Conter : une tradition aveugle ?

par Diana Ramassamy

 

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Longtemps marginalisés, grands oubliés des études menées par les ethnologues et les folkloristes, les conteurs ont jusqu’à une période récente souffert d’une image surannée. Absents des recueils et autres corpus de contes, les conteurs ont généralement fait figure de simples répéteurs dont seul le dire importait.  En Guadeloupe, il devient cependant de plus en plus difficile aujourd’hui d’occulter les conteurs.  Très présents sur la scène médiatique, les conteurs sont généralement sponsorisés par les médias et les instances politiques, qui utilisent de manière subversive le patrimoine culturel "populaire", à leur avantage, conscients du rôle et de l’impact des conteurs sur la communauté.

 

Pour accompagner cette nouvelle forme d’intérêt, les conteurs, tout comme les chanteurs traditionnels avant eux, ne donnent plus de performances sans être dûment rémunérés. La parole dite collective se négocie, se paie en monnaie sonnante et trébuchante. Forts de leur retour sur le devant de la scène culturelle et sociale, les conteurs attendent aussi des chercheurs, en contrepartie de toute collaboration, une forme de reconnaissance et une attitude différente. Des chercheurs comme Nicolaïsen Wilhelm

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l’ont compris et militent désormais à la fois pour le respect des conteurs, contre l’indexation anonyme des contes et prennent en considération dans leurs études la part de créativité des conteurs, jusque-là ignorée.

 

  1. Recréer, créer, inventer

 

Plongé dans la clandestinité pendant les périodes sombres de l’esclavage, le conteur créole reste encore entouré de mystères. D’une manière générale, une « magistrale obscurité efface le conteur : pas un mot, pas une ligne, pas une analyse jusqu’à la récente étude de Marcel Lebielle

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». Or, commente Zumthor, l’auditoire n’ignore pas l’identité de l’exécutant de la performance, lui accordant même pouvoir et autorité dans certaines communautés :

 

La performance elle-même n’est jamais anonyme. L’ignorance en effet a deux causes : ou bien l’épaisseur et l’opacité d’une durée : ou bien la dispersion numérale quand il apparaît que plusieurs personnes ont successivement mis au point les éléments de l’oeuvre. (1981 : 211)

 

Accusés de puiser dans le fonds commun des traditions orales, les conteurs ne mériteraient pas d’intérêt pusiqu’ils ne sauraient que porter

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la parole, ou encore broder  autour d’une « littérature qui vise à la permanence, à la stabilité, à la fidélité », et qui « n’est pas censée inventer mais reproduire » (Calame-Griaule, 1991 : 426). Il faut reconnaître qu’un certain nombre de chercheurs ne semblent pas accorder de véritables rôles au conteur dans la littérature orale et ont longtemps préféré le confiner dans des rôles subsidiaires.

Maryse Condé, dans la préface du recueil de contes, Les belles paroles d’Albert Gaspard, attire déjà notre attention en 1987 sur le rôle du conteur en tant que porteur de la voix issue de la collectivité, mais aussi en tant que créateur de paroles.

 

Le problème qui se pose en matière de parole, de parole artistique est d’importance. En effet, elle apparaît généralement  comme l’expression de la collectivité et fait du conteur un porte-voix, auquel n’est concédée qu’une créativité d’acteur. Dans quelle mesure (le conteur) Albert Gaspard doit-il être réduit à cela ? Dans quelle mesure ce maître du dire, n’est-il pas aussi un maître de la création qui sous-tends le dire ? (1987 : 13)

 

            « Que vaudrait l’oraliture sans son propagateur ? » s’interrogent aussi Chamoiseau et Confiant. Jack Goody nous explique qu’en ce qui concerne la création individuelle destinée à une transmission orale « la technique de sa transmission la soumet à une composition et une création continues et détermine par là même certaines des caractéristiques qu’on attribuait jadis au mystérieux processus d’une invention collective » (1979 : 72). Plutôt que de figer la communauté sur le passé, les conteurs renouvellent sans cesse leurs répertoires face aux générations et aux situations nouvelles.

La re-création, la création, l’invention sont pour les conteurs contemporains une nécessité. Le conteur Benzo, par exemple, compose, chante des œuvres qu’il considère comme originales : c’est le cas du conte Soley é lalin ka mayé qu’il a interprété lors de l’éclipse totale du soleil qui eut lieu en Guadeloupe en 1999. Les chercheurs sont de plus en plus nombreux à reconnaître la capacité de création et de re-création des conteurs. Parry et Lord

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soulignaient en 1960, dans l’ouvrage The singer of tales, que le conteur, à l’inverse d’un perroquet qui répète ce qu’il a appris par cœur, apprend, compose, créé et transmet oralement.  Siegfried Neumann

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qui s’interroge sur la variation des pièces folkloriques produites par des conteurs différents, voire par un même narrateur, signale le dynamisme des conteurs. Ces derniers savent actualiser autant les motifs que les genres de leur répertoire en fonction des transformations intervenues dans leur milieu socioculturel, que ce soit dans la société globale, dans la région ou dans l’environnement villageois.

 

Chaque profération est à la fois une recréation et retransmission dans un texte oral comme dans une chanson de nos sociétés, il y a le style du morceau et le style de l’interprète, il y a l’histoire et la façon de la dire. Cette variante individuelle, qui peut-être stylistique, peut aussi être contextuelle, adaptée à tel événement ou à tel auditoire

(Calvet,1984 : 42)

 

Le caractère oral de la transmission des contes se traduit par des variations dans les différents récits d’une même histoire. Depuis quelques années, l’étude de ces variations, importante, est devenue une préoccupation essentielle pour certains chercheurs. Toutefois, d’autres chercheurs comme Linda Dégh

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, incitent à ce que l’on se focalise davantage sur la personnalité des conteurs, le contexte familial et surtout la région dans laquelle ils évoluent. En Afrique, par exemple, les recherches menées par Ruth Finnegan

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chez les Limba montrent qu’il n’y a pas de tradition aveugle :

 

The storytellers are all individuals, individuals who perform on specific individual occasions. There is no joint common ‘folk’ authorship or set form of performance dictated by blind tradition. The stories are, naturally, composed and enacted within the limits of the social background of Limba life and literary conventions ; but each individual performer has his own idiosyncrasies and unique fund of experiences, interests, and skills (1964 : 74).

 

 

Il ne serait pas juste de d’affirmer que les conteurs ignorent tout de l’origine du conte qu’ils racontent à leur tour. Les conteurs se positionnent tous dans une chaîne de transmission précise et tiennent à ce que leurs héritiers s’en rappellent. Albert Gaspard, le conteur de Fonds Cacao, commune de Capesterre-Belle-Eau, en Guadeloupe, souligne dans la préface

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du recueil de contes, Les belles paroles d’Albert Gaspard, transcrites par Alain Rutil :

 

Ainsi se perpétuent les contes. Les enfants de mes enfants en raconteront à leurs copains et bien plus tard, ils les raconteront à leurs propres enfants. Peut-être ne sauront-ils pas d’où ils viennent. Peut-être que oui, car mon père restera toujours présent à travers ces contes. Je tiens à ce qu’il reste inoubliable (1987 : 23-24).

 

Les conteurs ont toujours souhaité laisser leur empreinte, aussi éphémère soit-elle. Jack Goody rappelle que « la signature personnelle est toujours progressivement effacée au long d’une transmission qui ne cesse d’être créatrice » (1979 : 73). Il est intéressant de noter que même lorsque l’on attribue une identité au conteur (comme l’a fait Raphaël Confiant dans son ouvrage, Les maîtres de la parole créole), on lui nie la faculté de création et d’adaptation dans des contextes nouveaux : 

 

La parole se figera net, au bord du gouffre, se répétant à l’infini inlassablement, comme prise de vertige, incapable de se reproduire, d’évoluer et de s’adapter à la modernité sauvage qui affecte les îles  depuis une cinquantaine d’années (1995 : 15).

 

Nous comprenons désormais que la question de l’anonymat n’est dénuée d’enjeux ni pour les chercheurs ni pour les écrivains. Longtemps, les ethnologues et les folkloristes ont dressé des catalogues de thèmes et de fonctions de la littérature orale, dépersonnalisant, déshumanisant, dé-contextualisant à chaque fois plus le conte.

 

En Guadeloupe, les conteurs créoles marqués par le manque de respect de certains chercheurs observent avec méfiance toute nouvelle étude et refusent de plus en plus que l’on enregistre leurs performances. J’ai pu, en grande partie, observer les performances des conteurs en gagnant leur confiance et en m’insérant dans l’auditoire. Participer à la performance d’un conteur, c’est comprendre que le rapport entre le conteur et son auditoire est et reste incontournable. Or, refuser de reconnaître le rôle du conteur c’est aussi refuser de reconnaître le rôle du public. Pourtant, « ne sont écoutées, retenues, acceptées et reproduites que les œuvres auxquelles la communauté adhère. Le développement de la littérature orale est soumis aux conditions de sa réception » souligne Véronika Görög-Karady (1990 : 29). La libre participation et intrusion du public par le biais de  questions, de réactions ou encore de contestations, cette interaction constante entre le conteur et son public montre  à la fois la vitalité de la performance, le talent et la créativité

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du conteur et du public.

           

Ouvrages cités :

 

CALVET (Louis-Jean),  La tradition orale, Paris : PUF, coll Que-sais-je, 1997.

CHAMOISEAU, CONFIANT, Lettres Créoles, Paris : Hatier, 1991.

CONFIANT (Raphaël), Les maîtres de la parole créole, Paris : Gallimard, 1995.

LORD (Albert), The singer of tales,  : Harvard University Press, 3ème édition, 2003.

DÉGH (Linda), American Folklore and the Mass Media,  : IndianaUniversity Press, 1994

FINNEGAN Ruth, Limba Stories and Storytelling, London : Oxford Library of Literature, 1967.

RUTIL (Alain), Les belles paroles d’Albert Gaspard, Paris : éd Caribéennes, 1987.

GÖROG-KARADY (dir), Le conte, pourquoi, comment, Paris : CNRS ed, 1984.

 

 

 




[1]

NICOLAÏSEN (Wilhem), « Variability an creativity in Folk-narrative », D’un conte à l’autre, 1990

[2]

CHAMOISEAU, CONFIANT, Lettres créoles, 1991, p 58.

[3]

Raphaël Confiant, par exemple, dans son ouvrage, Les maîtres de la parole Créole, se considère comme le passeur des porteurs de la parole populaire que sont les conteurs (1995 : 13). 

[4]

LORD, The Singer of Tales, 1960, pp 5-7.

[5]

NEUMANN (Siegfried), « Variability in Repertory and Performance of Mecklenburg Folkstory Tellers », D’un conte à l’autre, 1990.

[6]

DÉGH (Linda), Folktale and Society. Storytelling in a Hungarian Peasant Community, 1984.

[7]

FINNEGAN (Ruth), Limba stories and storytelling, pp 69-75.

[8]

RUTIL (Alain). Les belles paroles d’Albert Gaspard, 1987.

[9]

Ruth Finnegan fait part de son expérience chez les Limba et souligne la créativité qui ressort à chacune des performances auxquelles elle a pu assister : The audience is such, the teller is such, and the occasion is such – so that one could say that each telling of a story, each rearrangement or embellishing of the traditional themes, is itself the creation of a new story (1967 : 88).