Le bilan effroyable du séisme n'a rien d'une fatalité : c'est le résultat de plus de vingt années de politiques économiques.
"Un jour viendra où nous, les Haïtiens, nous serons les héros du monde. Ce jour-là, ce sera l'apocalypse. Pour la fin du monde, c'est nous qui missionnerons des experts partout. C'est nous qui enverrons, cette fois, nos ONG et nos 4x4 dans tous les pays riches. Pensez, l'apocalypse, ça nous connaît ! Finalement, on est peut-être simplement en avance sur l'humanité..."
Ces quelques mots de l'écrivain haïtien Gary Victor prennent une ironie très particulière quand les journaux télévisés égrènent la litanie des catastrophes qui ont frappé Haïti ces dernières années: les cyclones Hanna, Gustav et Ike aux Gonaïves, les émeutes de la faim, les écoles qui s'effondrentet aujourd'hui ce séisme dramatique.
Aux éditorialistes, les mots ne manquent pourparler du drame: «fatalité», «malédiction», «mauvais sort», «îlemartyre»... Les images accompagnent cette dramaturgie extrême: les survivants, sortant des décombres le visage couvert de plâtre, les enfants jouant à moitié nu sur les monceaux d'ordure, les femmes préparant les désormais célébrissimes galettes de boue... Terre maudite, titrait ce matin «Libération».
Non, Haïti n'est pas un pays maudit. Non, Haïti n'a pas été frappé par un mal vaudou. Non, Haïti n'est pas une nation«pathétique» (au sens étymologique) condamnée à vivre dans l'émotion et lasouffrance, ballotée par les flots de l'histoire. En mettant sur le dos dudestin toutes les souffrances d'un pays, on évite de s'attarder sur les raisonsqui ont participé indirectement à cette catastrophe. Si le pays a été balloté,c'est par vingt ans de politique haïtienne erratique et de gouvernance mondiale libérale qui ont contribuéà transformer Port-au-Prince en une immense ville bidonville.
Bidonvillisation
S'il est évident que la force du séisme était exceptionnelle et imprévisible, l'impact humain de ce tremblement de terre était prévisible depuis longtemps au vu de l'urbanisme anarchique et de ladensité effrayante de la ville. Je me souviens de nombreuses conversations avecdes Haïtiens en 2007. Ceux-ci se demandaient déjà ce qu'il arriverait si une tornade ou un séisme venait toucher Port-au-Prince...
Une petite balade en fin d'après-midi dans le centre de Port-au-Prince d'avant séisme était déjà riche d'enseignements sur la vulnérabilité de la ville. Il faut avoir arpenté les rues défoncées et engorgées qui drainent matin et soir de gigantesques embouteillages. Vu les baraques branlantes construites à mêmes les ravines. Dans le bas de la ville,le fatra (ordure) encombre les routes ou se déverse dans l'océan, posant d'immenses problèmes sanitaires. Dans ce tohu-bohu urbain, la constructions'est faite au fil des ans de manière totalement anarchique. Avec plus de 2 millions d'habitants et 350 bidonvilles, la capitale fait partie de ce que le sociologue américain Mike Davis appelle les 30 «mega-slums» de la planète, les méga-bidonvilles.
Depuis le Champ-de-Mars, la place du Palais présidentiel aujourd'hui détruit, un regard panoramique permet de prendre la mesure de cette bidonvilisation. Coincé entre le littoral et la montagne, l'habitat y est terriblement congestionné :faute de place, les nouveaux arrivants ont dû pousser les murs de la ville etexploiter le moindre mètre carré. Côté montagne, dans un équilibre aussiprécaire que les habitations, les bidonvilles escaladent les hauteursenvironnantes. Côté océan, les maisonnettes en parpaing ou en tôle ont lespieds dans l'eau, alors qu'il y a vingt ans poussait ici une superbe mangrovesauvage.
Vingt années d'exode rural
Cette bidonvillisation de la capitale s'estnourrie de l'exode rural. Il existe un lieu à Port-au-Prince qui symbolisetoute cette histoire. C'est un ancien hôtel de l'époque Duvalier, le SimbieContinental, où venaient lézarder au soleil des touristes américains en bikini.Aujourd'hui, la piscine est devenu un cloaque à moustiques et ce palace un lieude refuge pour tous les nouveaux migrants arrivés des campagnes : despaysans avec leurs chèvres, des agriculteurs, des petites bonnes, des jeunes derue, des étudiants diplômés... Poussés par la faim, incapable de nourrir leurfamille ou de trouver du travail, tous ont préféré quitter la misère des champspour la misère de la capitale.
Cette situation n'a rien pourtant d'une«fatalité». Dans les années 80, le pays produisait 95% de son alimentation.Comment une terre qui nourrissait sespaysans peut-elle désormais les pousser vers les bidonvilles? Lachute de la production locale a commencé dès 1986. Quand la poigne de fer de ladictature des Duvalier s'est relâchée, l'économie haïtienne s'est ouverte: lamain invisible du marché a pris le relais. Le FMI et la Banque Mondiale ontdécidé de conditionner leurs aides au pays à la baisse drastique de ses droitsde douane. Résultat, le riz subventionné américain a déferlé jusque dans leshameaux reculés. Incapables d'être concurrentiels, obligés de s'aligner pourvendre, les agriculteurs n'ont plus réussi à subvenir à leur besoin.
Usines d'assemblages de textile
L'Etat haïtien, incapable d'arriver à unestabilité politique, a brillé par son absence de politique envers le monderural. Les présidents successifs, exception faite de René Préval en 1996, n'ontjamais soutenu de réforme agraire. A l'inverse, leurs gouvernements se sontlancés dans une course folle au libéralisme, encouragés par les instancesinternationales. Plutôt que de moderniser les cultures, on a construit à tourde bras des usines d'assemblage textile et des zones franches, sur le modèledes Maquiladoras mexicaines...
Ce mardi 12 janvier à 22 h 53 (heure deParis), ce n'est pas donc pas la fatalité qui a tué des centaines de milliers.Pour dépasser l'émotion, rappeler ce contexte économique et urbain estimportant pour resituer tous ces drames. En tout cas, bien plus pertinent ded'apporter Haïti sous un angle d'un «pays maudit» bien peu journalistique. Lamalédiction et l'apocalypse sont déjà le fond de commerce des sectes de toutpoil qui envahissent Port-au-Prince et qui devrait prospérer dans les mois àvenir. Pas besoin d'en rajouter.
Jean Abbiateci