AFRIQUE DU SUD - JEAN BERTRAND ARISTIDE : "... JE SUIS PRÊT A RENTRER TOUT DE SUITE EN HAÏTI ! "

Aristide dénonce son kidnapping et l'occupation néo-coloniale d'Haïti.

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Il y a deux semaines, Nicolas Rosier, journaliste et cinéaste vivant à New-York, a  interviewé Jean-Bertrand Aristide sur les collines de Johannesburg. Il s'est entretenu avec l'ancien président sur sa vie en exil forcé, de la situation politique actuelle d’Haïti, et de son éventuel retour en Haïti. Ceci est un extrait de l'entrevue.



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Nicolas Rossier (NR) : Monsieur le Président Aristide, je vous remercie de m'avoir invité aujourd'hui. Ma première question porte sur le tremblement de terre qui a eu lieu en Haïti en Janvier 2010. Pouvez-vous me dire comment et quand vous avez été mis au courant de la tragédie?


Jean-Bertrand Aristide (JBA) : C'était le matin ici. J'étais à l'Université de Witwatersrand ici à Johannesburg, je travaillais dans le laboratoire de la Faculté de Médecine de Linguistique et de Neuroanatomie. J'ai réalisé que c'était un désastre en Haïti. Ce n'était pas facile à croire ce que je regardais. Nous avons perdu environ 300.000 personnes, et en termes de bâtiments, ils ont dit qu'environ 39% des bâtiments de Port-au-Prince ont été détruits, y compris cinquante hôpitaux et environ 1.350 écoles.


Jusqu'à aujourd'hui, ils ont seulement enlevé environ 2% de ces 25 millions de mètres cubes de gravats et de débris. Donc, ce fût un véritable désastre. Nous ne pouvions pas imaginer que Haïti, déjà confrontée à tant de problèmes, ferait désormais face à un tel désastre. Malheureusement c'est la réalité. J'étais prêt à retourner pour aider mon peuple, tout comme je suis prêt à partir tout de suite si on me permet d'être là-bas pour aider. Près de 1,8 millions de victimes sont sans-abri, vivant dans la rue. C'est donc une tragédie.


NR : Votre ancien collègue, l'actuel président René Préval, a été très critiqué après le tremblement de terre et même a brillé par son absence. Dans l'ensemble, il a été jugé pour n’avoir pas fait montre de suffisamment de leadership. Pensez-vous que c'est une critique juste? 


JBA : Je crois que le 12 Janvier 2010 a été une très mauvaise date et pour le gouvernement et pour le peuple haïtiens. Oui, c’était nécessaire que dans l'ensemble il y ait un leadership présent dans un moment de catastrophe comme celui-ci. Mais de critiquer quand vous n’êtes pas en train de faire mieux, c’est tout à fait cynique. La plupart de ceux qui ont critiqué lui ont envoyé des soldats pour protéger leurs propres intérêts géopolitiques, et non pas pour protéger le peuple. Ils ont saisi l'aéroport pour leurs propres intérêts, au lieu de protéger les victimes - donc pour moi, il devrait y avoir un certain équilibre.


NR : Un mot sur la récente épidémie de choléra?


JBA : En ce qui concerne cet incident de choléra, si oui ou non elle a été importée – comme on le suggère fortement –c’est critique. Tout d'abord, ceux qui ont organisé le coup d'Etat / kidnapping de 2004, ouvrant la voie à l'envahisseur maintenant accusé d’être la cause de la récente épidémie de choléra, doivent aussi partager le blâme. Deuxièmement, les causes profondes, et ce qui a facilité la propagation mortelle de la maladie, sont d'ordre structurel, enracinées dans l’appauvrissement historique d'Haïti, de la marginalisation et de l'exploitation économique. L'industrie du riz du pays, autrefois prospère - détruite par l'industrie américaine du riz subventionné dans les années 1980 - a été dans l'Artibonite, l'épicentre de l'épidémie de choléra. La quasi destruction de notre industrie du riz associée à l'élimination systématique et cruel des porcs haïtiens a rendu la région et le pays plus pauvres. Troisièmement, en 2003, notre gouvernement avait déjà payé les droits sur un prêt approuvé par la Banque interaméricaine de développement pour mettre à exécution un projet de désinfection de l'eau dans l'Artibonite. Comme vous pouvez vous rappeler, le prêt et quatre autres ont été bloqués dans le cadre d'une stratégie calculée par les soi-disant amis d'Haïti de façon à affaiblir notre gouvernement et justifier le coup d'Etat.


NR : Beaucoup d'observateurs en Haïti et ailleurs n’arrêtent pas de me demander la même question et qui est la suivante: que faites-vous ici et ce qui vous empêche de retourner dans votre propre pays? La constitution haïtienne ne permet pas l'exil politique. Vous n'avez pas été reconnu coupable de quoi que ce soit, alors qu’est-ce ce qui vous empêche de retourner? Vous êtes un citoyen haïtien et on devrait vous permettre de circuler librement.


JBA : Quand je vois les choses du point de vue sud-africain, je n’en trouve pas les véritables raisons. Mais si j'essaie de les comprendre du point de vue haïtien, je pense que je comprends mieux. Il faut comprendre qu'en Haïti, nous avons les mêmes personnes qui ont organisé l'invasion de 2004 après m’avoir kidnappé pour me placer en Afrique. Ils sont toujours là. Cela signifie qu'il y a une sorte d'occupation néo-coloniale de 8.900 soldats de l'ONU avec 4.400 policiers dépensant plus ou moins cinquante et un millions de dollars US par mois dans un pays où 70% de la population vit avec moins d’un dollar par jour.


En d'autres termes, c'est un paradis pour les occupants. Nous avons d'abord eu la colonisation d'Haïti et nous avons maintenant une sorte d'occupation néo-coloniale d'Haïti. À mon avis, ils ne veulent pas de mon retour parce qu'ils veulent toujours occuper Haïti.


NR : Alors, vous voyez l'élite en Haïti influençant essentiellement ceux qui sont actuellement au pouvoir et faisant pression sur eux pour vous empêcher de retourner? Il y a certainement, maintenant, à Washington une administration plus favorablement disposée. Continuent-ils d'envoyer à l'Afrique du Sud les mêmes messages vous concernant?


JBA : Non... (rires)


NR : J'ai entendu dire que vous avez essayé d'aller à Cuba pour une chirurgie oculaire d'urgence et vous n'avez pas été autorisé à vous y rendre. Est-ce vrai?


JBA : Permettez-moi de sourire ... (sourire) parce que quand vous y faites attention, vous souriez compte tenu de la contradiction observée. Ils prétendent qu'ils me craignent alors que je fais partie de la solution, si l’on se base sur ce que la majorité de la population en Haïti continue à dire. S'ils continuent à me demander mon retour en manifestant pacifiquement, cela signifie que le problème existe encore. Donc, si vous voulez résoudre le problème, ouvrez-moi la porte du retour.


Avant le coup d’Etat, j'appelais au dialogue de manière à ce qu’il y ait inclusion et non exclusion – pour qu’il y ait cohésion, et non pas une explosion de la structure sociale. L'opposition, avec ses supporters étrangers, a décidé d'opter pour un coup d'État et pour employer un proverbe hébreu, je dirais que le résultat est: מן הפח אל הפחת, voulant dire en anglais que «les choses sont allées de mal en pis». Donc, s’ils sont sages, ils devraient être les premiers à faire de leur mieux pour le retour, car le retour fait partie de la solution, il ne fait pas partie du problème.


NR : Vous avez dit que vous n'avez pas l'intention de vous impliquer dans la politique, mais plutôt de retourner en tant que citoyen. Est-ce cela votre vision?


JBA : Oui, et je l'ai dit parce que c'est ce que je faisais avant d'être élu en 1990. J'ai été enseignant et maintenant j'ai plus à offrir sur la base de mes recherches en linguistique et en neurolinguistique, ce qui est de la recherche sur la façon dont le cerveau traite le langage. J'ai fait une modeste contribution dans un pays où autrefois nous avions seulement 34 écoles secondaires lorsque j'ai été élu 1990, et avant le coup d'Etat de 2004, nous avons eu 138 écoles secondaires publiques. Malheureusement, le tremblement de terre a détruit la plupart d'entre elles.


Pourquoi ont-ils si peur? C'est irrationnel. Parfois, les gens qui veulent comprendre Haïti d'un point de vue politique peuvent manquer une partie du tableau. Ils doivent également se pencher sur Haïti à partir d'un point de vue psychologique. La plupart des gens de l'élite souffrent d'amnésie psychogène. Cela signifie que ce n'est pas de l'amnésie organique, résultant de dommages causés par une lésion cérébrale. C'est juste une question de psychologie. Donc, cette pathologie, cette crainte, ressort de la psychologie, et aussi longtemps que nous n'aurons pas ce dialogue national, où disparaîtrait la peur, ils peuvent continuer à manifester de la crainte là où il n'y a aucune raison d'avoir peur.


NR : Qu’est-ce qui devrait être fait pour que vous soyez en mesure de retourner en Haïti? Que comptez-vous faire pour que cela se produise? Cela fait déjà six ans. Il doit être très difficile pour vous de ne pas être en mesure de retourner avec votre famille. Vous devez avoir le mal du pays assez comme ça.


JBA : Il y a un proverbe swahili qui dit: « Mapenzi ni kikohozi, hayawezi kufichika» - ou « L’amour c’est comme la toux que vous ne pouvez pas cacher ». J'aime mon peuple et mon pays, et je ne peux pas le cacher, et à cause de cet amour, je suis prêt à partir tout de suite. Je ne peux pas le cacher. Ce qui m'empêche de partir, comme je l'ai dit plus tôt, et si je le considère du point de vue de l'Afrique du Sud, je ne le sais pas.


NR : Mais quand on pose la question aux responsables ici, ils disent qu'ils ne savent pas.


JBA : Bon (pause) Je suis reconnaissant à l'Afrique du Sud, et je serai toujours reconnaissant à l'Afrique du Sud et à l'Afrique notre continent, notre mère. Mais je pense que quelque chose pourrait être fait en plus de ce qui a été fait afin d'avancer plus vite dans le sens du retour, et c'est pourquoi, pour autant que je suis concerné, je dis, et continue de dire que je suis prêt. Je ne demande même pas d’aide logistique d’aucune sorte parce que des amis pourraient venir ici et m'aider à rejoindre mon pays en deux jours. J'ai donc fait tout ce que je pouvais. 


NR : Pensez-vous que le gouvernement haïtien laisse voir ses intentions au gouvernement sud-africain à l’effet qu’il n’est pas prêt? Par exemple, peut-être qu'ils ne veulent pas que vous retourniez, parce qu’ils sont préoccupés par des questions de sécurité vous concernant. Le gouvernement haïtien peut ne pas être en mesure d'assurer votre sécurité. Il y a certaines personnes qui, pour des raisons idéologiques, ne vous soutiennent pas et iraient même jusqu’à essayer de vous assassiner. Est-ce cela une partie du problème?


JBA : En latin, on dit: «Post hoc ergo propter hoc» ou «après cela, donc pour cette raison. C'est une erreur de logique. En 1994, quand je suis retourné au pays, ils avaient dit la même chose: s'il revient, le ciel nous tombera dessus. J'étais de retour au cours d'une période très difficile où j’ai inclus des membres de l'opposition dans mon gouvernement, faisant chemin à travers le dialogue pour que guérisse le pays. Mais malheureusement, nous n'avions pas un système de justice, qui pourrait rendre justice à toutes les victimes à la fois. Cependant lentement, à travers la Commission de vérité et de justice, nous étions en train de préparer le terrain pour qu’il y ait justice. Bon, je ne vais pas retourner en tant que chef d’Etat, mais en tant que citoyen. Si je n'ai pas peur de retourner dans mon pays, comment se pourrait-il que ceux qui voulaient me tuer, qui ont comploté pour le coup d'Etat en 2004, soient les premiers à se soucier de ma sécurité? C'est une erreur de logique. (Rires) Ils se cachent, ou essayent de se cacher derrière quelque chose qui est trop petit ... non, non, non, non.


NR : Ont-ils peur de votre influence politique - peur que vous puissiez influer dans le sens du changement?


JBA : Oui, et je vais encourager ceux qui veulent être logiques (rires), qu’ils n’aient pas à craindre le peuple, parce que quand ils disent qu'ils me craignent, en fait ce n'est pas moi. C’est le peuple, à savoir qu’ils craignent les votes du peuple. Ils craignent la voix du peuple et cette peur est psychologiquement liée à une sorte de pathologie sociale. C'est une société d'apartheid, malheureusement, parce que le racisme peut être derrière ces motivations.


Je peux avoir peur de vous, pas pour de bonnes raisons, mais parce que je vous hais et que je ne peux pas dire que je vous hais. Voyez-vous? Nous avons donc besoin d'une société fondée sur l'égalité. Nous sommes tous égaux, riches et pauvres et nous avons besoin d'une société où les gens jouissent de leurs droits. Mais une fois que vous parlez de cette façon, cela devient une bonne raison pour que vous soyez expulsé du pays ou bien que vous soyez kidnappé (rires). Mais il n’y a pas moyen d’en sortir sans ce dialogue et ce respect mutuel. C'est le moyen d’en sortir.


NR : À votre avis, qu’est-ce qui manque finalement pour que vous retourniez? Vous avez dit qu'il y avait encore une chose qu'ils pourraient faire pour votre retour. Pouvez-vous nous dire ce que c’est?


JBA : Ils ont juste besoin d'être raisonnables. La minute où ils décideront d'être raisonnables, le retour s'effectuera immédiatement.


NR : Et cela signifie-t-il un appel téléphonique au Département d'Etat américain? Le feu vert venant de quelqu’un? Techniquement, qu'est-ce que cela signifie?


JBA : Techniquement, je dirais que le gouvernement haïtien, en étant raisonnable, cesserait de violer la constitution et dirait clairement que les gens ont voté aussi bien pour le retour. La Constitution exige que nous respections le droit des citoyens, pour que nous n’acceptions pas l'exil. Ce serait la première étape.


Maintenant, si d'autres forces s'opposent à mon retour, elles devraient le manifester clairement et s'y opposer. Mais aussi longtemps que cela ne commence pas avec une décision du gouvernement haïtien, cela rends les choses plus difficiles.


NR : Alors, le premier geste doit venir du gouvernement haïtien?


JBA : Oui


NR : Et ils pourraient faire en sorte que cela arrive en disant au Département d'Etat américain que vous devriez être autorisé à retourner, et que vous devriez retourner .


JBA : Ils n'auraient pas à le dire au Département d'Etat.


NR : Ce n'est donc pas une décision politique à Washington? C'est entre le gouvernement haïtien et le gouvernement sud-africain?


JBA : En fait, je n'ai pas de passeport, car il est arrivé à expiration. J'ai droit à un passeport diplomatique. En m'envoyant un passeport diplomatique normal il y aurait un signal clair de leur volonté de respecter la Constitution.


NR : Mais c'est le gouvernement haïtien qui doit le faire?


JBA : Oui


NR : Ou ils pourraient tout simplement vous renouveler votre passeport haïtien?


JBA : Oui


NR : Vous demandez une nouvelle photo de vous et qu’on vous délivre un nouveau passeport?


JBA : (rires) Vous voyez pourquoi, j'ai dit plus tôt que nous ne devrions pas continuer à jouer au gouvernement fantoche aux mains de ceux qui prétendent être des amis d'Haïti. J’ai raison parce que tant que nous continuons à jouer à ce jeux nous ne ferons pas de progrès, mais irons de mal en pis.


NR : Il y a eu beaucoup de bruit ces derniers temps dans les médias américains au sujet de la candidature du chanteur Wyclef Jean, qui a été interdit de participer à la course électorale par le CEP (la Commission électorale intérimaire d'Haïti). Avez-vous des commentaires à propos de toute l'agitation autour de sa candidature?


JBA : Quand nous disons démocratie, nous devons pratiquer ce que nous disons. Malheureusement, ce n'est pas le cas pour Haïti. Ils parlent de démocratie, mais ils refusent d'organiser des élections libres et démocratiques. Est-ce à cause d'un type d'occupation néocoloniale? Est-ce parce qu'ils veulent encore faire de l'exclusion et non pas de l’inclusion qu'ils ont refusé d'organiser des élections libres et démocratiques?


L'année dernière, nous avons observé qu'ils ont dit qu'ils voulaient avoir des élections, mais en fait ils ont eu une sélection et non pas une élection. Aujourd'hui, c’est encore du pareil au même. Ils n’ont pas l'intention d'avoir des élections libres, justes et démocratiques. Ils prévoient d'avoir une sélection. Ils ont exclu le parti Lavalas *, qui est le parti de la majorité. C'est comme si aux États-Unis, on pouvait organiser une élection sans les démocrates. Aussi, de mon point de vue, Wyclef Jean est venu en tant qu’artiste pour se porter candidat et c'était une bonne chose pour ceux qui refusent les élections parce que c’était pour eux l’occasion de se permettre un «cirque médiatique» pour cacher le véritable problème, qui est l'inclusion de la majorité. Donc, c'est mon point de vue de la réalité.


NR : En portant un regard rétrospectif sur les événements dramatiques qui ont conduit à votre renversement en 2004, y a-t-il quoique que ce soit qu’après coup vous auriez souhaité n’avoir pas fait? Quelque chose de tactique ou de stratégique que vous auriez aimé avoir fait différemment et qui aurait pu empêcher le coup d'Etat?


JBA : Si je pouvais décrire la réalité de ce jour en 2004 à aujourd'hui, vous me permettriez d'utiliser l’expression en hébraïque à nouveau (parle en hébreu) מן הפח הפחת אל, qui signifie «de mal en pis". C'est ainsi qu’il en a été de 2004 à aujourd'hui. Quand on considère ce coup d'Etat, qui a été un kidnapping, j'appelais au dialogue et une petite minorité d'Haïtiens a été manipulée dans le dessein de jouer le jeu de passer de coup d'État en coup d'Etat, au lieu de se diriger vers des élections démocratiques et justes. La première fois que Haïti a eu des élections libres, justes et démocratiques a été 1990, lorsque j'ai été élu. Alors, nous avions voulu passer d'élection à élection. Ainsi, en 2004, nous nous dirigions vers une véritable démocratie et ils ont dit non. La minorité en Haïti - l'élite politique et économique - a peur d’élections libres et justes, et leurs alliés étrangers ne veulent pas d'une élection en Haïti. C'est pourquoi ils ont exclu Fanmi Lavalas. Tant qu'ils refusent de respecter le droit de chaque citoyen de participer à des élections libres, justes et démocratiques, ils ne régleront pas le problème.


NR : C'est une réponse intéressante, mais je pensais davantage à des erreurs stratégiques que vous avez faites comme demander à la France, en 2003, de payer des réparations. En faisant cela, vous avez perdu un allié naturel qui aurait pu se tenir à vos côtés avant le coup d'Etat et au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies pour protéger votre gouvernement. En fait, la France s’est positionnée aux côtés des États-Unis et n’est pas venue à votre secours cette fois, probablement parce qu'elle était très contrariée par votre demande de restitution.


JBA : Je ne pense pas que ce soit le cas. La première fois que j'ai rencontré le président français Jacques Chirac, j'étais au Mexique. A cette époque, il était avec le Premier ministre Dominique de Villepin. Je les avais invités à nous rejoindre pour célébrer la liberté comme une valeur universelle. C'était donc une chance pour la France de réaliser que oui, Haïti et la France peuvent se mettre debout ensemble pour célébrer la liberté comme une valeur universelle. 


En 1789, lorsque les Français ont eu leur révolution, ils ont proclamé «liberté, égalité, fraternité» pour tous, mais au fond d’eux-mêmes les esclaves n'étaient pas des êtres humains. Pour eux ni les esclaves haïtiens, ni les esclaves africains n’étaient des êtres humains. Nous nous sommes battus et nous avons obtenu notre indépendance, ce n'était pas un cadeau. C'est le sang de nos ancêtres qui a été versé pour gagner notre liberté. Pourtant, nous ne voulions célébrer nos 200 ans d'indépendance ni avec aucune sorte d'esprit de vengeance, ni avec un esprit de gloire pour rappeler à la France ce qu'elle avait fait. Ce n'était pas cela. C’était une invitation à célébrer la liberté comme une valeur universelle. Donc, c’était donner une occasion merveilleuse à la France de vouloir le faire ensemble avec nous. Cela n'eût pas exclu la vérité car la vérité c’est qu'ils avaient obligé Haïti à payer 90 millions de francs, ce qui pour nous aujourd'hui, vaut plus de 21 milliards de dollars US. Ça s’appelle restitution, et non réparation. 


En 2001, ici, à Durban en Afrique du Sud, l'ONU a donné aux Haïtiens et aux Français l'occasion d'aborder cette question de la réparation. Les Français ont refusé, mais nous leur avons demandé respectueusement de nous laisser l'occasion d'aborder cette question d'une manière mutuellement respectueuse. En un mot - si, aujourd'hui, j'étais le président d'Haïti, comme je l'étais en 2004, j’aurais demandé à la France de rejoindre Haïti pour célébrer la liberté, et aussi pour aborder cette question des 21 milliards de dollars US. En fait, un chef d'Etat élu par son peuple doit respecter la volonté du peuple. Quand le président Sarkozy est allé en Haïti après le séisme, les Haïtiens ne faisaient pas la mendicité pour des centimes, ils réclamaient les 21 milliards de dollars US, parce que c’est une question de dignité. Ou bien nous avons de la dignité ou bien nous n'en avons pas, et les Haïtiens ont de la dignité. Cela signifie que nous respectons votre dignité, de sorte que vous devez aussi respecter notre dignité. Nous n'allons pas mendier des centimes. Des centimes ne résoudront jamais les problèmes d'Haïti. Après 200 ans d'indépendance, nous vivons encore dans une pauvreté abjecte. Nous avons encore ce que nous avions il y a 200 ans en terme de misère. Ce n'est pas juste. Donc, si nous voulons passer de la misère à la pauvreté digne, la France doit aborder cette question avec les Haïtiens et voir quelle sorte d'accord sortira de cette importante question. 


NR : Mais ne pensez-vous pas maintenant, avec du recul, que cela vous a peut-être coûté votre présidence?


JBA : Ça aurait pu faire partie du tableau, mais je ne pense pas que c'était la raison principale.


NR : Si la France avait demandé au Conseil de sécurité d'envoyer des casques bleus pour maintenir votre gouvernement, pensez-vous que vous n'auriez pas été chassé du pouvoir?


JBA : Parfois, vous le savez il y a des mots diplomatiques pour couvrir autre chose. Je pense qu’à l'époque, la question brûlante était l'Irak. La France s'était opposée aux États-Unis sur cette question et cela avait été une occasion en or pour elle de sacrifier Haïti en terme de participer dans le leadership d’un coup d’Etat ou dans le kidnapping d'un président.


NR : Mais la vraie raison sous-jacente était que la France ne voulait plus que vous lui cassiez les pieds avec cette demande. 2003 a été la première fois, du moins publiquement et officiellement, que le président haïtien a fait une telle demande.


JBA : Je souris parce que les anciens colons défendent leurs intérêts, et non pas leurs amis. Même s'ils se disent des amis d'Haïti, ils continueront toujours à défendre leurs propres intérêts


On pourrait comparer ce qui se passe en ce moment aujourd'hui, après le séisme, à ce qui se passait en 2004, afin de savoir si la France est vraiment en train d’aider Haïti et s’ils changeraient leur politique ou non. De mon point de vue, ils ne changeraient pas leur politique parce qu'ils en ont suffisamment pour leur compte, en terme de catastrophes, pour aborder la question des 21 milliards de dollars US aujourd'hui. Mais ils ne veulent toujours pas, ce qui signifie que s'ils ne veulent pas y répondre aujourd'hui, après ce qui s'est passé en Haïti en Janvier 2010, je ne pense pas qu'ils auraient changé leur politique en 2004.


C'est ma grille de lecture. Mais peut-être qu’un jour le gouvernement français abordera la question parce que les hommes peuvent changer s’ils le veulent bien. Je souhaiterais qu'ils changent leur politique en abordant avec respect la question avec Haïti, parce que c'est un must. 


NR : En fait, dès que Gérard Latortue a été installé Premier ministre, après votre enlèvement, le gouvernement haïtien a immédiatement laissé tomber l’affaire.


JBA : La question ne disparaît pas pour autant (rires). A bien considérer l'histoire d'Haïti avant 2004, personne n'avait osé aborder la question, alors que nous autres progressions de la misère à la pauvreté digne. Puis, quand nous avons abordé la question, ils n’ont pas voulu y répondre - mais la question ne disparaît pas pour autant. Cela signifie qu'elle restera une réalité aussi longtemps qu'ils refuseront d'y faire face. 


Mon souhait est que, un jour, ils se rendent compte qu'ils doivent le faire. Qu’est-ce qui s'est passé avec l'Italie et la Libye? L'Italie a abordé la question de la réparation ce qui a été une bonne chose pour les deux pays. De la même façon que nous devons aborder avec la France la question de la restitution.


NR : Je me souviens d'un article récent de Jacqueline Charles dans le Miami Herald, où un historien a été cité, il disait: "Lavalas n'a jamais été un parti. C'était un mouvement, qui est maintenant dans une crise profonde et qui est divisé entre des factions distinctes menées par certains de ses vieux barons... Ils veulent tous le vote Lavalas sans faire appel à Aristide. Donc, oui, Lavalas comme nous le savions se meurt d'une mort lente.'' Il commentait le débat actuel autour des futures élections en Haïti. Que pensez-vous de ce qu'il a dit? 


JBA : Certaines personnes prétendent qu'ils sont des experts d’Haïti, mais ils agissent souvent comme des personnes souffrant d'amnésie sociale. Lorsque vous prenez un groupe de souris et que vous les mettez dans un laboratoire, si ces souris n'ont pas la capacité de production d'ocytocine dans leur cerveau, elles ne sont pas en mesure de reconnaître les autres souris. Voilà, c'est un fait. Ces personnes souffrent d'amnésie sociale. Ils sont incapables de reconnaître les Haïtiens comme des êtres humains à cause de notre couleur, notre pauvreté et la misère. La majorité de la population haïtienne a déclaré "Lavalas est notre parti politique." C'est ce qu’a dit la majorité et ils ont leur constitution, alors comment quelqu'un peut-il prétendre que ce n'est pas le cas? Ces gens-là, à mon humble avis, agissent comme s'ils étaient mentalement des esclaves, ce qui signifie qu'ils ont leurs maîtres leur fournissant les ressources financières pour parler ainsi, et ils peuvent bien se couvrir d'un parapluie "scientifique", quand en fait ils sont mentalement des esclaves.


NR : Il ya donc cette amnésie, parce que la plupart des commentateurs admettent que Préval a gagné en 2006 grâce à la base de Lavalas. Beaucoup de gens en Haïti veulent utiliser Lavalas aux fins de gagner, mais personne ne veut que le parti Lavalas gagne ou mentionne votre nom dans le processus. Comment vivez-vous cette contradiction?


JBR: Malheureusement, ce que l'Afrique du Sud avait avant 1994 c’est ce que Haïti a toujours comme une réalité aujourd'hui. La structure de l'apartheid est toujours enracinée dans la société haïtienne. Lorsque vous avez l'apartheid, vous ne voyez pas ceux qui sont derrière les murs. C'est la réalité d'Haïti. Le peuple existe, mais ils ne voient pas le peuple et ils ne veulent pas le voir non plus. C'est pourquoi on ne les compte pas. Ils veulent les utiliser, mais ils ne veulent pas respecter leur volonté.


Quand on parle de Lavalas et du peuple haïtien, on les craint parce que, s'il y a une élection juste, le peuple les battra. Aussi ils se doivent d'exclure le parti Lavalas ou la majorité, afin de s'assurer qu'ils sélectionneront ce qu'ils veulent bien sélectionner. Donc, c'est le genre d'apartheid qu'on a en Haïti. Si vous dites cela, ils vous haïront et ils peuvent tenter de vous tuer. C'est parce qu'ils ne veulent pas que vous voyiez la réalité. Pourquoi est-ce que je dis cela? C'est parce que j'aime mon pays. Si vous avez un cancer et refusez de l'appeler un cancer, il vous tuera. C’est mieux de l'accepter et de trouver un moyen de prévenir la mort. C'est ce que je veux pour mon pays.


NR : Mais récemment il y a eu un certain opportunisme. Nous avons vu des gens comme votre ancien ami devenu plus tard votre ennemi, Evans Paul, demander votre retour. Ils se servent de vous pour obtenir le soutien de la base Lavalas. Ou bien beaucoup de gens veulent faire appel à Lavalas, mais ont peur de vous mentionner. Que pensez-vous de cette réalité en Haïti?


JBR: Le jour où je penserais utiliser le peuple haïtien, le peuple haïtien commencerait à se distancer de moi et me renierait. Et ils auraient raison de le faire, parce que personne, en tant que politicien, ne saurait prétendre que le peuple est assez stupide pour se laisser utiliser pour des votes, par exemple. J'ai fait de mon mieux pour respecter le peuple haïtien et je vais continuer à faire de mon mieux pour leur montrer du respect, eux et ce qu’ils désirent. En 1990, lorsque j'ai été élu président, les gens travaillaient dans des ateliers de misère pour neuf centimes l'heure. Quand j'ai réussi à augmenter le salaire minimum, c’était une raison suffisante pour monter un coup d'Etat. Et cela s'est passé au Honduras l'an dernier parce qu'en partie le jeu était le suivant: ne pas augmenter le salaire minimum, donc les gens doivent travailler comme des esclaves. 


Aujourd'hui, le peuple haïtien se souvient de ce qu'ensemble, nous tentions de faire. Nous ne les utilisions pas juste pour avoir leurs votes. Ils ne sont pas stupides: nous marchions ensemble selon des principes démocratiques pour une vie meilleure. Si maintenant, ils continuent à demander mon retour, six ans après mon enlèvement, cela signifie qu'ils sont très intelligents. Ils peuvent être analphabètes, mais ils ne sont pas bêtes. Ils se souviennent de ce que, ensemble, nous essayions de faire. Je souhaite donc que les politiciens ne se concentrent pas sur moi, mais plutôt sur le peuple et non pas le peuple pour les élections mais pour leurs droits - le droit de manger, le droit d'aller à l'école, le droit aux soins de santé, et le droit de participer dans un gouvernement. Malheureusement, en 2006 ils ont élu quelqu'un qui les a trahis, ils s’en rendent compte maintenant. Oh là là là ! Ils disent: Qui d'autre viendra? Est-ce que cette personne nous trahira après avoir eu nos votes? Ils hésitent, et je les comprends, car ils ne sont pas stupides.


NR : Voilà maintenant une question pratique. Comment voulez-vous traiter avec le parti Lavalas en Haïti? Vous êtes toujours le leader national de Lavalas. Ne pensez-vous pas que ce serait une meilleure idée de transférer le leadership à quelqu'un d’autre en Haïti? Ne serait-ce pas une meilleure stratégie à long terme, plutôt que de s’accrocher au titre de chef de parti? Après tout, c'est l'un des prétextes utilisés pour ne pas autoriser Lavalas à participer aux élections passées ainsi qu’à l'avenir en Haïti? 


JBA : Si nous respectons la volonté du peuple, alors nous devons faire attention à ce qu'ils disent. Je suis ici, mais ce sont eux qui prennent les décisions. Si, aujourd'hui, ils décident d’aller dans ce sens, alors vous devez respecter leur volonté. Cela signifie que je ne suis pas celui qui les empêche d’avancer en tenant un congrès et d'avoir un autre chef et ainsi de suite. En fait, en dehors d'Haïti je n’agis pas en tant que leader national, pas du tout. Je ne prétends pas être capable de le faire et je ne veux pas le faire. Je sais que ce ne serait pas une bonne chose pour le peuple d’agir de la sorte. 


Ils ont dit que c'est une question de principe. Premièrement, ils veulent mon retour, et alors ils peuvent organiser un congrès pour élire un nouveau chef et aller de l'avant. Je respecte cela. Si, aujourd'hui, ils veulent le changer, qu’il en soit selon leur volonté. C'est ça la démocratie.


Ce qui est derrière l'image nationale est un sophisme. C'est un sophisme quand, par exemple, ils prétendent qu'ils se doivent d'exclure Lavalas pour résoudre le problème. Ne pas avoir Lavalas dans une élection, parce que c'est une sélection, c'est un sophisme.


Avant, j'ai dit "post-hoc ergo propter hoc" ou "à la suite de cela, donc à cause de cela", et maintenant je peux dire "Cum hoc, ergo propter hoc" ou "avec ceci, donc à cause de ceci ". C'est aussi bien une erreur de logique. Ils ne résoudront pas le problème sans la majorité de la population. Ils doivent les inclure dans une élection libre, juste et démocratique avec mon retour ou avant mon retour ou après mon retour. L'inclusion du peuple est indispensable pour être logique et pour progresser vers une meilleure Haïti. C'est la solution.


NR : Alors, concrètement, si vous deviez dire aujourd'hui que vous endossez Maryse Narcisse comme leader national, ils accepteraient les candidats Lavalas?


JBA : L'année dernière, j'ai reçu une lettre du Conseil électoral provisoire, en passant, un conseil qui a été choisi par le président, pour dire qu’ils font ce qu'il veut. Exclure Lavalas a été la mise à exécution de la volonté du gouvernement d'Haïti. 


J'ai reçu une lettre de leur part m'invitant à une réunion et je me suis dit, "Oh c'est bien. Je suis prêt. Je vais y aller". Puis ils ont dit dans la lettre: «Si vous ne pouvez pas venir, enverriez-vous quelqu'un en votre nom? "Alors j'ai dit ok et j'ai répondu dans une lettre (1), qui a été rendue publique, en demandant au Dr Maryse Narcisse de représenter Lavalas et de présenter les candidats de Fanmi Lavalas sur la base de la lettre que j'ai reçue du CEP. Mais ils ont refusé parce que le truc était de m'envoyer la lettre et d’assumer que je ne répondrais pas. Ensuite, ils pourraient dire au peuple haïtien, «Voyez, il ne veut pas participer à l'élection.» Alors, ils ont utilisé un prétexte pour faire croire qu'ils sont intelligents, alors qu’en réalité c’était pour cacher la vérité.


NR : N'ont-ils pas prétendu à un moment donné qu'elle était fausse, ou bien que ce n'était pas votre signature?


JBA : Ils ont fait valoir que le mandat émanant de moi aurait dû être validé par le consulat d'Haïti en Afrique du Sud, alors qu’ils savent bien qu'il n'y a aucun représentant du gouvernement haïtien en Afrique du Sud, vous voyez.


NR : Pas d’ambassade du tout ?


JBA : Non, quand j'étais président, j'avais nommé un ambassadeur en Afrique du Sud, mais ça a pris fin avec le coup d'Etat. Après notre indépendance, nous avons dû attendre jusqu'en 1990 pour avoir des élections libres et démocratiques. Nous ne pouvons pas changer la réalité économique en un jour, en un an, mais au moins nous devrions continuer à respecter le droit des Haïtiens à voter. Alors aujourd'hui, pourquoi jouer avec le droit de vote? C’est cynique. Vous ne pouvez pas améliorer leur vie économique et vous les privez de leur droit de vote. C’est cynique. L’Afrique du Sud a fait quelque chose qui pourrait être une bonne chose pour de nombreux pays, dont Haïti. En 1994, quand les Sud-Africains ont pu voter, ils ont voté. Ils essaient d’avancer sur la voie d'élections libres et équitables, tout en essayant d'améliorer leur vie économique. C’est la bonne façon de procéder. Ne pas nier aux pauvres le droit de voter tandis que vous ne pouvez même pas améliorer leur vie.


NR : La nuit du coup d'Etat. Vous en avez déjà parlé et à l'époque vous m'aviez dit que vous écriviez un livre sur le sujet. Est-ce toujours en préparation?


JBA : Ce livre est terminé depuis 2004.


NR : Prêt à être publié?


JBA : Il était prêt à être publié et il l’eût été déjà, si j'étais autorisé à le faire.


NR : Vous rappelez-vous la nuit du coup d'Etat - et je suis sûr que vous vous en rappelez parce que personne n’a l'habitude d'être réveillé au milieu de la nuit pour être embarqué dans un avion entouré de gens armés. Auriez-vous souhaité avoir dit non à M. Moreno, "je ne signe pas cette lettre de démission" ou bien "Je ne vais pas prendre cet avion. Je m’occuperai des questions de sécurité en Haïti avec mon gouvernement "?


JBA : Comme je viens de dire, si j'avais été autorisé à publier le livre, il aurait été publié en 2004. Ainsi, dans le livre, vous avez les réponses à vos importantes questions et c'est pourquoi maintenant je n’élaborerai pas là-dessus, sur la base de ce que je viens de dire. En un mot, je ferais exactement ce que j'ai fait et je dirais exactement pourquoi je l'ai dit parce que j’ai eu raison de dire ce que j'ai dit et de faire ce que j'ai fait. Ils se sont trompés, et ils sont encore dans l’erreur.


NR : Ce qui est connu, c'est la lettre (2) en créole que vous avez signée et qui selon vous a été mal traduite.


JBA : Bien sûr, elle a été mal traduite.


NR : Oui, mais vous avez clairement dit que vous avez été forcé sous la menace d’une arme et cela est bien connu de tout le monde.


JBA : Oui, c’est bien le cas, mais si je ne précise pas, ce n'est pas parce que je veux donner une réponse évasive. C'est juste sur la base de ce que je vous ai dit avant.


NR : Alors quoi si le livre n'est jamais publié?


JBA : C'est peut-être la raison pour laquelle je suis toujours là (rires). Je souhaite qu'ils me laissent partir et qu’ils laissent publier le livre (rires).


NR : Il y a eu ces accusations (3) de corruption contre vous à commencer par le cinéaste Raoul Peck, et qui ont été reprises par la suite par Mme Lucy Komisar et Mme Mary Anastasia O'Grady du Wall Street Journal au sujet de votre implication personnelle dans une transaction liée à la Teleco / IDT en 2003. Pouvez-vous taire ces accusations?


JBA : Tout d'abord, ils mentent. Deuxièmement, que pouvons-nous attendre d'un esclave mental? (Rires) Il mentira pour ses maîtres. Il est payé pour mentir pour ses maîtres, alors je ne suis pas surpris par ces allégations absurdes. Comme je l'ai dit, ils mentent.


NR : Ils mentent. Mais il est possible que au-dessous de vous, peut-être, à un certain niveau dans votre gouvernement, il y avait une certaine corruption impliquant la Téléco et l’IDT?


JBA : Je n'ai jamais entendu parler de choses pareilles quand j'étais là et je n'en ai jamais rien su. De l’avoir su, bien sûr nous aurions fait de notre mieux pour y mettre fin ou le prévenir ou sanctionner légalement les personnes qui pouvaient avoir été impliquées dans une telle chose.


NR : Pourquoi ne l'avez-vous pas déclaré publiquement? Parce que ces choses arrivent tout le temps. Je suis sûr que la corruption existe à tous les niveaux dans le gouvernement sud-africain, comme il y en a dans l'administration d’Obama. Des choses arrivent et nous n'avons pas besoin de mettre Haïti en examen pour le trouver. Vous auriez pu dire que vous étiez le chef de l'Etat, mais pas le chef de la Téléco. Des choses arrivent.


JBA : Comme je l'ai dit, il y a plus de personnes à recevoir de l'argent pour mentir que de personnes recevant de l'argent pour dire la vérité. Je ne sais combien de fois j'ai répondu à cette question, mais parfois le journaliste peut avoir la réponse, mais n'est pas autorisé à la rendre publique. (Rires).


NR : Seriez-vous en faveur de la création d'une Commission Vérité et Réconciliation haïtienne, pareil à ce que l'Afrique du Sud a fait, ce qui permettrait à certaines personnes qui ont été exilées sous Duvalier et Cédras et vos deux présidences de revenir et d'être appelées à comparaître devant cette commission - et demander pardon et amnistie en cas de besoin?


JBA : Ce que je vais dire maintenant, je ne le dis pas parce que je suis maintenant en dehors d'Haïti avec le désir de retourner. Non, je l'ai déjà dit et je vais le répéter: Il n'y a pas moyen d'avancer en Haïti sans dialogue. Un dialogue entre Haïtiens. Autrefois nous avions une armée de 7.000 soldats, contrôlant 40% du budget national, mais allant de coup d'État en coup d'Etat. J'ai dit non. Dissolvons l'armée, ayons une force de police pour protéger le droit de chaque citoyen, ayons un dialogue pour aborder nos différences. Il n'y a pas de démocratie sans opposition.


Nous devons nous comprendre les uns les autres quand nous nous opposons les uns aux autres. Nous ne sommes pas des ennemis, de sorte que nous pouvons aborder nos différences de manière démocratique et alors seulement pourrons-nous aller de l'avant. Je l'ai dit tant de fois déjà. Nous avons encore des gens qui se disent des amis d'Haïti qui continuent à venir exploiter nos ressources. Ils ne veulent pas de dialogue national. Ils ne veulent pas que les Haïtiens vivent en paix avec les Haïtiens. 


L’Afrique du Sud l’a fait quand ils avaient la Commission de vérité et de réconciliation. Les gens sont venus et ont réalisé qu'ils avaient commis des erreurs. Tout le monde peut faire des erreurs. Vous devez reconnaître que vous avez fait des erreurs, et la société vous fera bel accueil. Si vous ne pouvez pas le faire par devant les tribunaux en raison du nombre, alors trouvez un moyen pour y faire face. Nous ne pouvons pas prétendre qu’Haïti aura un avenir meilleur sans ce dialogue. Nous devons l'avoir.


En 1994, quand je suis retourné en Haïti de l'exil, nous avons créé une Commission pour la Vérité et la Justice et la Réconciliation. J'ai passé les documents au gouvernement suivant, et je n'en ai jamais entendu parler à nouveau. Les Haïtiens n’en ont jamais entendu parler parce que le gouvernement voulait faire vite avec la privatisation des entreprises publiques au lieu de suivre cette voie qui avait été recommandée.


NR : Est-ce que cela voudrait dire permettre à tous les exilés politiques de retourner, peu importe à quel point ils étaient mauvais, y compris des gens comme Raoul Cédras et Jean-Claude Duvalier.


JBR: Je n’avancerai pas de conclusions en dehors de ce cadre de justice. La Commission a abordé le cas de ces criminels et a préparé le terrain pour la justice et le dialogue. Vous voyez, je l’ai dit, et continuerai à le dire: Nous avons besoin de continuer à traiter de cette question de dialogue, de vérité et de justice. Sinon, nous allons continuer à nous comporter soit comme un gouvernement fantoche soit mentalement comme des esclaves aux mains de ceux qui veulent encore exploiter nos ressources et ils ne se décideront à aucun changement en faveur des Haïtiens. Les Haïtiens doivent commencer à dire non. Changeons les choses - non pas contre des étrangers, non pas contre les vrais amis, avec eux s'ils le veulent, mais ils ne le feront pas pour nous à moins que nous commencions à le faire.


NR : Gardez-vous rancune aujourd'hui contre le président René Préval de ne pas déployer plus de vigueur pour tenter de faciliter votre retour en Haïti? Il doit son élection grâce à la base de Lavalas.


JBA : Si je fais attention à ce que les gens disent, ils décrivent le Président Préval comme quelqu'un qui m'a trahi et c'est vrai. Ils ont voté pour lui. Je n'ai pas voté, j’étais ici, mais ceux qui l'ont élu se rendent compte maintenant qu'il leur a fait faux bond. Il les a trahis.


Il se laisse manipuler par ceux qui sont contre les intérêts du peuple – c’est ce qu'ils ont dit.


NR : Vous sentez-vous personnellement trahi? Je suis sûr que vous vous rendez compte des difficultés de la situation dans laquelle il était.


JBA : Personnellement, je dis mettons les intérêts du peuple en premier. Non pas les miens. Si je peux faire quelque chose pour lui, ou si je dois le faire, je le ferais. C'est une question de principe, et dans son cas il n'avait besoin de faire quoique ce soit pour moi. Il avait simplement à respecter la Constitution. La constitution ne permet pas l'exil. Il ne devrait pas violer la constitution. C'est ça. Mais, comme il l'a fait, l'histoire prend note et l'histoire reconnaîtra qu'il a malheureusement failli.


NR : Je me souviens d'un célèbre journaliste progressiste à Genève qui faisait la critique de mon film (4) et l'une des critiques qu'il avait, c'est que je n'avais pas parlé de vaudou et comment il affecte la vie politique d'Haïti. Que pensez-vous de cette tendance parmi de nombreux journalistes occidentaux qui tentent d'expliquer Voodoo comme une des principales raisons des problèmes d'Haïti?


JBA : J'aime dessiner des parallèles entre le vaudou et la politique. Pourquoi? Parce que, en Occident quand ils veulent régler les problèmes politiques, ils peuvent, comme vous l'avez suggéré ou indiqué, les mélanger avec le vaudou comme une manière d'éviter d'aller droit à la vérité. La vérité pourrait être, par exemple, historique.


Quatorze ans après l’arrivée de Christophe Colomb en Haïti, en 1492, ils avaient déjà tué trois millions d’autochtones. En parlent-ils aujourd'hui? Qu’en savent-ils? Je ne sais pas. A cette époque, on pouvait avoir 14 ans et avoir à payer vingt-cinq centimes or à Christophe Colomb ou bien ils vous coupaient un bras, un pieds ou les oreilles. En parlent-ils ? Si vous le faites, c'est comme "oh vraiment ! ou, peut-être." Ils ont des problèmes à exposer la vérité, à reconnaître ce qui se passait à cette époque-là. Et si vous regardez la réalité d'aujourd'hui, c’est presque la même chose.


La semaine dernière, il y avait quelques difficultés en raison des orages et des tremblements de terre et Haïti a perdu une dizaine de personnes, certains disent cinq d’autres disent plus de dix. Dans tous les cas, même si c’était une seule personne, cela signifierait déjà beaucoup pour nous parce que un être humain est un être humain. Au lieu de se concentrer sur ce qui est la réalité de la misère, la pauvreté abjecte, l'occupation, la colonisation, certains préfèrent trouver un bouc émissaire dans le vaudou. L'ONU elle-même avait dû expulser 114 soldats pour viol et d’abus commis à l’égard d’enfants. Donc, nous voyons des gens envahir un pays, prétendant aider, alors qu'ils sont en fait impliqués dans des viols, mauvais traitement sur la personne d’enfants et ainsi de suite. Et ce n'est pas un problème pour ces gens qui aiment parler de vaudou comme si le vaudou lui-même pouvait couvrir cette réalité. De la même façon qu'ils ne veulent pas faire face à notre drame historique lié à la colonisation.


NR : Est-ce une distraction raciste?


JBA : C’en est une, oui. Je respecte la religion et je respecterai n’importe quelle religion. Les Africains avaient leur religion ici. Ils sont allés en Haïti et ont poursuivi leur pratique et je dois respecter cela. En outre, la Constitution haïtienne, respecte la liberté de religion.


Aussi, parlons de drame, de misère, de pauvreté, d'exploitation, d'occupation, et des personnes sans droit de vote ou de manger. Les gens veulent être libres. Ils n'ont pas d'auto-détermination. Concentrons-nous sur les personnes qui n'ont pas de ressources et meurent. Nous avons eu une solidarité tellement merveilleuse après le 12 Janvier de par le monde, où les citoyens à travers le monde étaient en train de manifester de la solidarité envers les Haïtiens. C'était formidable de voir Blancs et Noirs aller au-delà des barrières de la couleur pour exprimer leur solidarité avec les victimes du tremblement de terre meurtrier. 


Et au nom du peuple haïtien, si vous me permettez, je vais dire merci à tous ces vrais amis qui l'ont fait alors que d'autres qui se disent les vrais amis d'Haïti ont préféré envoyer des soldats avec des armes pour protéger leurs propres intérêts au lieu de protéger des êtres humains qui souffraient vraiment. Des amputations – on en a eu par milliers sans anesthésie. Ils coupaient les mains et les pieds des victimes ce qui n'est pas un problème pour certaines personnes qui préfèrent parler de vaudou comme si le vaudou pouvait être la cause de ce qui se passe en Haïti. Non, ce qui se passe en Haïti est enraciné dans le colonialisme, le néo-colonialisme, dans cette politique néolibérale appliquée et imposée à Haïti, pas dans des questions religieuses comme le vaudou. Pour moi, tant qu'ils ne cherchent pas à faire face à la réalité telle qu'elle est, ils peuvent continuer à utiliser des questions comme le vaudou pour dissimuler des faits, toute tentative de remplacer la vérité par des distractions racistes échouera.


NR : Quelque chose que vous aimeriez ajouter, que vous avez à cœur et que vous n’avez pas été en mesure de dire?


JBA : Bon ... si vous demandez à un Zoulou*, le moyen d’arriver quelque part alors que vous êtes sur la bonne voie, cette personne vous dira (en zoulou): "Ugonde ngqo Ngalo mgwago" ce qui signifie allez directement sur votre chemin.


C'est pourquoi le peuple haïtien qui avance de la misère vers la pauvreté dans la dignité doit continuer à progresser tout droit vers cet objectif. Si nous perdons notre dignité, nous perdons tout. Nous sommes pauvres - pire que pauvres parce que nous vivons dans une pauvreté abjecte et dans la misère. Mais sur la base de la dignité collective enracinée dans nos ancêtres, je crois que nous devons continuer à lutter de façon pacifique pour notre auto-détermination, et si nous le faisons, l'histoire rendra hommage à notre génération, parce que nous sommes sur la bonne voie.


NR : Monsieur le Président, je vous remercie.


Notes :

[*] Lavalas est un mot créole signifiant «avalanche», une «masse de personnes» ou «tous ensemble». Fanmi signifie «famille».

[*] Zoulou est le nom du plus grand groupe ethnique en Afrique du Sud et aussi la langue maternelle la plus parlée .

1) Lettre du Président Aristide - novembre 2009 - autorisant le Dr Maryse Narcisse à inscrire les candidats Lavalas pour voter.

http://www.hayti.net/tribune/index.php?mod=articles&ac=commentaires&id=725

2) Lettre de démission de Jean-Bertrand Aristide - la traduction originale Kreyòl par le professeur Bryant Freeman

http://www.nathanielturner.com/aristidedidnotresign.htm

L’autre traduction officielle fournie par l'ambassade des États-Unis et la plus largement utilisée dans les médias grand public:

http://articles.cnn.com/2004-03-01/world/aristide.letter_1_constitution-jean-bertrand-aristide-haitian-president-jean-bertrand-aristide?_s=PM:WORLD

3) « Les affairistes américains d’Aristide", un article de Mary Anastasia O'Grady

http://online.wsj.com/article/SB121720095066688387.html

4) "Aristide et la révolution sans fin", un documentaire de Nicolas Rossier, HYPERLINK "http://www.aristidethefilm.com" http://www.aristidethefilm.com


A propos de Nicolas Rossier :

Nicolas Rossier est un cinéaste et journaliste indépendant qui vit à Brooklyn, New York. Ceci est le premier d'une série d'entretiens avec d'anciens chefs d'Etat controversés.


© Nicolas Rossier / Éditions Common Sense