Une utilisation du Chlordécone au mépris de la santé de la population
Sous la pression des lobbies bananiers, l'Etat a autorisé l'usage d'un pesticide ultratoxique en Guadeloupe et Martinique, au mépris de la santé de la population.
Chlordécone, Képone, Curione…, les noms changent mais les effets demeurent : toxique et persistant, ce produit s'infiltre dans les sols et les nappes phréatiques et contamine toute la chaîne alimentaire. Massivement utilisé dans les bananeraies entre 1981 et 1993 en Guadeloupe et en Martinique contre un champignon (le cercosporiose) et un parasite (le charançon), ce pesticide est au centre d'un scandale sanitaire méconnu. Car son usage s'est poursuivi aux Antilles alors même qu'il était interdit en métropole depuis 1990 et que ses méfaits étaient connus depuis plusieurs décennies.
Dès 1975, de graves troubles neurologiques (tremblements, nervosité, troubles de la vue…) sont constatés chez des ouvriers de l'usine Hopewell en Virginie où l'on produit le pesticide Képone. L'usine ferme et le produit est interdit aux Etats-Unis, puis classé cancérogène dès 1979 par l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Mais après le passage des cyclones David (1979) et Allen (1980) aux Antilles, qui augmentent la présence des parasites dans les bananeraies, son usage est autorisé en 1981 en France par le ministère de l'Agriculture. L'entreprise Laurent de Laguarigue achète alors le brevet du chlordécone à Dupont de Nemours et fait fabriquer le produit dans l'Aude par la société Calliope avant de l'importer aux Antilles [1].
Lobbies agrochimiques et députés-bananes
Après son interdiction en 1990 en métropole, le ministère de l'Agriculture accorde une dérogation aux producteurs pour écouler leurs stocks jusqu'en 1993 en Guadeloupe et en Martinique. D'après Louis Boutrin et Raphaël Confiant [2], l'industrie agrochimique et celle de la banane ont alors exercé de fortes pressions sur les autorités françaises, notamment à travers des élus liés aux grands planteurs béké (*) , surnommés aux Antilles les "députés-bananes", qui ont plaidé en faveur de cette dérogation. L'économie antillaise est en effet très dépendante de la banane, une monoculture orientée vers l'exportation (voir "En savoir plus"). Afin d'y maintenir un haut niveau de production, au moins 300 tonnes de chlordécone ont été utilisées en Guadeloupe et en Martinique de 1972 à 1993. Et les derniers stocks n'ont finalement été saisis qu'en 2002. 6 500 hectares de sols sont aujourd'hui contaminés en Guadeloupe, essentiellement en Basse-Terre, et 14 500 en Martinique, soit environ un quart de la surface agricole utile de ces îles.
Le coût sanitaire
Or, la durée de vie du chlordécone dans les sols va de soixante-dix à sept cents ans (selon la qualité de la terre). Il se transmet ainsi aux cultures, contamine les élevages en pâture et, via les nappes phréatiques, pollue l'eau des rivières puis de la mer, atteignant les poissons et les crustacés. Amplifiés par l'écosystème insulaire, ses effets sanitaires sont dramatiques. En 2007, le rapport du cancérologue Dominique Belpomme [3], dans une démarche de contre-expertise initiée par l'association Pour une Martinique autrement (Puma), relevait une incidence du cancer de la prostate deux fois plus élevée en Guadeloupe et en Martinique qu'en France métropolitaine (et trois fois plus qu'en Jamaïque). Une forte progression apparaît également à partir des années 1980.
Face à cela, l'Etat a réagi avec beaucoup de lenteur, malgré les alertes des associations écologistes et de la DDASS de Guadeloupe. Dans sa chronologie de la "saga du chlordécone" [4], Pierre-Benoît Joly date le début de la prise de conscience de l'Etat en 1999, quand des filtres à charbon actif sont installés pour l'approvisionnement en eau potable. Il faudra encore attendre 2002 et la saisie à Dunkerque de patates douces polluées, en provenance de Martinique, pour qu'une analyse de sol soit rendue obligatoire avant la mise en culture des légumes-racines. Quant aux interdictions de pêche, les premières ne datent que de 2004, avant d'être renforcées en 2010 et 2013 (voir encadré). De même, il faudra attendre que Dominique Belpomme, s'empare de la question pour que le premier plan chlordécone global soit adopté en 2008.
Cette lenteur accrédite auprès des Antillais l'idée que l'empoisonnement de leurs îles est lié au mépris que leur témoignent les Français de la métropole et les békés. D'autant que l'étendue du préjudice est encore loin d'avoir été simplement établie, sans même parler de réparations. Les études épidémiologiques demeurent en effet singulièrement incomplètes. Et on ne connaît toujours pas les effets d'une exposition de longue durée au chlordécone, comme celle subie par les ouvriers agricoles des bananeraies, sachant qu'il s'agissait d'un produit qui s'épandait à la main.
Mesurer la casse
Deux études ont certes été réalisées par l'Inserm en 2010 et 2012, l'une sur le cancer de la prostate, établissant un surrisque, et l'autre sur les effets de l'exposition in utero des enfants, révélant la fréquence des retards psychomoteurs. Mais " quid des effets cocktails avec d'autres pesticides et de l'incidence des autres cancers ?", se demande Josiane Josepelage, présidente de l'Association médicale pour la sauvegarde de l'environnement et de la santé (Amses). De même, aucune étude n'est à ce jour disponible sur l'impact économique de cet empoisonnement. "On s'est interdit de mesurer la casse, estime Nicolas Diaz, du Comité régional des pêches maritimes et des éleveurs marins de Guadeloupe, afin de ne pas donner prise à des demandes de préjudice."
Les deux plans chlordécone de 2008-2010 et 2011-2013 ont été dotés respectivement d'un budget de 33 millions et 31 millions d'euros - soit 0,03 % du produit intérieur brut de la Guadeloupe ou de la Martinique. Environ un tiers était destiné à l'accompagnement des agriculteurs, pêcheurs et aquaculteurs pour s'adapter ou se reconvertir. Mais, comme le rappelle Eric Godard, ingénieur du ministère de la Santé qui fut chargé de mission interrégional sur ces deux plans, "les dossiers de demande d'aides sont complexes à remplir pour les petits producteurs". Et la situation de ces derniers est d'autant plus difficile à régler que "leur assise financière est précaire" et que les "pressions sur le foncier sont déjà importantes en Guadeloupe et en Martinique". De même, les productions informelles et l'autoconsommation de légumes et de produits de la mer restent développées aux Antilles, en particulier dans les familles les plus modestes.
Globalement, les difficultés de ces îles, déjà importantes, s'en sont trouvées accrues : chômage, conflits d'usage pour les sols et l'accès à la mer, dépendance alimentaire accentuée vis-à-vis de l'extérieur.
Paradoxalement, le secteur bananier parvient à mieux tirer son épingle du jeu avec le "plan banane durable", signé par le groupement des producteurs de bananes (Ugpan) et les pouvoirs publics. Les 100 millions d'euros de crédits européens versés aux 700 producteurs de ces îles sont conditionnés par le respect de critères environnementaux. Officiellement, les objectifs du plan (réduire l'usage des pesticides de 50 % entre 2006 à 2008 et de 75 % entre 2008 et 2013) ont été suivis. Mais l'épandage aérien de pesticides se poursuit dans les bananeraies et fait encore l'objet de dérogations dans ces îles malgré le sinistre écho qu'y revêt ce terme. Ainsi, la norme de 300 mètres de distance à respecter par rapport aux habitations dans l'Union européenne est réduite à 50 mètres aux Antilles. Règle que les alyzées qui balaient ces îles rendent illusoire. Aussi, l'annulation en décembre 2012 par le tribunal administratif de Basse-Terre des arrêtés d'autorisation de l'épandage aérien de trois fongicides (Tilt, Sico et Bion) n'est qu'un premier pas aux yeux des associations (SOS Environnement, Amazona…) qui ont réclamé ce moratoire.
La banane représente toujours 27 % de la production agricole de la Guadeloupe et 42 % de celle de la Martinique. Fortement soumise à la concurrence de pays d'Afrique et d'Amérique latine à bas coûts de main-d'oeuvre, elle ne survit que grâce aux subventions de l'Etat et de l'Union européenne. Or, la diversification de l'économie de ces îles est, comme l'a pointé la Cour des comptes [5], freinée par cette politique.
Pour l'avocat Harry Durimel, qui a déposé plainte contre X dans l'affaire du chlordécone au nom de l'Union des producteurs de la Guadeloupe en 2006, "il faudrait mobiliser les terres qui ne sont pas contaminées pour des cultures biologiques permettant d'assurer enfin l'autosubsistance des populations". Seulement 0,2 % de la surface agricole sont en effet cultivées en bio en Guadeloupe et 0,7 % en Martinique, contre 2,5 % en moyenne nationale. "Un plan de reconversion agricole serait nécessaire pour rompre avec la monoculture intensive de la banane", ajoute Didier Jeanne, du Collectif vigilance citoyenne en Guadeloupe.
* Béké : terme qui désigne aux Antilles françaises les descendants des premiers colons européens.
(2) Louis BOUTRIN et Raphaël CONFIANT Chronique d'un empoisonnement annoncé - Le scandale du Chlordécone aux Antilles françaises - Ed. L'Harmattan - Février 2007.
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Le drame des pêcheurs antillais
"Les hommes que je reçois ici sont des marins. Ce sont des gens fiers, qui ne se plaignent pas facilement. Mais dès qu'on parle un peu de leur situation, on voit rapidement qu'ils sont anéantis. Ils vivent un véritable drame social", raconte Nicolas Diaz, du Comité régional des pêches maritimes et des éleveurs marins de Guadeloupe. Les communautés rurales du littoral antillais ont été surexposées : "Ils ont bu du chlordécone, mangé du chlordécone et ont pataugé dans le chlordécone durant des années, car ici on boit l'eau des sources et on se nourrit des poissons qu'on pêche et des ignames cultivés dans le jardin, en croyant avoir un mode de vie sain." En outre, explique Nicolas Diaz, "du jour au lendemain, ils ont été assimilés à des empoisonneurs".
A cause de cette pollution, un arrêté préfectoral de 2010 a interdit la pêche sur la côte sud-est de la Guadeloupe à moins de 500 mètres du rivage, puis à moins de 900 mètres cette année. L'arrêté empêche également la consommation de près de 50 espèces (langoustes, crabes, crevettes…), en recommandant aux pêcheurs d'aller "pêcher ailleurs", ce qui crée des conflits avec les communautés voisines. Pour aller chercher la daurade là où les eaux ne sont pas polluées, il faudrait à ces marins des bateaux plus puissants. "Comment se redéployer alors qu'ils épongent déjà un manque à gagner considérable à cause de la chute de leurs ventes ?",se demande Nicolas Diaz, qui estime l'investissement nécessaire à 70 000 euros par entreprise de pêche.
200 entreprises de pêche ont été affectées en Guadeloupe par les effets de la pollution, dont la moitié se trouve en zone d'interdiction totale de pêche. En Martinique, environ 500 pêcheurs sont concernés. Or, dans le cadre du plan chlordécone, qui devait affecter 4 millions d'euros à la pêche, seule une cinquantaine d'entreprises marines ont touché une aide, allant de 7 000 à 10 000 euros en une fois.