Le leader du LKP vu par Le Monde

Elie DOMOTA, le rouge et le noir

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Depuis un mois, le meneur du collectif LKP conduit la révolution tranquille de la Guadeloupe. Il sourit, avec son calme habituel, dont il ne se départit qu'à dessein : "Le peuple, dit-il, n'a pas besoin de guide, de sauveur suprême." Il porte souvent un tee-shirt rouge avec uneinscription : "Sé neg ki libéré neg."  in Le Monde - 12 février 2009 

 

 

"Neg", il ne l'est pas tant que cela. Dans une île où il n'y a pasmoins de douze mots, et sans doute davantage, pour désigner les nuances de peaudu noir au blanc, ou l'inverse, la couleur est une touche sensible. Il a tenduson avant-bras gauche et passé dessus sa main droite : "Vous voyez bienma couleur de peau." On ne voyait rien du tout. On ne voyait pas cequ'il fallait comprendre. Le déclic est venu plus tard, quand quelqu'un a dit :"Ici quand un enfant naît clair de peau, on dit qu'il est biensorti." Domota est un "chabin", terme créoleaffectueux pour un afro-caribéen de carnation claire, qui voudrait que toutesles peaux soient "couleur humaine". Sans discriminationd'aucune sorte.

Quandles négociations ont été rompues, une première fois, et que le préfet a quittéla table parce qu'il s'était fait invectiver - par un élu -, les Blancs l'ontsuivi. Toute l'administration. Il n'est resté qu'un Noir à la table, Martial Arconte,le directeur délégué du travail de Guadeloupe, qui a refusé de se lever. "C'estdur, hein, Arconte !", a lancé Domota. Tout le monde a rigolé etArconte aussi. En bon syndicaliste, ferme sans dogmatisme, le secrétairegénéral de l'UGTG, syndicat majoritaire dans l'île, sait à la perfection mettrela pression et la relâcher. Et au besoin faire une démonstration de force - luiqui ne se déplace plus sans garde du corps. "Il n'y en a pas beaucoupcomme lui. C'est le meilleur syndicaliste de la Guadeloupe. Il sait quandpousser son avantage et sortir d'un conflit", juge Bernard Carbon,consultant et expert en relations sociales.

Ce quifait de Domota, 42 ans, un politique abouti est ailleurs. Il possède lamaîtrise du temps et le sens des symboles. Les patrons, qui ne l'aiment pas,disent qu'il est "juste bon en com". Croit-on que la date du20 janvier, jour de l'investiture de Barack Obama,ait été choisie au hasard pour lancer le mouvement social ? Ou que la premièreréunion officielle avec le ministre Yves Jégo ait eu lieu aupetit bonheur le 4 février ? Ce jour-là, en 1794, la Convention abolitl'esclavage dans les colonies. Moins d'un an auparavant, une révolte violenteavait éclaté en Guadeloupe, seule île où le décret d'abolition sera appliqué,avant que Napoléon ne rétablisse l'esclavage.

Larévélation est venue en CE2. Napoléon, justement, pendant la campagne d'Italie."Comment pouvait-on nous présenter comme un héros quelqu'un qui avaitrétabli l'esclavage ?" Le rouge, signe de reconnaissance du LKP, n'estpas un banal rappel marxiste ou révolutionnaire. C'était la couleur desinsurgés de 1801, qui se battirent contre l'envoyé du premier consul. Les hérosde Domota sont à rechercher du côté de Delgrès, ToussaintLouverture, Solitude, Ignace, plutôt que de Lumumba ou de Luther King.Son histoire est antillaise.

Il est "biensorti", Domota, troisième d'une fratrie de six, avec une seule fille.La mère est femme de ménage, puis "dame de service", comme ondit, dans une cantine scolaire. Il passe son enfance à Bas-du-Bourg, unquartier très populaire de Basse-Terre. Il vient de tout en bas. "Unegrande partie de ce que je suis s'est déterminée là", dit-il. Le père,ouvrier charpentier donc, inconditionnel de FrançoisMitterrand, s'est toujours intéressé à la politique. Elie auraitpeut-être pu s'appeler François. L'un de ses plus vieux copains s'appelle bienPatrice, parce que son père a connu Lumumba, le héros de l'indépendancecongolaise. Patrice Tacita, avocat, poète, et pilier du LKP, explique : "Eliea une fibre militante qui remonte à très loin. Lui était aux Jeunessesouvrières chrétiennes et moi à l'Uneeg, une organisation patriotique etindépendantiste d'élèves et d'étudiants." Ils avaient 14 ans. "C'estquelqu'un qui a été confronté très tôt à l'injustice sociale. S'il recueilleune telle adhésion aujourd'hui c'est qu'il connaît parfaitement les gens, leurvie. Il connaît leur rythme, leur tambour intérieur."

Leur "Gwo-Ka".Ce tambour est bien plus qu'une musique. Domota a réussi l'un de ces petitsmiracles : allier l'art au mouvement social, mieux que jamais. L'un desprincipaux mouvements culturels de la Guadeloupe, Akyo, qui rassemble desmusiciens, des peintres, des intellectuels, est allié depuis longtemps àl'UGTG. Mais il est aujourd'hui aux premières loges du collectif. Pendant lesheures interminables de négociation, au dehors, le tambour a joué, sans jamaiss'arrêter, pour donner de la force.

Malgréses études en France, Elie Domotane s'est jamais sérieusement posé la question d'y rester. Pour l'aller, ce futau hasard : Vannes, Limoges, ou Grenoble ? "Il me semblait qu'ilfaisait très froid à Grenoble et qu'il pleuvait beaucoup à Vannes. Finalement,à Limoges, il a plu tous les jours." Il accumule les diplômes, un DUTde gestion, une maîtrise d'administration économique et sociale et un troisièmecycle d'urbanisme, joue beaucoup au foot et s'amuse. Mais à l'heure de rentrer,pas d'hésitation. "Je crois que j'ai fait le bon choix au bon moment.C'était un besoin impérieux de revenir ici." Maintenant, il est le bonhomme à la bonne place, l'incarnation d'une génération de quadras qui explose.

De 1958aux années 1970, pas mal d'intellectuels sont rentrés au pays, imprégnés de marxisme.Ils ont tenté des expériences, plus ou moins heureuses. "Leur réussite,c'est d'avoir planté des graines dans la conscience de leurs enfants. Nousappartenons à cette génération", explique l'avocat Patrice Tacita." Tambours nous-mêmes devenus, cette nuit nous partirons", ditl'un de ses vers. "En France, on parle toujours d'intégration pournous. C'est curieux, non ? On ne devrait pas plutôt parler d'insertion ?",ironise Domota, sans agressivité. Chez nous, c'est différent. Ici, onest la majorité visible." Mais aussi celle à qui le pouvoir économiqueéchappe, ulcérée que le même modèle se reproduise depuis des siècles.

ElieDomota est directeur adjoint de l'ANPE. Il a été recruté dans l'agence où ilétait inscrit, après en avoir été radié. Ce garçon-là ne fait rien comme toutle monde. Et pourtant, c'est en lui que la majorité se reconnaît.

Béatrice Gurrey