popularité très altérée. L'opérateur Libyana, appartenant au gouvernement, a ainsi distribué gratuitement du crédit à ses clients :
« On disait que Libyana soutenait les manifestants en leur permettant de communiquer plus facilement. Moi, j'ai reçu dix dinars [près de six euros, ndlr] par exemple. Certains ont eu jusqu'à 100 dinars [près de 60 euros]. »
Enfin, la téléphonie est également utilisée pour brouiller les pistes de l'opposition. Dans son édition du 1er mars, Le Monde écrit (abonnés) à propos du Yémen :
« Les journaux proches du gouvernement abreuvent les téléphones portables de messages qui démentent le pacte qu'auraient scellé les grandes tribus contre le régime. »
Des opérateurs téléphoniques très proches de l'Etat
Tourya Guaaybess, chercheuse associée au laboratoire communication et politique du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), remarque que cette stratégie, nouvelle dans le monde arabe, a déjà fait ses preuves ailleurs :
« Le SMS a été utilisé comme un outil politique majeur par Barack Obama en 2008. C'est ce qui lui a permis d'alimenter financièrement sa campagne électorale.
Le mobile est un outil répandu dans la société, les gouvernements souhaitent l'investir pour communiquer. »
Régimes autoritaires compris, aujourd'hui. Avec une différence de taille : la marge de manœuvre de leurs opérateurs téléphoniques est très limitée, si ce n'est nulle. La chercheuse insiste :
« Les opérateurs téléphoniques sont souvent proches de l'Etat, ou alors ils lui appartiennent carrément. »
Les menaces de « gens en armes »
L'Egypte a été précurseur. Le 2 février, Vodafone, Mobinil et Etisalat ont été forcés par l'armée, alors encore solidaire de l'ex-président Hosni Moubarak, de diffuser des messages explicites. L'un d'entre eux prévenait :
« Une grande manifestation commencera ce mercredi midi à la place Mustapha Mahmoud, en soutien au président Moubarak. »
Face à l'injonction de pouvoirs encore en place, les opérateurs, privés cette fois, n'ont, selon eux, eu d'autres choix que d'obéir aux ordres. Jean-Bernard Orsoni, porte-parole d'Orange, qui détient 75% de Mobinil, clame :
« Des gens en armes se sont rendus dans les locaux de Mobinil et ont menacé l'équipe : le directeur général, la direction technique étaient directement visés. »
« Les maisons mères ont fermé les yeux »
Même discours chez Vodafone, bien que moins alarmiste. Simon Gordon, porte-parole de la compagnie britannique, précise :
« Selon le contrat passé avec le gouvernement égyptien, les autorités peuvent demander aux opérateurs d'envoyer des messages à la population. C'est un droit dont elles se sont servi durant les manifestations.
Ces messages n'ont pas été rédigés par les compagnies téléphoniques et nous n'avions pas le moyen de contester leur contenu. »
Selon Simon Gordon, Vodafone a pesé le pour et le contre : si les messages n'avaient pas été diffusés, les autorités égyptiennes auraient sans doute coupé le réseau, ce qui aurait été beaucoup plus lourd de conséquences pour les clients.
Seule concession accordée par l'Egypte de Moubarak : l'armée, émettrice des messages, a accepté de les signer, ce qui n'était pas le cas au début de la révolte.
Tourya Guaaybess se montre sceptique :
« Les maisons mères, situées en Occident, sont intervenues par la suite pour protester contre ces SMS et contre le blocage des lignes, mais elles n'ont pas protesté sur-le-champ, elles ont tout de même fermé les yeux
Des textos surréalistes… à l'impact limité
En Egypte, comme en Libye, les textos pro-gouvernement n'ont pas fait sensation. Hussein Hanif, directeur d'une boîte de production au Caire, rigole lorsqu'on évoque leur envoi :
« Franchement, je les ai pris à la légère, vu les circonstances dans lesquelles ils ont été envoyés : il y avait à ce moment-là des ministères en feu, des prisonniers évadés
Ce qui a bien plus marqué les esprits, c'est la décision du gouvernement de couper toute communication téléphonique. Ça a clairement joué en sa défaveur. »
William Bauer assure aussi qu'en Libye, ces messages « n'ont eu aucun succès ».
Alexandre Coutant, chercheur associé à l'Institut des sciences sociales de la communication (ISCC) du CNRS, est lui aussi réservé quant à l'efficacité de ces SMS :
« Les régimes cherchent à atteindre le plus grand nombre de personnes le plus rapidement possible, mais l'impact est limité.
En Egypte, les groupes Facebook n'ont pour certains réuni que 200 membres anti-Moubarak. Les gens se sont ensuite transmis les informations sur les lieux de rassemblements de vive voix. Les régimes auraient mieux fait d'investir davantage dans la communication hors ligne ! »
Les pouvoirs concernés semblent avoir oublié de prendre en compte un élément crucial : contrairement à la télévision ou à la radio, le téléphone portable est un média qui ne fonctionne pas en sens unique. Les protestataires peuvent organiser leur défense grâce à cette même arme, et ne s'en privent pas.
SOURCE : Rue89