Lucas, violoniste du groupe Amores Tangos, rappelle : « Nous avions demandé l'autorisation de la mairie de jouer et danser sur la rue ; sans réponse, nous avions décidé que notre festival de tango aurait lieu coûte que coûte. »
Depuis plusieurs mois, c'est un bras de fer entre la mairie de Buenos Aires et de jeunes musiciens qui bataillent pour ramener le tango dans la rue, à l'air libre, sur les places, les esplanades, au cœur des quartiers.
Un mouvement pas vraiment du goût de la mairie qui, sous couvert de sécurité, exige que les groupes payent des assurances exorbitantes, multiplie les contrôles dans les bars et cafés-concert de quartiers et interdit les milongas (bals populaires) en plein air.
Objectif non avoué du maire de la ville : privilégier le tango « for export », celui des « dîners-show » qui jalonnent tout circuit touristique. Pas moins de onze boîtes à tango (3000 touristes par soir) avec présentation bilingue anglais-espagnol proposent des soirées luxueuses bien rôdées : dîner aux chandelles, champagne à flots, orchestres au répertoire classique et revue de danseurs en tenue d'apparat : jupes fendues et hypertalons aiguilles pour les femmes, costume noir, chaussures bicolores et chapeau à la Carlos Gardel pour les hommes.
Prévoir un minimum de 150 euros pour une soirée où le spectacle dansé tient davantage de la performance acrobatique que du tango populaire qui s'est forgé il y a plus d'un siècle dans les quartiers d'immigrants.
En rébellion contre le tangopostale
« On l'appelle le tangopostale, l'image du couple en arabesque devant l'obélisque » assure Pablo Bernaba. En maillot de foot du club de Boca Jrs et longs cheveux noirs, ce bandonéoniste fondateur du Quintet Noir explique que les « boîtes à tango vendent un tango qui n'existe plus, qui est hors de la réalité. »
Dans le quartier le plus authentique de Buenos Aires, il vient de lancer une école populaire, gratuite et ouverte à tous. C'est à La Boca, dans le sud de la capitale, là où les migrants génois du siècle dernier ont bâti leurs premières maisons en tôle ondulée aux couleurs vives. Le quartier côtoie le Riachuelo, un cours d'eau livré à l'énorme pollution des usines environnantes.
L'école qui démarre dans une de ces barraques transformée en café-concert, à deux pas d'une voie ferrée à l'abandon, est parrainée par le grand historien de l'anarchisme argentin, Osvaldo Bayer, également auteur de plusieurs tangos libertaires.
« Nous voulons déplacer le tango vers d'autres lieux ; que les gens qui n'ont pas accès aux spectacles en centre-ville, les enfants, se familiarisent, par la danse, la musique. »
Sillonnée de jour par les touristes, « La Boca reste une sorte de bulle, encore peu fréquentée le soir », note Pablo. Son groupe joue aussi dans les « villas » – les bidonvilles argentins – une musique qui reflète « d'autres valeurs esthético-politiques, celles d'une culture nationale et régionale (du Rio de la Plata). Aujourd'hui, il y a une réelle volonté de recherche dans des racines historiques de la culture ».
Interdictions masquées
Sous la houlette de Mauricio Macri – coalition de droite, réélu en juillet dernier – la mairie semble pourtant plus intéressée par la vitrine que représentent quelques artistes consacrés et par le tangopostale que par un réel encouragement à l'égard de jeunes artistes dont l'éclosion en dix ans est spectaculaire.
Ainsi le festival indépendant de la Boca s'est vu interdire une milonga nocturne avec orchestres en plein air. Au cours des derniers mois, de nombreux café-concerts où se produisent les jeunes goupes ont été fermés pour mise aux normes.
A chaque fois, l'argument avancé est la sécurité mais presque tous les musiciens considèrent que les fermetures sont injustifiées, voire sont des prétextes pour récolter des amendes, et s'ingénient à trouver des parades.
Toujours dans le très cosmopolite quartier d'Almagro, suite à des contrôles, le bar Sanata a dû plusieurs fois fermer la grande salle où sont programmés trois concerts chaque soir. C'est pourtant sept jour sur sept, le point de rendez-vous de nombreux musiciens et chanteurs en herbe de tango. Pablo Bernaba raconte :
« Nous avons quand même joué, au premier étage et retransmis sur écran dans la salle ! »
En août 2010, lors de la présentation du Festival mondial de Tango, le maire de Buenos Aires n'a pas hésité à présenter le tango comme « notre soja urbain ». Manière de dire un …produit commercial comme un autre, et surtout très rentable.
Le festival officiel attire près de 400 000 participants dont beaucoup d'étrangers et les bénéfices se chiffrent en millions de pesos. La ville reconnaît que le tango, inscrit depuis 2009 au patrimoine immatériel de l'humanité par l'Unesco, est un « axe essentiel de la stratégie culturelle ». Mais au fil des ans, le festival officiel a été de plus en plus centralisé dans un immense parc d'expositions, très impersonnel, alors que la ville offre d'innombrables salles de spectacles plus conviviales et plus ouvertes aux habitants.
Ancrage identitaire
Elsa est une géographe française et prépare un doctorat sur le tango et ses espaces à Buenos Aires.
« Après la crise majeure de 2001, la ville a vu naître une nouvelle génération de tangueros. C'est un pays et une musique qui renaissent de leurs cendres, à la recherche d'une identité pour se reconstruire. Et le tango est un grand acteur de cette reconstruction. Ici, les publicistes de la mairie ont très vite saisi comment identifier la ville et le genre musical, jusque dans le logo, Tango Ciudad . »
Et pourtant, Pauline Nogues, pianiste et compositrice française installée depuis 2007 en Argentine affirme :
« Nous ne sommes pas devenus plus importants depuis cette date. S'il y a changement, il vient de nous, des musiciens, c'est tout. »
L'ORQUESTRA TIPICA IMPERIAL
Formée au Conservatoire de Toulouse, elle a monté son propre orchestre qui joue dans le quartier de San Telmo :
« Notre orchestre est autogéré, tout ce qu'on gagne est reversé dans un fond pour payer les frais d'enregistrement des CD, le loyer de la salle où nous jouons. Nous n'avons aucun appui officiel et nous distribuons nous-mêmes la publicité dans la rue, juste avant le concert. »
Refusant d'être cantonnés dans un circuit standardisé, ces musiciens se vivent comme des acteurs sociaux. Lucas s'enflamme :
« Pour moi, un musicien est en partie artiste et en partie politique. »
Emporté dans ce tourbillon musical universalisé par Astor Piazzola, il s'est formé « en jouant avec d'autres musiciens ». Tout s'est s'enchaîné avec un trio en Europe, une tournée avec une grande compagnie de tango. Inspiré par Django Reinhardt et Stéphane Grappelli, il est devenu l'âme vive de plusieurs groupes de la capitale.
« Aujourd'hui, c'est une période intense de création ; nous lançons des cycles de concerts, des unions d'orchestres et des festivals indépendants. »
Comme la plupart des musiciens, Lucas estime que la mairie de Buenos Aires multiplie les obstacles aux espaces de concerts, comme la nouvelle interdiction d'occuper les rues. Destinée à couper court à toute protestation sociale, la mesure s'applique ainsi indirectement aux festivals de quartiers. Les jeunes formations manquent d'encouragement et c'est aussi un vrai casse-tête administratif pour obtenir l'homologation d'un lieu.
Sans subventions, les groupes s'organisent dans d'anciens hangars ou entrepôts, des lieux moins codifiés et plus ouverts, à l'image du théâtre-école Orlando Goñi (quartier San Cristobal) constitué en coopérative : cours ouverts à tous, dont 60 % revient au prof.
Issue de cette pépinière d'artistes et éditrice de la revue de tango « Tinta Roja », Vanina Steiner vient de relever le défi d'une édition « papier » en couleur. En forme de manifeste du tango des indignés, elle écrit :
« Le tango n'est pas seulement une musique et une danse, c'est un phénomène culturel et social plus profond, enraciné dans l'identité collective d'un peuple. »