John Gottman commence son ascension vers la gloire en 1998, avec un article publié dans le Journal of Marriage and the Family. Quelques années auparavant, accompagné de ses collègues de l'Université de Washington, il avait filmé plusieurs jeunes mariés en pleine conversation houleuse, à raison de quinze minutes par couple. Leur comportement avait été passé au crible : est-ce qu'ils se critiquaient ? Etaient-ils sur la défensive? L'un des conjoints affichait-il une moue méprisante? Entre trois et six ans plus tard, l'équipe de chercheurs prend des nouvelles de ces couples; elle confronte ces informations aux notes prises pendant les enregistrements initiaux. C'est alors qu'elle découvre qu'elle est en mesure de prévoir les divorces ; et ce avec un taux d'exactitude de 83%. UN LABORATOIRE DE L'AMOUR Les journalistes ont tôt fait de trouver un surnom au laboratoire de recherche de Gottman: le «love lab» (laboratoire de l'amour). Le chercheur affine peu à peu ses dons de prévisionniste: dans un autre article, il assure pouvoir prévoir les divorces dans 91% des cas, et ce en analysant cinq minutes d'enregistrement seulement. Les dix années suivantes, Gottman - sa calvitie, son long visage encadré d'une barbe grise et coiffé d'une discrète kippa - est partout : dans l'émission 20/20, dans le Today Show, dans les colonnes du New York Magazine, de l'Atlantic, et de plusieurs centaines d'autres publications du pays. Dans Blink, l'énorme best-seller de Malcolm Gladwell, un chapitre lui est presque entièrement consacré. En 2007, on a demandé à une série de psychothérapeutes de nommer les dix personnes ayant le plus influencé leur profession au cours des vingt-cinq dernières années. Sur la liste, Gottman était l'un des quatre à être toujours en vie. « Si l'on en croit les spécialistes, c'est à ses travaux que nous devons la majorité de ce que nous savons sur le mariage et le divorce », précise l'article accompagnant la liste des dix. La réputation de Gottman n'a cessé de croître, et, au fil du temps, je me suis souvent dit que s'ils avaient le courage nécessaire, tous les couples mariés (ou sur le point de le devenir) iraient faire un tour au « love lab ». Imaginez : on s'assiérait l'un en face de l'autre, une caméra braquée sur nous, des capteurs de pouls au bout des doigts ; on discuterait d'un problème pendant un quart d'heure, et puis on s'en irait, porteurs de l'horrible (ou de l'heureuse) vérité. Nous saurions si nous pouvons nous marier, ou si - quelle que soit l'intensité de notre bonheur présent - il vaut mieux en finir au plus vite pour notre propre bien (et celui de nos futurs enfants!). J'imaginais voir naître une série de « love labs » un peu partout en Amérique, scannant le potentiel amoureux des couples comme autant de d'appareils de mammographie à la recherche d'un cancer du sein. PAS SI FIABLES CES RESULTATS Puis, en faisant des recherches pour mon livre "The Husbands and Wives Club", je me suis penchée sur les recherches de Gottman. Et j'ai découvert qu'il existait une bonne raison (en plus du romantisme fleur bleue) d'y songer à deux fois avant de s'en remettre à ce genre d'expérience pour tenter de prévoir l'issue de son mariage. Les prévisions de Gottman ne sont pas ce que la plupart d'entre nous entendent par « prévision ». De plus, le chercheur choisit de présenter ses résultats de telle manière qu'ils apparaissent nettement plus fiables qu'ils ne le sont en réalité. C'est indéniable : Gottman a beaucoup apporté à l'étude du mariage. Avant lui, les sociologues s'intéressaient principalement au choix du partenaire : les caractéristiques de la personnalité des conjoints, leurs origines ; quels couples s'en sortent, et lesquels se séparent. Mais ce système commençait à montrer ses limites. Pour citer une phrase célèbre de Nathan Ackerman, grand thérapeute de la famille, « rien n'empêche deux névrosés d'être heureux en ménage ». Pour Gottman, l'important, c'était la relation ; pour le prouver, il lui fallait plonger dans le flot (parfois boueux) des rapports de couple ; il s'attela alors à cette tâche sans réserve. Dans les années 1970, le fait de filmer des couples en plein conflit était tout simplement révolutionnaire ; seule une poignée de chercheurs s'y essayaient. Ces derniers n'avaient plus à demander aux conjoints pourquoi ils se disputaient, ou comment ils mettaient un terme à leurs différents : ils pouvaient les écouter, les observer en pleine action. Pendant ses études au MIT, Gottman avait choisi de se spécialiser en mathématiques, avant d'opter pour la psychologie. Fort de ce bagage scientifique, il élabora un système de codage qui permettait de résumer ce qui était dit, mais aussi de retranscrire les messages émotionnels adressés l'un à l'autre par les époux (qui se traduisent par d'infimes changements dans la façon de parler, dans le ton de la voix ou dans le langage corporel). RECONNAISSANCE FACIALE Le code de Gottman s'appuyait sur un système de reconnaissance faciale : lorsque l'on est « faussement timide, espiègle, que l'on cherche à séduire », par exemple, les commissures des lèvres sont souvent tombantes - « on a l'impression que la personne s'efforce de ne pas sourire », écrit-il. A l'inverse, «plusieurs types de 'sourires' relèvent les commissures de nos lèvres, mais ils trahissent souvent des affects négatifs ». L'extrême précision de l'analyse permit à Gottman de conceptualiser la « réciprocité d'affect négatif » (negative affect reciprocity), et ce parce qu'il était en mesure d'étudier, image après image, l'ensemble des cercles vicieux émotionnels caractéristiques des querelles de ménage. Mais Gottman ne serait jamais devenu une célébrité sans ses dons inépuisables en matière de prévision des taux de divorces. « La dissection de mariage n'a plus de secrets pour lui. Au restaurant, s'il écoute discrètement les couples des tables alentours, il sait d'emblée lesquels feraient mieux de songer à engager des avocats et à se partager la garde des enfants », s'enthousiasme ainsi Malcolm Gladwell dans Brink. Mais qu'entend-t-on réellement par « prévoir un divorce » ? Dans l'étude de 1998, qui concernait 57 couples de jeunes mariés, j'imaginais que Gottman avait commencé par les répartir en groupes distincts (« vont divorcer », « vont être heureux », « vont être malheureux mais resteront mariés ») selon différentes variables de conflit (mépris, peu d'affects positifs, rythme cardiaque élevé du sujet masculin) faisant la part entre les mariages destinés à demeurer stables et ceux voués à l'échec. Qu'il avait pris des nouvelles des couples, six ans plus tard, pour évaluer la justesse de ses prévisions. Mais il n'a pas du tout procédé de la sorte. Six ans après l'expérience, il s'est d'abord renseigné sur la situation familiale des couples, a entré ces informations dans l'ordinateur, tout en y ajoutant les schémas de communication établis à partir des vidéos. Puis il a demandé à son ordinateur : « élabore une équation qui maximise la capacité des variables suivantes à faire la distinction entre les divorcés, les épanouis et les frustrés ». UNE FORMULE ELABOREE APRES COUP Résultat ? Gottman n'a nullement prédit le futur ; il s'est contenté d'élaborer une formule après coup, quand la situation familiale des couples était déjà connue. Cette méthode n'est pas inutile en soi - bien au contraire : sur le plan prévisionnel, elle constitue une première étape d'importance. Mais la méthode scientifique requiert une seconde étape, tout aussi indispensable : une fois l'équation élaborée, il faut la tester sur un nouvel échantillon de personnes pour savoir si elle fonctionne. Cette vérification était ici particulièrement indispensable : en effet, plus les données initiales sont minces (57 couples), plus les schémas relationnels pouvant paraître importants peuvent être le fait du hasard. Dans chacun des articles de Gottman, ses soi-disant prévisions se basent sur une nouvelle équation élaborée après coup, et ce à l'aide d'un modèle informatique. Le problème, c'est que tant qu'il emploiera cette méthode (quel que soit le nombre d'équations générées, aussi similaires soient-elles), il nous sera impossible d'évaluer ses dons de prévisionniste. En statistique, il est impossible de se faire une idée de la justesse d'une prévision sans connaître la prévalence de l'événement ou de la maladie étudiée dans la population. Dans la profession, on appelle ça la « négligence de la taille de l'échantillon » (base-rate neglect). GARDIEN D'IMMEUBLE OU PHYSICIEN ? Imaginez qu'on vous présente un homme appelé John. John est cultivé, fume la pipe, et porte des vestes en tweed avec pièces de cuir aux coudes. Imaginez maintenant que l'on vous demande de deviner sa profession : gardien d'immeuble, ou spécialiste de la physique des particules ? « Physicien », répondrez-vous. Et vous aurez sans doute tort - tout simplement parce qu'il existe incroyablement plus de gardiens d'immeubles que de spécialistes de la physique des particules. Vous avez plus de chances de croiser un gardien cultivé, fumeur de pipe et amateur de tweed qu'un physicien du même profil. Gottman parle du « taux d'exactitude » de ses équations ; or généralement, les scientifiques n'emploient pas ce genre d'expressions. Ils rendent compte des taux de « faux-positifs » et de « faux-négatifs », puis confrontent leurs résultats à la prévalence pour juger de l'efficacité du test ou de la méthode en question. Or voilà ce qu'on obtient lorsqu'on applique la fréquence de base des divorces au groupe de données de Gottman de 1998 (allergiques aux maths, gare à vous : calcul en approche !) : chez les couples mariés depuis trois à six ans (ce qui était le cas des couples de Gottman), la prévalence des divorces est de 16%. Autrement dit, sur 1000 couples américains, après six ans de vie commune, 160 divorceraient et 840 resteraient ensemble. Disons que les taux de faux-positifs et de faux-négatifs de l'équation de Gottman sont tous deux de 20% (ce qui n'est qu'une supposition, car, rappelons-le, Gottman ne donne jamais ces chiffres ; je me base sur ses 80% d' « exactitude »). Les faux-positifs sont les couples que l'équation considère comme divorcés, mais qui ne le sont pas ; avec un taux de faux-positifs de 20%, Gottman mettrait donc 168 couples toujours mariés dans la catégorie des divorcés (840 x 0,20). Les faux-négatifs sont les couples qui ont divorcés, mais que l'équation place à tort dans la catégorie des « toujours mariés » ; avec un taux de 20%, Gottman inscriraient donc 32 couples divorcés dans la mauvaise colonne (160 x 0,20). En tout, Gottman prévoirait donc 296 divorces - 168 + (160-32), mais seuls 128 couples seraient réellement séparés ; ainsi, il aurait raison dans 43% - soit moins de la moitié - des cas. C'est tout de suite moins impressionnant. "IL PRETEND POUVOIR PREVOIR L'EVOLUTION DU TITRE DE CHAQUE SOCIETE" Richard Heyman, chercheur en psychologie à l'Université d'Etat de New York, est l'auteur d'une critique du système Gottman. Interrogé par téléphone, il explique en quoi le fait de vouloir prévoir le destin d'un couple est incroyablement difficile. Il choisit pour ce faire d'employer une analogie boursière : « Ce n'est pas comme si Gottman se contentait d'utiliser ses variables pour tenter de prévoir l'évolution de l'indice S&P 500, dit-il. C'est bien pire : il prétend pouvoir prévoir l'évolution du titre de chaque société, et ce avec un taux d'exactitude de 90% ! » Il est certes tentant de penser qu'un petit nombre de détails subtils - à savoir, notre façon de communiquer lors d'une dispute - peuvent « en dire plus long que l'ensemble des facteurs permettant d'expliquer la réussite ou l'échec d'un mariage ». De cette manière, on sait sur quoi concentrer ses efforts. On se dit : « cet aspect de notre mariage fonctionne, alors tout ira bien ». (Et inversement : « Je ne suis vraiment pas doué sur ce plan, alors notre couple n'en a plus pour longtemps. » Par ailleurs, les prévisions s'appuient sur détails dont les couples n'ont souvent pas conscience, ce qui peut anéantir tout espoir - ou tentatives - d'amélioration). Il est parfois possible de réaliser des prévisions d'importance en n'ayant accès qu'à peu d'informations. On a par exemple prouvé que les notes obtenues au baccalauréat et au lycée permettaient de prévoir la réussite ou l'échec universitaire avec beaucoup plus de justesse que d'autres analyses se basant sur des facteurs plus subtils (comme les lettres de recommandation des professeurs). Malheureusement pour les spécialistes des relations de couple, rien ne permet à ce jour de déterminer le destin d'un mariage avec autant de facilité... Laurie Abraham in Slate.fr