DEPENDANCE, INDEPENDANCE ET INTERDEPENDANCE, par Jean Bernabé


I- Autonomisme, indépendantisme, stratégies et volontés émancipatrices

Le non retentissant la consultation du 10 janvier et le oui, moins nimbé de gloriole mais admis, à celle du 24 sont de nature à mettre fin pour notre pays Martinique à un cycle politique. Ce dernier fut inauguré en 1946 avec la loi sur la départementalisation, puis ponctué successivement par la démission d’Aimé Césaire du PCF en 1956, par la création en 1958 du Parti Progressiste Martiniquais, événement à l’origine de son mot d’ordre d’autonomie, et enfin par les événements insurrectionnels de 1959, qui, en écho (subliminal) à l’insurrection du Sud de 1870, allaient générer, pour la première fois dans notre histoire de façon explicite et significative l’option tout à la fois idéologique et politique de l’indépendance.



Pour autant — qu’on me comprenne bien ! —, je ne prétends nullement que l’ère nouvelle éradique les choix intégrationnistes radicaux, les stratégies autonomistes conçues soit comme moyens soit comme fins, ou encore les volontés irrédentistes d’indépendance. Son advenue me semble cependant devoir éclairer ces positionnements d’un jour nouveau, je veux dire marqué au coin d’un réalisme nécessairement suscité par le verdict sinon d’un peuple, du moins d’un électorat.

Ces comportements seront, me semble-t-il, commandés par le seul instinct de conservation politique des différents protagonistes de la scène où s’organisent paroles venteuses et actions concrètes, joutes et dialogues, affrontements et alliances, coups d’éclats et coups bas, hauts faits et forfaits. En un mot, jusqu’à nouvel ordre des choses et du monde, l’habituel et incontournable spectacle, en cent actes divers, de l’humaine condition.

Avant de développer plus avant ma vision prospective de la réalité martiniquaise, je souhaite, sous les auspices de l’histoire, revisiter (et non pas réviser !) les logiques qui ont présidé aux mutations idéologico-politiques intervenues dans notre pays. Je rappelle que la Révolution Française est directement héritière de deux révolutions antérieures, chacune de type antimonarchique : l’anglaise avec Cromwell pour initiateur au XVIIème siècle et l’américaine avec, comme figure emblématique, Washington. Cette dernière diffère de celle de 1789 en ce qu’elle est aussi une révolution anti-colonialiste. Quant à la révolution haïtienne, fille des Lumières et de 1789, elle aboutit en 1804 à l’indépendance. En sa genèse, elle aura assurément, comme la continentale, cumulé les traits antimonarchistes et anticolonialistes. Mais pas pour longtemps !

Si les Etats-Unis sont devenus et restés une démocratie institutionnelle — malgré les entorses objectives que l’on sait à l’esprit démocratique : esclavage, génocide des Indiens, ségrégationnisme, libéralisme économique débridé, pillage du tiers-Monde, destruction des ressources et de l’environnement planétaires, hégémonisme mondial, tout cela assorti d’un protectionnisme impérialiste à l’intérieur d’un périmètre défini sous le mode de l’exclusivité par Monroe—, Haïti, elle, est vite devenue un Etat monarchique (le grand libérateur Dessalines s’autoproclame Jacques 1er !). Ce pays est de surcroît animé d’une volonté colonisatrice vis-à-vis de la partie orientale de Saint-Domingue, aujourd’hui, République Dominicaine. Certes, la démarche colonisatrice peut s’expliquer par la volonté d’unification politique (suite à la guerre d’indépendance) de la grande île, mais elle n’en relève pas moins d’une volonté impériale.

Que constatons-nous ? Le mode d’accès à l’indépendance est, dans le cas des USA comme d’Haïti, fondé sur la violence insurrectionnelle. Qu’il me soit permis de rappeler que, s’agissant de la Perle des Antilles, cette violence n’était pas une fatalité. Elle l’est devenue, en raison du machiavélisme, l’aveuglement et la turpitude de Napoléon, qui n’a pas su prendre la mesure du positionnement de Toussaint-Louverture, ardent défenseur de l’autonomie de ce territoire dont la richesse, on le sait, était si énorme que les capitaux générés par elle ont été à l’origine de l’industrialisation de la France, à la remorque, en ce domaine, de l’Angleterre. L’indépendance est alors devenue la solution et cette solution (qui par la suite deviendra un « problème objectif ») ne pouvait être obtenue que par l’intransigeance dont un Boukman (« boulé tet, boulé kay ! ») constitue une figure fondatrice.

Si le recours à la violence n’a pas été préjudiciable à la stabilité démocratique des Etats-Unis, c’est parce que la structure anthropologique de la société étasunienne était en mesure de résister aux turbulences rétroactives de la geste révolutionnaire, dans laquelle, il convient de le rappeler, les armées « nègres » (transfuges des territoires du sud) ont joué un rôle considérable, reconnu aujourd’hui comme déterminant dans la lutte contre la métropole anglaise. L’indépendance des USA s’est donc faite essentiellement sous les auspices du nord en cours d’industrialisation. Autrement dit, c’est la partie septentrionale et nord-orientale (la nouvelle Angleterre) des USA, véritable « projection de la vieille Europe » (selon le mot de Paul Valéry), c’est-à-dire un espace non-créole, qui a été le moteur de l’indépendance de 1776. Mais les contradictions liées à l’existence d’une composante créole (d’économie essentiellement agricole) au sud allaient rattraper la société de ce pays et déboucher, près d’un siècle plus tard, sur la guerre de Sécession. Cette dernière aurait pu se terminer par une bipartition du pays, s’il n’avait eu à sa tête Lincoln.

Haïti n’a pas eu son Lincoln et, pour des raisons que je développerai ci-dessous, elle ne pouvait pas vraiment en avoir un, sauf à forcer l’histoire par quelque miracle émanant d’un univers de réalisme merveilleux ! En sorte que l’ancienne Hispaniola, devenue par la suite Saint-Domingue, non seulement a partagé son histoire postrévolutionnaire entre des régimes de type monarchique ou dictatoriaux et des républiques vacillantes du côté haïtien (1), mais aussi qu’elle comporte deux nations différentes, dont l’inimitié bi-séculaire ne s’est pas encore dissoute dans le pacifisme des intellectuels de bonne volonté vivant de part et d’autre de la frontière. Je signale l’écrasante prédominance en Haïti de la composante afro-descendante et, inversement la composition très majoritairement euro-descendante de la population dominicaine. D’un côté existence d’une société exclusivement créolophone à 75% et francophone et créolophone à 15% et de l’autre, un territoire hispanophone, qui n’a pas généré de créole à partir de l’espagnol (2). En d’autres termes, pour suivre la logique de la partition, on pourrait élaborer un modèle explicatif qui rattacherait Saint-Domingue au Nord, non créole et Haïti au sud des USA.

Cette symétrie que je viens de mettre en lumière n’est pas sans enseignements. Elle pourrait expliquer, entre autres facteurs, la raison pour laquelle vue d’avion la grand île présente à l’ouest un territoire complètement chauve et quasi désertique (Haïti) et, à l’est, une terre verdoyante (le République Dominicaine). Qu’on ne me fasse pas dire que j’oppose là l’enfer et le paradis ! Mais outre que le hasard géologique a situé une tragique faille sismique en Haïti et non pas en République Dominicaine, au lieu de recourir au terme irrationnel de « malédiction » pour rendre compte des malheurs écologiques récurrents et de leurs effets sur la salubrité et la préservation du pays, on doit relier sa déforestation aux effets ravageurs par temps cycloniques et la déficience de ses infrastructures matérielles par sa faiblesse structurelle, elle-même générée par une accumulation de mauvais départs, grevés de surcroît par l’odieuse indemnisation des anciens colons à hauteur de cent cinquante millions de francs or. Comme quoi, le lien entre identité, processus de formation anthropologique, écologie et politique reste à construire au plan de la recherche en sciences humaines dans le cadre d’une discipline qui n’est autre que l’écopolitique, à laquelle je serais heureux que ma présente analyse contribue, fût-ce modestement. On aura compris que, tout en récusant les aspects magiques que recèle la notion de « malédiction », je relie de manière très circonstanciée le mode d’accès à l’indépendance, la gestion initiale de cette indépendance ainsi que le caractère créole de ce pays. En effet, ses normes et ses paramètres identitaires ne relèvent pas d’une tradition ancrée dans une historicité adossée à un soubassement fait d’un continuum lignager, fût-il symbolique, mais inscrite au contraire dans un « bricolage » autocréatif, au sens que Levy-Strauss donne à cette expression. Le mode d’émancipation propre au monde créole a été vaillamment tenté, expérimenté par Haïti à travers son indépendance de type dessalinien, lequel, s’inspire des modèles français et étasuniens, que ce pays a sous les yeux. Mais ce type d’indépendance a correspondu à des « patrons » qui n’étaient pas les plus appropriés. Je note que dans l’empire colonial anglais, les territoires qui ont accédé en dernier lieu à l’indépendance sont créoles : Sainte-Lucie et la Dominique pour la Caraïbe et l’Île Maurice et les Seychelles pour l’Océan Indien. Quant à la Réunion, la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane, elles sont encore rattachées à la France, avec un statut de Département d’Outre-Mer. Comme quoi, le rapport entre indépendance et créolité à analyser. Non pas que le statut anthropologique de créole soit antinomique de celui d’indépendance, mais, comme le suggère le cas d’Haïti, il y là une singularité, une originalité qui ne doivent pas être renvoyée à une inaptitude, mais plutôt à une complexité à démêler. Tout politique responsable doit non pas s’appliquer au messianisme révolutionnaire mais s’atteler à comprendre le fonctionnement de nos peuples. Ces derniers ne sont pas d’une humanité spéciale, mais dans leur commune humanité, ils ont une spécificité qu’il convient de mieux appréhender.

Que veux-je dire par ces propos ? L’indépendance haïtienne n’a en rien détruit le potentiel humain d’un des pays les plus imaginatifs qui soient au monde, notamment en raison des mécanismes qui y ont produit l’hybridation de l’Afrique et de l’Europe, sur fond de substrat amérindien. Il suffit de lire Malraux pour comprendre, à travers son admiration pour la culture haïtienne, à quel point ce pays est un modèle de force intérieure, de créativité et de dignité et ce, malgré la gangrène qui s’y est installée au XXième siècle. Du point de vue anthropologique, les caractéristiques liées à la créolisation entretiennent un rapport particulier avec les processus identitaires dans leur composante culturelle, mais aussi dans leur dimension politique. Il y a lieu, pour bien comprendre les avatars d’Haïti, de mettre en œuvre une véritable « anthropolitique », pour reprendre un néologisme dû à Edgard Morin. Mais ce n’est pas le lieu de développer cette approche. Aussi vais-je fermer ici ma longue mais pas inutile parenthèse pour revenir à la Martinique).

Tout comme de Gaulle avait attiré à lui une partie de la gauche française, Aimé Césaire, en se coupant du PCF et de son homologue martiniquais a, grâce à son charisme, récupéré un bonne partie de la gauche SFIO et radicale composant la petite bourgeoisie locale. Son mot d’ordre d’autonomie s’exprimait au diapason des couches politiques le soutenant mais aussi parce que le poète porteur d’une révolte volcanique, sans pour autant se renier, s’était rendu aux raisons pragmatiques de l’homme politique soucieux de l’avenir du peuple martiniquais. J’ai dit ailleurs, qu’avec une personnalité à la Sékou Touré, Césaire, à la manière de son prodigieux Rebelle, se serait fait en 1958 un chantre et un sectateur de l’indépendance nationale de la Martinique. La connaissance intime qu’il avait du peuple martiniquais était reliée non pas à une vision créole de ce dernier, mais une approche réaliste de sa situation psychologique et sociale. Héritier de Toussaint Louverture, l’autonomisme de Césaire est un autonomisme ouvert et à double détente : ne voulant ni hypothéquer l’avenir de la nation martiniquaise, mais ne l’exposant pas non plus aux aventures de type mobutuesques, dénoncées dans Une saison au Congo : soit étape (sans aucune possibilité de prédire sa durée) vers l’indépendance, soit intégration de la nation martiniquaise dans la nation française, mais là encore sans principe de clôture définitive.

Quant à l’indépendantisme, dès le départ, il s’est installé aux Antilles, au début des années 1960, sur des bases que je qualifierais de dessaliniennes, celles qui ont été posées par la prestigieuse pensée de Fanon. Le conflit idéologique et politique de Césaire et de Fanon ne fut pas tendre. Il repose sur le fait que l’inspiration du premier est pragmatique et celle du second, idéologique. Le modèle de Césaire est lié à la réalité psycho-sociopolitique de la Martinique tandis que celui de Fanon est totalement extérieur, empruntant son inspiration à la révolution vietnamienne, puis algérienne, c’est-à-dire de pays absolument pas créoles. L’auteur des Damnés de la terre a toujours placé l’urgence nationaliste avant la nécessité sociale. Son mimétisme vis-à-vis des révolutions non créoles n’a été suivi que par des intellectuels, la masse du peuple, réputée aliénée, ne suivant l’autonomisme césairien que sous l’effet de la puissance oratoire du poète- député maire. Fanon, déçu par ses compatriotes, a d’ailleurs renié les Antilles pour se faire Algérien. De la sorte, il allait jusqu’au bout de son engagement existentialiste de type sartrien (Sartre est son préfacier, ne l’oublions pas !). Il a été cohérent avec lui-même. Pas plus qu’Haïti, l’Algérie n’avait pas le choix. La lutte armée était devenue le seul recours. Mais, entre nous, ce pays, libéré de ses maîtres étrangers n’est-t-il pas tombé sous le joug de despotes indigènes plus féroces et indéracinables, des gouvernants ancrés dans une oligarchie pétrolière résistant à toute possibilité d’ingérence internationale. Il est vrai que le fameux droit d’ingérence prôné par sieur Kouchner ne s’applique qu’aux pays pourvus d’un Etat réputé faible ! Il en va de même pour la traduction devant la cour internationale de justice pour crimes contre l’humanité ! « Selon que vous serez puissant ou faible… »

Aujourd’hui, Césaire mort et, par conséquent, plus tout dangereux politiquement, est récupéré par tous, y compris ceux qui hier encore le stigmatisaient comme traître à la nation martiniquaise. Quelles injures n’a-t-on pas entendu à son encontre ! Entre temps, Edouard Glissant, qui était, du moins dans ses déclarations, du côté de l’indépendantisme dessalino-fanonien, a approfondi sa réflexion et, particulièrement à partir du Discours antillais, modifié insensiblement et de manière implicite, son discours indépendantiste, jadis virulemment anti-césairien, et cela après avoir fort opportunément rencontré la philosophie du postmodernisme et problématisé la thématique de la créolisation, du divers, de la relation, de l’errance enracinée. L’évolution de sa réflexion ne saurait lui être imputée à déshonneur. Bien au contraire ! Au point qu’il en est arrivé tout récemment, à travers les déclarations explicites de l’adepte de sa philosophie du Tout-monde, Patrick Chamoiseau, précédant dans un montage télévisé les siennes, moins affirmées, au point donc que tous les deux, devrais-je dire, en sont arrivés à mettre leur prestige d’écrivains internationalement reconnus au service du NON à la consultation du 10 janvier 2010. Qui peut croire encore que l’Histoire ait un sens univoque ?

Le courant indépendantiste martiniquais, lui aussi dessalino-fanonien, a suivi lui aussi, à une héroïque et solitaire exception près (le PKLS) une inflexion progressive vers l’autonomisme comme voie vers l’indépendance, c’est-à-dire qu’il a adopté une démarche préconisée par le pragmatisme césairien, il y a 62 ans. Quant au PPM, il préconise ce qu’il dénomme « une troisième voie » reposant sur la constitutionnalisation de l’autonomie de la nation martiniquaise dans la nation française. Outre qu’il fait là un pari aventureux sur l’avenir, il indique clairement sa lecture, intégrationniste à vocation définitive, du message à double sortie de l’autonomisme césairien (moyen ou fin, en fonction de la situation historique). On ne peut pas dire qu’en cela, il soit fidèle à la stratégie de son fondateur. Mais tout parti politique a le droit et le devoir d’évoluer et aucun ne doit nécessairement rester figé dans l’héritage littéral des pères fondateurs. Disant cela, je conteste toutefois que ce parti soit resté fidèle à l’orthodoxie césairienne dans sa double détente, et dont le seul objectif a toujours été l’émancipation véritable et effective de nos peuples. En dehors de toute logomachie et de toute rhétorique nébuleuse. Cela ne veut pas dire que l’intégrationnisme du PPM soit opposé à toute émancipation. Ce serait myopie intellectuelle de le prétendre, car nul ne connaît la trajectoire du prétendu « sens de l’Histoire ». Le choix du PPM est son droit le plus absolu au service de ce qu’il estime être la meilleure stratégie politique… ou la plus fine tactique politicienne. Voire ! L’avenir dira le reste.

Quant au mouvement indépendantiste martiniquais (MIM, CNCP, MODEMAS, PALIMA), il n’est pas non plus question de lui reprocher sa stratégie… ou sa tactique d’émancipation. En effet, sans sa lutte quotidienne et sa pression sur le pouvoir central, il est certain que l’Etat n’aurait même pas daigné soumettre au vote de la population la proposition du 10 janvier, dont je redis (3) qu’elle constitue un piège sarkosyen particulièrement ingénieux. Dessalino-fanonien ou non, l’indépendantisme me semble une nécessité absolue pour notre pays. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne doit pas se remettre en question afin mieux contribuer, en synergie avec d’autres forces politiques, objectivement de progrès, à une vraie, authentique libération de la nation, du peuple, du pays martiniquais, dans ses multiples composantes économiques, sociales, culturelles, psychologiques, politiques. Cette action ne saurait être l’apanage d’une étroite corporation idéologico-politique. Mais au lendemain du 24 janvier 2010, quelles peuvent être ces forces de progrès ? Cela mérite analyse. À suivre donc !

Schoelcher, ce 24 janvier 2010

Prochain article : II- Un nouveau paysage politique martiniquais en gestation ?

(1) Encore que la République Dominicaine ait connu des caudillos, mais dans un contexte sociologique et anthropologique très différent, comme on le verra.

(2) Dans la Caraïbe, aucun pays hispanophone (Porto-Rico, Cuba, République Dominicaine) n’a développé de langue créole.

(3)Voir ma précédente intervention du 10 janvier sur ce bloc-note.