Tout est
rare en effet chez Jacques Schwarz-Bart: le fait qu’un musicien majeur
se révèle dans sa maturité, à quarante ans passés.
L’incroyable
succession d’évènements qui fait que, destiné aux hautes fonctions de
la république, il décide à 27 ans de jeter son diplôme de Sciences Po
aux orties, pour l’amour de la musique et d’un instrument – le
saxophone.
Mais surtout, cette jeunesse passée dans le plus merveilleux creuset de
diversité culturelle qu’on puisse rêver sur cette planète, avec des
parents au-delà du commun: Son père, André Schwarz-Bart, prix Goncourt en 1959 avec “Le Dernier des Justes”, auteur de nombreux autres oeuvres dont “La Mulâtresse Solitude” est un être rare qui donne un sens vrai à des mots comme rigueur, humilité, volonté, intransigeance.Sa mère, Simone, d’origine guadeloupéenne, est l’auteur (entre autres) du sublime “Pluie et Vent sur Télumée Miracle”. Jacques vivra avec eux une enfance qui le fera grandir au coeur de la culture antillaise, mais toujours conscient de l’ouverture au monde.
Deux des morceaux d’”Abyss” leur sont consacrés:
“André” ou le saxophone ténor de Jacques se fait hommage et messager d’une profonde spiritualité, simplement accompagné par le piano de Milan Milanovic.
Et “Simone”, qui commence par un poème en créole dit par l’auteur elle-même, sur le contre-chant du ténor, auquel succède le balancement relâché du lick de guitare d’Hervé Samb, puis la subtilité du rythme, marqué par les percussions et la basse de Reggie Washington , super-rampe de lancement pour les sinuosités chatoyantes du solo du leader.
La diversité culturelle, mosaïque des identités, est la base de la formation du groupe:
Pas de batteur au sens “jazz” mais deux percussionnistes guadeloupéens, Olivier Juste au Boula qui va définir le rythme de base, et Sonny Troupé au Marké qui fait danser ce rythme comme un feu-follet, maître de ces diaboliques “tourneries” qui laissent la plupart des batteurs bouche bée…
Aux claviers, Milan Milanovic, né à Belgrade, le compagnon des gigs new-yorkais, possède une grande sûreté de l’harmonie, du ton de l’accompagnement et du sens des soli. Un des futurs très grands…
Guitariste extraordinaire, le sénégalais Hervé Samb apporte au groupe une note bleue aux profonds et étranges accents d’un ailleurs africain.
Il est le somptueux point d’équilibre aux saxophones de JSB. Son jeu acoustique dans “Nubian” est d’une élégance ciselée…
Le bassiste Reggie Washington est nouveau dans le groupe. Jacques et lui ont fait partie de l’aventure Hip-hop/ Soul/ Jazz du RH Factor de Roy Hargrove. Il est ici juste parfait, dans un rôle majeur ou le bassiste doit garantir par une écoute sans faille, l’empathie entre les percussionnistes et le reste du groupe!
Quant à l’autre bassiste, Thierry Fanfant, qui vient de l’une des plus grandes familles de musiciens antillais, il promène sa basse vrombissante dans deux morceaux, ”Motoyo” et “Big Blue” et joue acoustique sur” After she left”.
Comme dans le premier opus,” Soné Ka la”, Jacques Schwarz-Bart a choisi d’inviter de grands musiciens:
John Scofield, qui pose un solo d’une exquise sérénité sur “Abyss”, en contrepoint aux vocaux d’Elisabeth Kontomanou, autre invitée prestigieuse de cette session.
Stephanie McKay, qui faisait aussi partie de RH Factor assure les superbes vocaux de “Big Blue” et, last but not least, c’est le légendaire héros du g’wo ka, Guy Conquet, qui promène son chant hanté, ponctué par les répons de Troupé et Juste, et par le ténor incantatoire du saxophoniste qui boucle la boucle de ses racines, avec le dernier morceau de l’album, “ An Ba Mango La”, dédié à André Schwarz-Bart, et entièrement base sur une mélodie traditionnelle Gnawa d’invitation aux esprits.
Dans la lignée de “ Soné Ka La”, “Abyss” est l’album d’un soliste, d’un compositeur, d’un défricheur.Après avoir posé les règles du jeu dans “Soné Ka La”, Jacques Schwarz-Bart est maintenant entré dans une recherche profonde ou l’importance de la musique Gnawa apparaît grande (les types de gammes, le jeu constant des questions/réponses).
Les compositions y sont encore plus inspirées et permettent au groupe entier de se fondre dans cette nouvelle interactivité, s’affranchissant de ses contraintes pour n’en plus développer comme improvisateurs que l’espace de liberté.
Avec hier “Soné Ka La”, et aujourd’hui “Abyss”, la musique de Jacques Schwarz-Bart ouvre au monde une voie nouvelle, une voie presque miraculeusement trouvée entre deux mondes, entre deux univers.
“Abyss” laisse ainsi entrevoir les multiples possibles d’une esthétique en devenir, riche de sa vitalité, de ses différences et de son tronc commun, dont les origines remontent à des siècles de là, le long du fleuve Niger, avant l’esclavage.