Votre paix sera la mort de ma nation est la somme des lettres qu’un dirigeant de l’Afrique Australe - du Namaqualand (globalement la Namibie actuelle) - a échangée avec les colons européens et ses pairs africains quand les premiers ont entrepris de se partager le continent noir suite à la conférence de Berlin de novembre 1884 à février 1885. Hendrik Witbooi – puisque c’est de lui qu’il s’agit – a connu tous les grands hommes de l’expansion européenne qui sont partis du Cap vers l’intérieur de l’Afrique comme Cécil Rhodes. Mais ses interlocuteurs immédiats étaient les colons allemands auxquels revenaient - selon sans doute les accords de Berlin - les terres du Namaqualand dont il était le chef le plus éminent. Il convient de signaler ici que si la Conférence de Berlin, qui avait pour vocation d’organiser le partage de l’Afrique au profit des puissances occidentales, avait prévu dans son texte des clauses portant sur le respect des droits et des libertés des indigènes, pour la première fois, il était stipulé la notion de « sphères d’influence » sur lesquelles les Occidentaux étaient autorisés à exercer leur tutelle. Cela paraît bien compliqué, n’est-ce pas ? Ces subtilités des textes, Witbooi n’a pas manqué de les dénoncer dans de nombreuses lettres aux Allemands et aux Britanniques. Il n’aura de cesse de faire remarquer à ses interlocuteurs blancs les incohérences de ces clauses en exprimant son incompréhension devant les traités de protection que les puissances étrangères proposent aux chefs africains tout en parlant de leur liberté.
Cependant, l’expression de sa première grande indignation est adressée à l’un de ses pairs et adversaires africains. L’une des lettres à son plus grand ennemi africain est à classer parmi les plus belles de cette correspondance. Devant la colonisation européenne faite de contrats de protection, Hendrik Witbooi prône l’unité des chefs africains au-delà des adversités pour s’opposer à l’envahisseur. Une longue lettre d’une stupéfiante modernité, aujourd’hui où l’on parle ouvertement de recolonisation de l’Afrique alors que certains chefs d’Etats s’allient avec les occidentaux contre d’autres Africains. Ce que Witbooi déplore, ce n’est point le manque de loyauté de son adversaire qui se joint à une puissance étrangère pour le combattre mais bien la perte de la souveraineté d’un chef africain qui accepte de se placer sous la protection et donc l’autorité des Européens qu’il fustige : « J’apprends, écrit-il, au capitaine Maharero (chef du Hereroland), […] que vous vous êtes placé sous la protection allemande et que le Dr Göring détient par conséquent le pouvoir de vous dire quoi faire, et de trancher à sa guise dans vos affaires, particulièrement dans cette guerre entre nous, avec sa longue histoire. […] Et maintenant que vous vous êtes soumis à un autre puissant gouvernement, que reste-t-il de votre autonomie de capitaine ? […] Je ne vois pas comment vous pouvez continuer à le prétendre dès lors que vous avez placé quelqu’un au-dessus de vous et que vous vous êtes soumis à lui et à sa protection. Celui qui se tient au-dessus détient la suprématie ; celui qui est en dessous est subordonné, car il se tient sous le pouvoir d’un autre. Vous regretterez éternellement d’avoir abandonné votre terre et votre droit de régner entre les mains des hommes blancs. »
N’allez surtout pas croire que ces propos sont ceux d’un roublard. Non ! C’est celui d’un chef africain conscient du danger de la perte de la souveraineté de tous les chefs africains qui se placent sous l’autorité des Blancs. Lui voyait clairement que dans cette course à la possession des terres africaines où les Européens se livrent une farouche concurrence, ils sont aussi capables de parvenir à des accords de non-agression afin d’atteindre leur but contre les populations noires. Lui savait que les conférences de paix, les institutions de paix des Européens n’ont pour seul but que de prendre possession de tout ce qui appartient aux Africains. Son appel à ses ennemis africains d’hier est donc motivé par la sauvegarde de l’intégrité des nations africaines et de leur culture comme il le souligne dans de nombreuses lettres.
De toute évidence, Hendrik Witbooi voit dans les protectorats que les européens proposent aux chefs africains une expropriation de leurs terres, de leurs territoires. Aussi, dans son cas, il comptait sur les clauses relatives au respect des droits et des libertés des Africains pour faire respecter le fait que « nul ne devrait être contraint de livrer sa terre ou d’accepter la protection » des Européens. En d’autres termes, il essaie de faire entendre raison aux Blancs en portant le combat sur le plan juridique. Sa rencontre avec le commissaire impérial allemand en 1892 à Hoornskrans, sur ses terres, fut d’ailleurs l’occasion d’un grand débat dont le contenu est à verser dans les annales des réflexions sur la colonisation. Pour le représentant allemand, dans la guerre d’influence que se livrent les grandes puissances, si ce n’est pas l’Allemagne qui assujettit et domine les terres du Namaqualand ce seront d’autres. Il vaut donc mieux que ce soit l’Allemagne. Quelle règle implacable ! Quel raisonnement arbitraire à l’égard des peuples d’Afrique ! Il n’est donc pas étonnant que le fait de voir Hendrik Witbooi « refuser la souveraineté allemande » soit considéré par ce représentant allemand comme un crime abominable. Dans une lettre datée du 15 août 1894, celui-ci lui signifie clairement que « ce refus équivaut à une déclaration de guerre ». Voilà la justice selon le point de vue des Européens !
Durant toute cette période de l’expansion de l’Europe en Afrique, jusqu’à sa mort le 29 octobre 1905, Hendrik Witbooi a dû faire de nombreuses concessions mais sans jamais renoncer ni au combat diplomatique ni à la lutte armée pour l’indépendance des terres africaines. Sa correspondance nous fait découvrir un esprit plein de courtoisie, même dans l’adversité ; un homme désireux de maîtriser les formules protocolaires en usage chez les Européens afin de n’offenser personne par ignorance. C’est également un homme respectueux des règles traditionnelles de la guerre, lesquelles excluent la duperie de l’adversaire et l’humiliation des vaincus ; un homme plein de justice et d’équité qui refuse l’embargo dont usent les Européens pour affaiblir les armées africaines pour ensuite les anéantir. Aussi, peut-on lire dans une lettre adressée au Commissaire allemand le 24 juillet 1893 ces lignes magnifiques qui sembleront à certains d’un autre monde : « Et si vous avez l’intention de continuer à me combattre, je vous implore une nouvelle fois, cher ami, de m’envoyer deux caisses de cartouches Martini-Henry, de façon à ce que je puisse contre-attaquer. […] Donnez-moi des armes, comme il est de coutume entre grandes et nobles nations, afin que vous conquériez un ennemi armé : ainsi seulement votre grande nation pourra prétendre à une victoire honnête. » Oui, lui a le sens de l’honneur chevillé au cœur et croit naturellement qu’ « à vaincre sans péril on triomphe sans gloire ». Mais pour les Européens cette idée n’est que littérature !
Terminons en soulignant que la compréhension de l’esprit de cette correspondance pleine de belles réflexions serait incomplète sans la lecture de l’excellente préface qui est un concentré de l’histoire des débuts de l’expansion et de la colonisation de l’Afrique australe à partir de l’établissement néerlandais du Cap de Bonne-Espérance. Préface qui nous montre la complexité des alliances et des forces en présence avant et pendant la période de la rédaction de cette correspondance, préface très instructive qui précise le parcours des lettres après la mort d’Hendrik Witbooi, le bilan des massacres de la résistance africaine et qui se termine par le point de vue de l’Allemagne du 21e siècle sur l’histoire de cette partie du monde.
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Titre : « Votre paix sera la mort de ma nation » (174 pages)
Auteur : Hendrik Witbooi ; Préface de J.M. Coetzee
Editeur : Le passager clandestin, mars 2011 ;
traduit de l’anglais par Dominique Bellec.
SOURCE : RAPHAËL ADJOBI, POUR L'AUTRE AFRIK