L’étude comparée des permanences culturelles laissées à la Martinique par les groupes congo, indien et chinois arrivés dans la plantation post-esclavagiste, laisse apparaître d’évidentes disparités. L’explication de ces différences est à rechercher dans la durée de ces immigrations, leur rapport au pays originel, leur homogénéité/hétérogénéité ethnique, leur niveau de dépendance à l’égard de l’habitation, leur position respective vis-à-vis du pouvoir colonial et leur relation à la population noire créole majoritaire.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la Martinique fut concernée par de nouvelles immigrations. La plantocratie locale, soucieuse de renouveler la main d’œuvre après l’abolition de l’esclavage, suscita l’arrivée dans l’île de 37 008 engagés sous contrat : 25 509 Indiens, 10 521 Congos et 978 Chinois .
Ed. du Hailly donne une description des nouveaux venus, cantonnés à leur arrivée dans un bâtiment à l’embouchure de la Rivière Madame à Fort-de-France :
“ Le maussade préau qu’enclôt ce mur ne mériterait pas d’attirer notre attention s’il ne semblait investi du don magique en vertu duquel le tapis des contes arabes transportait son possesseur d’une extrémité du globe à l’autre. Aujourd’hui le visiteur pourra s’y croire au sein d’une tribu africaine du fond du golfe de Guinée. Autour des foyers en plein vent sont accroupis des nègres aux formes massives, aux chevelures laineuses et crépues ; les femmes ont à peine de quoi voiler leur nudité, mais leurs bras et leur col sont ornés de verroterie ; les enfans se roulent dans le sable à l’état de nature. Vienne le soir, et l’incertaine lueur des foyers éclairera des danses guidées par l’assourdissant et monotone tam-tam, des danses dont on ne songe plus à rire quand on y voit pour l’exilé le souvenir et comme le culte de la patrie absente.
Revenez à quelque temps de là visiter cette cour ; la peuplade noire aura fait place à des centaines d’enfans de Confucius, aux yeux bridés et narquois, accompagnés de femmes aux pieds mutilés, mais fières des grands peignes dorés et des longues épingles d’argent qui ornent les interminables tresses de leur chevelure. Le préau cette fois est devenu un faubourg de Canton.
Quelque autre jour, le sifflet du machiniste vous transportera sur les bords du Gange. Vous ne verrez autour de vous qu’Indiens, reconnaissables non moins à l’éclat profond des yeux et aux reflets bronzés de la peau qu’à la servilité caractéristique de l’attitude. Bien que ces malheureux ne représentent de l’extrême Orient que le côté sordide et misérable, on n’en est pas moins étonné de la pureté des lignes qui se révèlent sous ces formes chétives et grêles. A voir ces pauvres Indiennes s’envelopper dans un pagne troué avec des plis dignes parfois de la draperie antique, on sent je ne sais quel instinct du beau qui persiste sous ces haillons. Ce préau, où se succèdent des populations d’origines si diverses, sert en effet de dépôt provisoire aux convois d’émigrans à leur arrivée dans l’île, et ils y attendent que la répartition des travailleurs soit terminée entre les habitations de l’intérieur ” (du Hailly, 1863 : 866).
A leur installation dans la plantation martiniquaise post-esclavagiste, ces contractuels apportèrent avec eux leurs pratiques culturelles. Victor Meignan décrit la coexistence sur une habitation de sanctuaires des trois communautés :
“ Ici, dans une chambre sale et basse, se trouve un petit autel élevé à Bouddha par huit ou dix Chinois ; plus loin est un temple hindou, et quel temple ! élevé à Brahma ; puis, plus loin encore, on aperçoit des idoles africaines ” (Meignan, 1878 : 97).
Un siècle et demi plus tard, que reste-t-il de ces apports ? Et en cas de disparité quant à ces permanences, comment l’expliquer ? S’il existe diverses recherches sur la transmission des traits culturels indiens à la Martinique, il y a peu d’études sur l’apport chinois et encore moins de travaux sur l’évolution des traits congos. Les Congos sont les oubliés de l’histoire sociale et de l’anthropologie martiniquaises . Ces manques rendent toute analyse aléatoire. De plus, l’appréciation des traits hérités des arrivants post-esclavagistes doit tenir compte de l’introduction ultérieure d’éléments culturels en provenance de certains de ces mêmes pays d’où furent issus ces immigrants. Les réponses aux questions posées nécessiteraient donc des recherches qui dépasseraient les prétentions de la présente communication. Dans l’état actuel des données disponibles et à titre exploratoire, quelques constats peuvent cependant être dressés et quelques pistes esquissées.
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Des legs culturels congo, indien et chinois, l’héritage indien est manifestement le plus visible. Longtemps cristallisé autour du fait religieux, pratiques hindoues issues des villages tamouls du XIXe siècle, ce patrimoine est depuis une vingtaine d’années l’objet d’une reviviscence qui déborde la sphère proprement cultuelle pour dynamiser des pratiques en relation avec cette dernière : art culinaire, danse traditionnelle, iconographie. Le fait culturel indien à la Martinique présente par ailleurs des formes nouvelles, distinctes des apports populaires de l’immigration et en liaison avec les représentations actuelles de l’Inde dans les sociétés occidentales : techniques de relaxation, conceptions philosophiques, végétarisme, hindouisme élitaire, musique carnatique et hindoustani, danse classique, usages vestimentaires. Ces formes nouvelles sont adoptées à la fois par des descendants d’Indiens et par d’autres secteurs de la société .
Si les descendants des contractuels chinois ont pour leur part abandonné les usages culturels de leurs ancêtres, singulièrement leurs pratiques religieuses, ils ont en revanche conservé partiellement la spécialisation professionnelle que partageaient leurs ascendants à leur sortie de la plantation. Ces derniers anticipèrent en effet la rupture d’avec l’habitation pour devenir domestiques, employés ou artisans, avant d’ouvrir des commerces d’alimentation en milieu urbain (Fort-de-France et Saint-Pierre ). Par ailleurs, à la différence des autres, l’immigration chinoise déborda la période de l’après-abolition pour continuer jusqu’à nos jours. Ainsi allaient arriver entre 1925 et 1940, d’autres originaires de Chine qui s’établirent comme commerçants (Cardin, 1990 : 158). On compte parmi ces derniers une famille qui figure au tout premier rang des négociants de Martinique. Ils allaient être rejoints ultérieurement par d’autres commerçants et par des restaurateurs, qui diffusèrent dans l’île la cuisine chinoise internationale. Ils provenaient directement de Chine ou avaient transité par la Guyane, pays à minorité chinoise significative. Parmi ces arrivants récents, figurent quelques dévots du bouddhisme chinois, du confucianisme et du taoïsme.
L’héritage culturel congo, lui, ne peut être apprécié qu’en termes de traces. Ainsi le linguiste Robert Damoiseau a-t-il identifié chez deux descendants de Congos du sud de l’île, âgés respectivement de 106 et 68 ans, une cinquantaine de lexèmes africains, éléments principalement de kikongo (Damoiseau, 1980). A ces traces linguistiques s’ajoutent des marques résiduelles d’ordre magico-religieux (le Pon ? ), culinaire (la soupe congo), toponymique (Morne l’Afrique au Diamant…) ou patronymique (N’guéla, Condé, Simba…).
La conservation du patronyme concerne toutefois la descendance de tous les groupes immigrés. Elle constitue même un invariant du système de l’engagement, engagement européen du XVIIe siècle compris . Contrairement aux esclaves qui ne reçurent d’Etat-civil (noms d’inspiration française, anagrammique ou mythologique ) qu’à leur affranchissement ou qu’à l’abolition, les fils d’engagés européens, indiens, chinois et congos conservèrent, eux, les noms de leurs parents immigrants. Certes, pour les lignées des trois derniers groupes cette préservation s’effectua au prix de l’abandon des systèmes de transmission anthroponymique en cours dans les sociétés de leurs ascendants. C’est ainsi qu’on passa pour les Indiens d’une nomination marquée par la caste à une nomination marquée par la filiation. Et il y eut parfois altération des noms initiaux. Il n’en reste pas moins que pour les générations issues de l’engagement, le maintien de l’onomastique, fut-il partiel, constitue un héritage caractéristique.
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Indépendamment des apports culturels ou humains issus des mêmes zones mais postérieurs aux immigrations étudiées, l’héritage indien de la période contractuelle paraît donc plus substantiel que les autres. Le facteur numérique semble, à première vue, un élément d’explication du phénomène. L’immigration indienne aurait laissé les traces les plus évidentes parce qu’elle a été la plus nombreuse. A y regarder de près, cette explication se révèle insuffisante voire illusoire. Car aux chiffres de l’immigration, il faut en substituer d’autres : ceux des immigrants restés dans l’île à l’issue des retours dans les pays d’origine. Et il ressort de la comparaison de ces derniers relevés, que ceux qui semblent s’être le plus nettement acculturés sont en fait ceux issus de la communauté la plus importante numériquement au début du XXe siècle, à savoir les Congos.
Sur 10 521 Congos, il n’y eut en effet que deux à retourner en Afrique, dont un certain Tom Tobie, expulsé en 1858 pour “ s’être livré à des voies de fait sur son employeur, M. Brafin, à Sainte-Anne, et qui avait mauvaise influence sur son atelier, qui avait tenté de s’évader de la colonie ” (David, 1973 : 132). Au 31 décembre 1900, secondes générations comprises, il restait 5 345 Congos, soit près de treize fois plus que les 430 Chinois - qui n’eurent qu’un rapatrié - encore présents à cette époque et davantage même que le nombre d’Indiens à la même période : 3 764. Ces derniers comptèrent, il faut le souligner, 11 951 rapatriés.
Le laminoir assimilationniste français ne saurait non plus représenter un principe explicateur de la disparité relevée. L’entreprise d’identification culturelle de la Martinique à la France, commencée dès les premiers temps coloniaux et dont les instruments essentiels furent l’Eglise puis l’école, intéressa au même titre les descendants des trois groupes immigrants. Ils furent tous évangélisés et fréquentèrent pareillement une école publique qui leur déniait tout particularisme. En fait, l’assimilation des secondes générations d’immigrés fut dans un premier temps, et pour l’essentiel, une assimilation à la culture créole majoritaire et non à la culture française dominante. C’est que le projet d’assimilation à la francité des fils d’engagés se heurtait, comme pour jadis les esclaves, aux contradictions d’une oeuvre coloniale qui entendait conjuguer identification culturelle et exploitation mais qui, en réalité, donnait priorité au second terme, obéissant en cela à la logique fondamentale du système colonial. C’est donc ailleurs, dans la nature et dans les modalités des immigrations respectives, qu’il faut rechercher les causes des différences observées dans la préservation des cultures d’origine des trois groupes étudiés.
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L’immigration indienne fut exceptionnellement longue. Elle dura de 1853 à 1883. A ces trente années d’immigration proprement dite, il convient d’ajouter 17 ans au cours desquels les contractuels issus du sous-continent purent encore choisir de rentrer au pays. Les rapatriements s’étalèrent en effet de 1855 à 1900. Les durées des immigrations congo et chinoise furent en comparaison nettement moindres. De 1857 à 1862 pour la première, soit 5 ans ; de 1859 à 1860 pour la seconde, soit une année . Et il n’y eut pour ces dernières (à trois exceptions près) pas de rapatriement. Contrairement donc aux autres cultures immigrées, la culture indienne fut pendant 30 ans vivifiée par l’apport continu de nouveaux arrivants. Et pendant 47 ans, le lien à la civilisation originelle put être entretenu dans la perspective du retour. Pour les Congos et les Chinois par contre, la distance d’avec l’Afrique et la Chine fut d’emblée plus marquée, compte tenu de la faible durée de leurs immigrations et compte tenu du fait qu’ils s’établirent à la Martinique non pas à titre transitoire mais définitif.
D’autres différences opposent cette fois l’engagement indien et chinois à l’immigration congo. A l’opposé des engagements indien et chinois qui étaient majoritairement des recrutements d’adultes, l’immigration congo se singularisait par la jeunesse de ses sujets. Des divers relevés mentionnant l’âge des immigrants, compilés et analysés par Bernard David (1973), on peut tirer les enseignements suivants : pour les contractuels en provenance de l’Inde, la grande majorité d’entre eux avait moins de 25 ans à leur arrivée. Pour les engagés issus de Chine, l’âge courant était de 19 à 26 ans. Pour les Africains en revanche, les 10-24 ans représentaient 93% du groupe. Ce dernier groupe était donc constitué principalement d’adolescents et de jeunes. Aussi, parce que la jeunesse se caractérise à la fois par un manque d’acquis culturel et une porosité à l’environnement, la jeunesse des Congos est-elle un élément à verser à l’explication de leur assimilation .
La relation des Congos au pays originel fut peut-être encore influencée par le sort singulièrement tragique qui les avaient conduits à le quitter. Prisonniers de droit commun libérés moyennant un engagement pour la Martinique, individus rejetés de leur tribu pour avoir enfreint des interdits coutumiers, esclaves d’autres Africains, réchappés de traites clandestines, les Congos étaient peut être encore plus au ban de leur société que ne l’étaient les autres engagés. Ces ruptures vis-à-vis de la terre natale furent probablement aussi des principes explicateurs de la rapidité de leur intégration à la société d’accueil.
Le contraste entre Indiens et Chinois d’une part et Congos d’autre part, tenait aussi au fait que les premiers participaient de cultures radicalement hétérogènes au regard de celle des insulaires. Ce qui était moins le cas des Congos qui partageaient avec la plupart des autochtones une origine africaine commune. Une partie des bossales déportés à la Martinique provenait d’ailleurs du même monde culturel bantou que les Congos. Ces derniers sont donc arrivés “ sur un terrain préparé par leurs compatriotes de la traite des Noirs, qui l’avaient imprégné de leur culture, de leurs manières de faire : danses, gestes, etc. Leur dépaysement ne fut pas total ” (Marie, 1977 : 32). De plus, à l'arrivée des Congos, se trouvaient dans l'île d'autres Africains, derniers débarqués des traites esclavagistes (légale et clandestine) .
Le contraste tenait encore aux oppositions phénotypiques entre Indiens, Chinois et Créoles , alors que dans le même temps, la proximité bio-génétique des derniers avec les Congos était évidente. L’indicateur biogénétique est un marqueur d’ethnicité fort. “ Les phénotypes tels que la couleur de la peau et certains aspects morphologiques sont les signes les plus visibles de la différence …. L’opacité (la non-transparence) d’un groupe va varier selon de subtiles nuances où vont se marier des indicateurs d’ordre corporel ” (Raveau, 1987 : 112). Dans une société comme la Martinique qui, pour des raisons politiques et sociales (classification des couleurs, stratégie du blanchiment), était particulièrement sensible au signe corporel , la singularité phénotypique des Indiens et des Chinois fonctionna comme un facteur d’accentuation de leur différence. Toutefois, et paradoxalement, en cohérence avec la hiérarchisation des caractères somatiques dans la société d’accueil, la peau blanche des Chinois ou les cheveux raides des Indiens ont pu jouer comme des éléments d’inclusion, là où la peau noire des Congos pouvait représenter un facteur d’exclusion . La visibilité des nouveaux arrivants allait cependant être relativisée à mesure que progressa le métissage. Les unions avec les Créoles, qui apparaissent dès la période d’immigration du fait des faibles contingents de femmes (particulièrement chez les Chinois), s’accrurent à compter du début du XXe siècle.
D’autres oppositions sont à relever au plan, cette fois, de l’homogénéité culturelle. Néanmoins, en l’état actuel des données il est difficile d’être précis. Ce qui est certain, c’est que les Indiens présentaient une remarquable homogénéité : 90 % étaient tamouls. L’écrasante majorité de l’engagement indien était donc composée de membres d’un même groupe ethnique, parlant la même langue et pratiquant (pour au moins 85 %) la même religion hindoue.
Pour ce qui est des Chinois, nous ne disposons que des noms des ports d’embarquement pour tenter de cibler leur origine ethnique. 552, soit 56%, embarquèrent à Shanghaï, et 426, soit 44%, partirent de Canton. En supposant que les embarqués étaient originaires des provinces où sont situés les ports en question (ce qui n’est pas certain), 56% des Chinois auraient été de langue wu (ceux de Shangaï). Quant aux 44% partis de Canton, ils auraient pu être de langue cantonaise ou hakka. Compte tenu de la tradition d’émigration hakka au XIXe siècle, on peut penser que ceux-ci étaient représentés parmi ceux qui quittèrent Canton.
Il est plus malaisé encore de cerner les caractéristiques ethniques des Congos, laquelle appellation désigne des populations issues de vastes régions de part et d’autre du fleuve Congo. 9 925, soit 94% engagés, arrivèrent du Congo-Brazaville et du Congo-Kinshasa ; 254, soit 2%, du Serria-Leone ; 159, soit 1,5% du Gabon ; et 183, soit près de 2%, sont d’origine non identifiée. Ces immigrants étaient dans leur quasi totalité issus du monde bantou. Mais dans la mesure où ce grand groupe culturel se fragmente en des dizaines de sous-groupes ethniques parlant des idiomes différents et ne maîtrisant pas tous les langues véhiculaires de ces régions, on peut supposer que l’homogénéité Congos arrivés à la Martinique était pour le moins relative. Au final, et sous réserve d’informations complémentaires, il apparaît que des trois groupes d’engagés, le contingent indien présentait la plus forte cohésion ethno-culturelle.
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Il convient maintenant d’observer le positionnement des engagés et de leurs descendants vis à vis du pouvoir colonial et les incidences culturelles de ce positionnement. Mais rappelons d’abord le contexte politique et social qui prévalait à l’époque de l’immigration. Menacés dans leurs profits et leur hégémonie par l’abolition de l’esclavage, les planteurs virent dans l’activation de nouveaux flux migratoires, la possibilité de pallier la désertion relative des habitations par les esclaves libérés. Mais en saturant la demande de travail, l’immigration représentait surtout un moyen de contenir les revendications d’augmentation salariale qui surgirent à la libération. Il s’agissait enfin, en introduisant massivement des individus que l’on souhaitait soumis à l’ordre colonial et manipulables, de briser l’espoir révolutionnaire de redistribution du pouvoir et des biens né avec l’accession à la liberté.
Après quelque temps d’espérance portée par les idéaux de la révolution française de 1848, la reprise en main de la force de travail s’affirma avec l’arrivée aux affaires de Louis-Napoléon Bonaparte, lequel, en décrétant l’immigration, témoigna de sa solidarité avec une plantocratie dont il était issu en lignée maternelle, et dont il partageait l’idéologie. “ L’émigration [l’immigration] n’avait pas à sauver le pays mais le colon ” (Lacascade, cité par Cardin, 1990 : 53).
Les Chinois se révélèrent totalement rétifs à l’ordre colonial. La moitié d’entre eux comparurent à un titre ou à un autre devant les tribunaux. “ Les ateliers [chinois] se sont coalisés contre les habitants qui, peu habitués à la résistance, en ont fort vite été dégoûtés ” (Jourjon, cité par Adélaïde-Merlande, 2000 : 74). Sortis précocement du jeu plantationnaire du fait de leur rupture hâtive d’avec l’habitation, évoluant dès lors aux marges de cette dernière, ils furent, de fait, peu concernés par les conflits qui traversèrent la société d’habitation.
Les Congos, eux, furent au côté des Créoles dans toutes les grandes luttes politiques et sociales qui secouèrent le sud de la Martinique (où ils étaient nombreux) dans la seconde moitié du XIXe et au début du XXe siècle. Cette jonction avec les Créoles était une crainte des planteurs. Nonobstant l’idée selon laquelle l’Africain était “ celui qui travaille le mieux ” (Cochin, cité par Sméralda-Amon, 1996 : 323), nombre de propriétaires paraissaient “peu désireux de voir arriver des Africains dont la présence risquait d’augmenter la tension sociale ” (David, 1978 : 54). Aussi, quand un planteur constata que les Congos était reçus en compatriotes, il s’inquiéta : “ ils s’entendent parfaitement, malheureusement ” (cité par Renard, 1973 : 231). Ces craintes se révélèrent fondées. Des manifestations de solidarité eurent lieu, dirigées contre le tiers béké. La première de celles-ci, la plus importante, fut l’Insurrection du Sud, en septembre 1870.
Tout partit d’un acte raciste, aggravé par une décision de justice inique. Un Créole, Léopold Lubin, fut cravaché par deux Blancs qui lui reprochaient d’avoir omis de les saluer et tardé à s’écarter du passage de leurs chevaux. Lubin porta plainte et attendit vainement justice. En représailles, il cravacha sévèrement l’un de ceux qui l’avaient fouetté. Il fut condamné à cinq ans de bagne. Un assesseur du jury, le Béké Codé, se vanta d’avoir emporté la décision. Il fut la cible de la vindicte populaire. L’un de ses “ dépeceurs [fut le] Congo Joseph Tang ” (Anselin, 1994 : 147).
Cet acte fut l’épisode marquant d’une insurrection qui prit pour référence la révolution haïtienne, dans un contexte caractérisé par l’affaiblissement du pouvoir central du fait de la guerre franco-prussienne. La rébellion se fixa trois objectifs essentiels, dont un concernait spécifiquement les Congos :
- proclamer l’indépendance de l’île et établir une république martiniquaise,
- chasser les Blancs, s’emparer des terres et assurer leur restitution aux paysans (trois propriétés avaient déjà été partagées),
- libération des Africains (très nombreux dans le Sud) nouvellement arrivés de tous les engagements contractés (Lucrèce, 1981 : 76).
Partie de Rivière-Pilote, la révolte embrasa le sud de l’île, incendiant une cinquantaine d’habitations. Mais l’indiscipline et la désorganisation stratégique des rebelles, leur hésitation à attaquer les centres névralgiques de Saint-Pierre et Fort-de-France, leur armement dérisoire face à la détermination de colons surarmés, bien décidés à empêcher toute reproduction du modèle haïtien, eurent raison de l’insurrection.
La rébellion fit officiellement 23 morts : 4 du côté de l’autorité, 19 dans le rang des insurgés. Mais ce dernier chiffre fut contesté. D’aucuns parlèrent de plusieurs dizaines de tués parmi les rebelles. Il y eut 510 arrestations. 71 inculpés furent condamnés à la déportation ou aux travaux forcés (Renard, 1973 : 235) et 5 des principaux chefs de l’insurrection furent fusillés (Nicolas, 1996 : 91).
Le second cas concerne la grande grève de 1900, laquelle fut la première à intéresser toute la Martinique. A compter de 1884 s’amorça une longue crise sucrière en raison d’une surproduction internationale. Les planteurs répondirent par une limitation des coûts de production qui se traduisit par une diminution drastique des salaires et une augmentation des tâches. Dans le même temps, les produits alimentaires de base importés de France et des Etats-Unis renchérissaient. Le 5 février 1900, les ouvriers agricoles de trois habitations de Sainte-Marie (nord) refusèrent de reprendre le travail et entamèrent une grève marchante. Le principe était de rejoindre d’autres plantations afin d’en débaucher les cultivateurs. La grève s’étendit au sud et le 8 février dans l’après-midi, 400 grévistes atteignirent l’usine du François. Le maire, Homère Clément, les arrêta et entama des négociations. C’est alors qu’un détachement de 25 hommes ouvrit le feu contre toute attente. “ Dix-sept ouvriers sont morts ce jour-là, tués sur place ou lors de leur transport à l’hôpital du Saint-Esprit ” (Léotin, 2000 : 13). Homère Clément en réchappa, mais le crâne de son cocher fut fracassé. Parmi ceux qui tombèrent, trois portaient des noms congos : Mouboundo, Quinquéla, M’vondo .
Le troisième cas a trait à un épisode de l’histoire politique martiniquaise, “ La guerre du Diamant ”, tiré de l’oubli par une publication de l’ethnologue Richard Price. Les faits se déroulèrent le 24 mai 1925, dans une commune du sud à forte minorité congo . Ils furent une des conséquences tragiques des manœuvres électorales de la plantocratie, qui s’efforçait, avec le soutien de l’administration, d’entraver par la répression, la fraude et l’argent l’ascension du parti socialiste .
“ Au Diamant, les socialistes qui tenaient la majorité étaient près à renverser le maire sortant, Eleuthère, homme de la droite et béni-oui-oui du colonel de Coppens et des békés ” (Price, 2000 : 16). Au terme du vote, l’urne fut enlevée par les gendarmes pour être dépouillée à Fort-de-France. Les partisans socialistes, craignant la fraude lors du dépouillement en leur absence, s’opposèrent vigoureusement à ce déplacement. S’ensuivit une fusillade sans sommation qui fit 10 morts et 11 blessés. Les victimes provenaient essentiellement de la foule des manifestants et des badauds, mais y figuraient aussi des partisans des Békés qui escortaient l’urne, et de Coppens lui-même, distillateur, conseiller général et représentant local de la plantocratie. Il y eut controverse sur les causes du décès de de Coppens : assassinat par des émeutiers, balle perdue provenant des gendarmes ou des militaires, tir intentionnel d’un caporal mitrailleur guadeloupéen et socialiste, on se perdit en conjectures.
Dix manifestants furent arrêtés et condamnés. Parmi eux, quatre descendants de Congos : Makessa, Makessa, Mayoulika, M’Bassé. La mémoire orale reconnut aux Congos un rôle déterminant dans l’affaire : “ C’était ces Kongos qui ont commencé cette bagarre-là… Tous ces Kongos étaient pour ce nègre-là (Giscon). Ils étaient contre le colonel Coppens ” (cité par Price, 2000 ; 26).
Huit ans plus tard, un maraudeur et talentueux sculpteur, le fils de Congo Médard Aribot, fut condamné à la relégation à perpétuité en Guyane. Officiellement, il devait ce châtiment à ses larcins répétés. Mais l’opinion populaire prétendit qu’il payait-là la réalisation trop vraie d’un buste du colonel, “ photo en bois ” brandie par des émeutiers menaçants peu avant la tragédie.
Par-delà le préjugé de couleur et le souci de se démarquer de l’Afrique, traits prégnants dans la société d’accueil, il y eut donc alliance politique entre arrivants et natifs. Dans ce contexte de lutte, les Congos virent même certains stéréotypes qui leur étaient défavorables se retourner à leur profit. Ainsi la “ sauvagerie ” des Congos, préjugé auxquels adhéraient les Créoles, fut appréciée, recherchée, dès lors qu’il s’agissait de s’adjoindre des alliés que l’on pensait en mesure de répondre radicalement à l’injustice coloniale.
L’adhésion des Congos aux luttes du groupe majoritaire n’était toutefois que le prolongement d’une adhésion générale aux usages de ce groupe. Par volonté d’intégration, les Congos semblent avoir choisi de s’assimiler. Par exemple, là où les autres engagés manifestaient un refus du baptême (ce qui ne sera pas le cas de leurs descendants), les Congos se convertirent en masse au catholicisme. Du moins formellement : “ J’ai vu sur une habitation la femme du propriétaire, essayant de faire revivre un antique usage colonial, réunir soir et matin ses émigrans [africains] pour une prière à laquelle venaient se joindre quelques élémens d’instruction religieuse. Les progrès étaient lents, et les plus savans au bout de quelques mois n’avaient guère dépassé le signe de la croix […]. Peut-être les Indiens se laisseraient-ils convertir moins aisément (du Hailly, 1863 : 872).
Il en fut de même du mariage. Peu pratiqué parmi les esclaves, le mariage avait suivi une forte progression après l’abolition (tout en restant bien moins commun que le concubinage). “ Si l’on compare les moyennes décennales qui ont précédé et suivi 1848, on verra que le nombre annuel des unions régulières est monté à la Martinique de 46 à 637 ” (ibid : 862). Les Congos accompagnèrent le mouvement en se mariant en nombre. “ Aucun autre groupe n’adopta aussi bien les normes de la vie martiniquaise ” (David, 1973 : 135).
Les Indiens réagirent eux aussi à l’arbitraire, aux violences, au non-respect des dispositions contractuelles et la misère dans laquelle ils furent, comme les autres engagés, plongés. Désertions, refus de travail, incendies de bagasse, suicides se produisirent dans des proportions considérables . Pour autant, ces actes répétés de rébellion ne débouchèrent sur aucune entreprise intercommunautaire d’insoumission. Cette rencontre empêchée entre Indiens et Créoles s’explique, pour l’essentiel, par l’instrumentalisation par les propriétaires, des premiers contre les seconds.
Il s’agissait-là d’une répétition de l’Histoire. La manipulation des Mulâtres émancipés contre les esclaves participait du même principe : diviser pour régner. Cet objectif des engagistes leur faisait d’ailleurs préférer l’immigration indienne, moins susceptible à leur avis de déboucher sur une coalition entre dominés, du fait de la différence d’origine des arrivants.
Ainsi, en 1884, l’année même de l’arrêt de l’immigration pour cause de surproduction sucrière, les planteurs de Basse-Pointe décidèrent de baisser les salaires des cultivateurs créoles et s’appuyèrent pour ce faire sur la main d’oeuvre indienne (Adélaïde-Merlande, 2000 : 113). Et en 1885, dans le cadre d’une grève déclenchée à l’usine du François suite à une réduction de 20% des salaires, “ on fait appel à des immigrants indiens pour passer au moulin les cannes déjà coupées ” (ibid : 114). Enfin, les colons entretinrent la rivalité entre Créoles et Indiens en confiant préférentiellement aux Indiens les postes d’encadrement intermédiaire des plantations.
Consécutivement à ces manœuvres, fleurirent de nombreux discours dégradants de faiseurs d’opinion à l’endroit des Indiens. Ils provenaient notamment d’élus des Créoles opposés à une immigration qui n’en finissait pas. L’accumulation de ces discours joua en défaveur des Indiens, là où Congos et Chinois échappèrent à cette accumulation, en raison de la brièveté des périodes sur lesquelles s’étalèrent leurs arrivées .
Tout ceci eut pour conséquence le rejet des Indiens par la majorité des autochtones. On peut mesurer l’ampleur de ce rejet à la production d’une oraliture créole flétrissant les Indiens (chansons, proverbes, contes, etc ), qui n’eut d’équivalent pour aucun autre groupe immigré. Mais les contradictions dans lesquelles furent placés les Indiens puis leurs descendants, ne devaient résister indéfiniment au poids des réalités.
En septembre 1948, éclata l’affaire des “ Seize de Basse-Pointe ”. Cet événement s’inscrivit dans une année particulièrement troublée au plan social. En février déjà, les gendarmes avaient tiré sur une foule de grévistes au Carbet, tuant trois d’entre eux, blessant une trentaine d’autres.
Sur l’habitation Leyritz à Basse-Pointe, alors que se tenait une assemblée générale de grévistes, un des deux administrateurs de la plantation, le Béké Guy de Fabrique - dont le frère présent à la réunion semblait menacé -, se rendit sur les lieux, armé et escorté de gendarmes. Il fut “ mortellement blessé de plusieurs coups de coutelas ” (Manville, 1992 : 86).
A l’issue du lynchage, quelques dizaines de grévistes prirent le maquis et tinrent quelque temps, aidés par la population. A leur arrestation, seize présumés coupables furent transférés à Bordeaux pour jugement. Parmi eux, plusieurs descendants d’Indiens, dont Moutoussamy, Moutoussamy et Julina. Deux ans plus tard, au terme d’un procès retentissant et grâce au soutien de la population de Basse-Pointe, de l’immigration antillaise en France, du Parti communiste et de syndicalistes, les inculpés furent acquittés.
Ulcérés par ce jugement, les Békés de Basse-Pointe licencièrent de nombreux travailleurs soupçonnés d’avoir participé au lynchage ou soutenu les inculpés. Figuraient parmi eux plusieurs descendants d’Indiens, qui partirent alors rejoindre d’autres descendants d’Indiens, cantonniers à Fort-de-France (Arsaye, 1998 : 73).
L’ostracisme du groupe majoritaire à l’égard de la descendance indienne, ne devait toutefois se terminer qu’avec la disparition, dans la décennie 1960, de l’habitation en tant que cellule de base de la société. Les tensions entre groupes découlaient des relations de concurrence instituées et entretenues par le colon au sein de la plantation. Avec la fin de celle-ci, les raisons d’une opposition ayant pour origine l’utilisation des Indiens comme briseurs de grèves disparurent. La marginalisation de l’Indien, qui était liée au système plantationnaire et qui avait pour fondement la pérennisation du rapport de domination du Béké, se désagrégea avec la faillite du système en question.
Ces longues années durant lesquelles les Indiens puis leurs descendants ne purent s’intégrer véritablement à la société martiniquaise, eurent des conséquences au plan de la préservation de leur héritage culturel. La culture indienne allait sortir confortée de cette entente empêchée. Maintenus à l’écart, les Indiens n’eurent d’autre choix que de cultiver les traits qui étaient les leurs et de sauvegarder leur différence. Ce qui les stigmatisait encore davantage aux yeux des Créoles. En substance, le rejet de l’Indien contribua à la préservation de son patrimoine culturel.
Par un retournement de conjoncture, ces permanences culturelles indiennes traditionnellement niées ou méprisées, représentent aujourd’hui un enjeu pour la société globale. Confrontée à la dissolution des traits créoles du fait du basculement pour cause d’assistance économique généralisée dans une modernité non produite et non contrôlée, face à l’assimilation accélérée aux cultures française et étasunienne, la société martiniquaise est aujourd’hui en perte d’identité et en quête de particularismes à opposer à l’absorption en cours. Et ces différences, elle les trouve dans une culture créole revisitée, c’est-à-dire intégrant notamment l’apport indien .
Pour la descendance indienne, cette évolution est synonyme d’intégration et de valorisation. Mais parce que les traits légués par l’immigration, marqués par l’adaptation au monde révolu de l’habitation, ne sont pas eux-mêmes à l’abri de la dissolution, les héritiers, pour conforter le legs autant que pour le renouveler, puisent de plus en plus dans le stock culturel indo-indien. La représentation civilisationnelle de l’Inde, aujourd’hui des plus positives, les y incite d’autant plus.
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La disparité entre les héritages étudiés s’expliquerait donc par un faisceau de causes et par des réponses différenciées à la manipulation coloniale. Les parcours de ces trois groupes nous montrent, s’il en était besoin, que la transmission des traits culturels s'établit en fonction des conditions, des situations, dans lesquelles se trouvent placés les groupes qui portent ces traits. La transmission culturelle s’opère quand qu’il existe des bases objectives et un contexte qui la permettent. Elle est tributaire de l’histoire, de la sociologie, de la politique. Elle n’est pas une reconduction mécanique.