Le.10 mai 2015, jour de la commémoration de l’abolition de l’esclavage, François Hollande inaugurera le Mémorial ACTe, à Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe. Trois chefs d’Etat africains seront présents : le Sénégalais Macky Sall ; le Malien Ibrahim Boubacar Keïta ; et le Béninois Thomas Boni Yayi. Le président d’Haïti, Michel Martelly, ainsi qu’une quinzaine de ministres caribéens seront à leurs côtés. Un espace conçu pour être le centre le plus important au monde consacré au souvenir de la traite négrière et de l’esclavage, qui ouvrira ses portes le 7 juillet.
1. Un édifice situé sur un emplacement symbolique et stratégique
Le Mémorial ACTe a été édifié au bord de l’eau, dans le sud de Pointe-à-Pitre, sur le site de l’ancienne usine sucrière Darboussier, où l’on pratiquait encore le travail forcé au XIXe siècle. Pensé comme un « phare » rayonnant sur la Guadeloupe et les Caraïbes, ce bâtiment long de 240 mètres est la première chose que l’on voit lorsque l’on pénètre en bateau dans la baie de Pointe-à-Pitre. Un emplacement stratégique, donc, où les concepteurs du Mémorial ACTe espèrent attirer trois cent mille visiteurs par an, dont de nombreux croisiéristes qui feront escale en Guadeloupe.
Pour autant, sa construction n’a pas été évidente. Le Mémorial ACTe est situé dans une zone sismique, dans une partie de l’île particulièrement exposée aux vents violents et aux cyclones. L’édifice est composé de deux bâtiments formant un gigantesque serpent tapissé de granit noir, troué par une arche monumentale, surmonté d’un lacis en aluminium anodisé. Ses façades sont recouvertes d’éclats de quartz noirs, dont la constellation représente les millions d’âmes victimes de la traite négrière et de l’esclavage.
Les architectes se sont également appuyés sur l’histoire et la topographie du lieu, multipliant les défis techniques audacieux. Une longue passerelle relie le second étage du Mémorial ACTe au Morne Mémoire, situé sur la colline voisine, enjambant au passage le parvis ainsi que la route. Construit avec des matériaux légers, ce pont permet de rejoindre un vaste jardin qui offre un panorama sur la baie et sur la ville. Voulu comme un lieu de recueillement, il renvoie au jardin de l’esclave, seul espace de liberté qui lui était accordé certains dimanches.
2. L’histoire de la traite et de l’esclavage est abordée dans sa globalité
L’exposition permanente du Mémorial ACTe aurait pu se concentrer sur l’histoire qui intéresse en premier lieu les Guadeloupéens et les Caribéens : celle de l’esclavage et de la traite négrière transatlantique. Il n’en est rien. L’histoire de l’esclavage y est abordée dans sa globalité, de l’Antiquité à nos jours. De même, l’exposition ne se contente pas d’étudier les mécanismes de la traite négrière. Elle met l’accent sur l’histoire des esclaves en proposant de suivre leurs itinéraires.
Les visiteurs passent par les cales virtuelles d’un bateau. Ils en ressortent éblouis par un torrent de lumière, à la manière des esclaves africains débarquant sur les plages des Caraïbes. Il aurait été réducteur d’exclure de son champ d’étude le rôle de l’Afrique dans l’histoire de la traite transatlantique. L’exposition évoque le rôle des marchands négriers africains, sans qui les Européens n’auraient rien pu faire. S’inscrivant dans la continuité de l’historiographie des dix dernières années, le Mémorial ACTe propose de sortir des logiques victimaires, en ne cherchant pas établir de hiérarchie entre les différentes sociétés esclavagistes.
Certains partis pris sont toutefois évidents, mais somme toute logiques. L’exposition ne s’attarde pas trop sur l’histoire des abolitionnismes, récit républicain dominant au XXe siècle. Le Mémorial rend hommage aux héros de la résistance à l’esclavage, au marronnage et aux différentes formes d’insoumission.
3. Un centre d’expression culturelle et artistique
L’art contemporain occupe une place centrale au sein du Mémorial ACTe. De nombreuses œuvres d’art ont ainsi été intégrées dans le parcours de l’exposition permanente. Des blocs de bois peints de toutes les couleurs, disposés en triptyque, que l’artiste guadeloupéen Thierry Alet a intitulés La Voleuse d’enfant, font face à des pendentifs Tumbaga, alliage d’or et d’argent, témoignage de la présence évidente des cultures amérindiennes avant l’arrivée de Christophe Colomb.
Les œuvres du Camerounais Pascale Marthine Tayou, de l’Américaine Kara Walker et du Guadeloupéen Shuck One invitent le visiteur à s’interroger sur les origines de l’esclavage, sur ses rituels, sur les rôles de maître et d’esclave, sur l’héritage laissé par les résistants, mais aussi sur la brutalité des peuples.
Le Mémorial ACTe accueillera également à partir de juillet le premier festival caribéen de l’image : quelque cinq cents photographies y seront exposées, quatre-vingts courts-métrages et clips projetés. Une grande salle de spectacle permettra également d’accueillir des créations (danse, théâtre, musique).
4. L’émotion prend le dessus sur l’histoire
Pour attirer le grand public, le conseil scientifique et culturel a fait le pari de l’émotion. Le souvenir douloureux de la traite négrière et de l’esclavage est davantage raconté et mis en scène qu’expliqué. Le visiteur est invité à interagir avec de grands écrans : des acteurs incarnant des personnages historiques tels Jean Garrido, Francis Le Wolof ou Louis Le Marron racontent leur itinéraire.
De multiples expériences sensorielles sont également proposées – on entendra notamment le son du canon, rappelant les batailles navales. En revanche, un effort minimal a été entrepris pour expliquer, problématiser, mettre en perspective et comparer les histoires des esclavages. Les panneaux explicatifs et pédagogiques sont rares. La frise chronologique enfermée dans un cylindre de une tonne est davantage censée donner une impression de vertige face à l’intemporalité du phénomène que faire comprendre son évolution.
Pour approfondir, mesurer et peser les mécanismes et les résistances à l’œuvre dans les différentes sociétés esclavagistes, le visiteur devra se reporter aux livres d’histoire disponibles à la médiathèque du Mémorial ACTe. Les descendants d’esclaves de la Guadeloupe pourront surtout faire des recherches sur leurs ancêtres grâce à une gigantesque base de données centralisant une quantité d’arbres généalogiques de l’île.
5. Un monument qui suscite des critiques
Si le chantier n'est pas tout à fait fini, – notamment l'accrochage dans certaines salles d'exposition –, les invités ne pourront qu'admirer ce monument, résultat de l'immense investissement des différents acteurs politiques, scientifiques et culturels. Placée sous le signe de la réconciliation des Guadeloupéens, cette inauguration sera l'occasion de « commémorer la mémoire des héros de la résistance à l'esclavage ». Une célébration qui ne va pourtant pas de soi pour tous.
Dans cette île en grande difficulté économique et sociale, ce projet pharaonique, d'un coût total de 83 millions d'euros, suscite des attentes, des frustrations et des interrogations. Mélina Seymour, fondatrice du parti Ambition Guadeloupe, juge ce coût exorbitant. « Cette somme aurait dû être investie pour créer des emplois, notamment pour les jeunes Guadeloupéens, dont plus de la moitié sont frappés par le chômage », avance-t-elle. Rien ne garantit, selon Mélina Seymour, que le Mémorial ACTe réussisse à attirer des touristes métropolitains et américains, et à relancer l'offre touristique. Si la fréquentation de l'île se redresse depuis 2010, le secteur touristique ne représente que quatre à cinq points des produits intérieurs bruts de la Guadeloupe et de la Martinique, contre 20 à 50 % pour les archipels anglophones voisins.
Victorin Lurel, président du conseil régional et grand artisan du projet, reconnaît une part de risque, mais l'assume. Selon lui, le Mémorial ACTe est appelé à devenir « l'âme de la Guadeloupe », un instrument de réconciliation sociale. Son appropriation par les Guadeloupéens qui ne disposent pas d'espace de création de cette envergure devra permettre d'attirer le plus grand nombre.