Il est des titres qui disent tout du contenu. «Humaniser la réanimation» pouvait-on lire il y a quelques jours à la une de l’Académie nationale de médecine «Humaniser la réanimation»? Bel oxymore. Il s’agissait de faire le point sur les dysfonctionnements majeurs observés dans les services hospitaliers de réanimation, services dotés de technologie de pointe et qui réunissent de nombreuses compétences professionnelles.
En jargon académique cela donne:
«La réanimation a d’abord besoin de mesures simples et humaines qui permettent, malgré l’urgence et le désarroi, d’assurer une prise en charge au plus près du patient. De nombreuses initiatives vont aujourd’hui dans ce sens, mais la situation dans les services de réanimation reste encore trop souvent problématique.»
C’est dire à quel point la situation dans ces mêmes services peut être «inhumaine», pour ceux qui soignent comme pour ceux qui sont soignés.
La «réanimation»? Dans le champ de la francophonie médicale, ce terme a pris la place de celui de «ressuscitation». Il désigne «l'ensemble des moyens qui permettent de suppléer une ou plusieurs fonctions vitales momentanément défaillantes». Ces «moyens», techniques et humains, sont rassemblés dans des services hospitaliers qui, par définition, fonctionnent 24 heures sur 24.
Seule une fraction des malades hospitalisés sont menacés de défaillances graves, parfois mortelles, imposant une surveillance clinique et biologique continue. Ces défaillances vitales peuvent aussi faire que les malades ne reviennent jamais à une vie normale. Il faut en outre compter avec les décisions concernant les «arrêts de soins» et les limites de l’«obstination déraisonnable» ou de l’«acharnement thérapeutique».
Pour résumer, ces services constituent un espace de stress intense et permanent; une situation qui prévaut également dans les services d’urgence comme le montre une illustre série télévisée américaine.
Hier encore, les réanimateurs, autant et au mieux qu’ils pouvaient le faire, réanimaient. Ils le font toujours mais —signe des temps— s’intéressent de plus en plus à des sujets que la plupart de leurs prédécesseurs ne tenaient pas pour essentiels.
Ces spécialistes mènent ainsi depuis une quinzaine d’années des travaux originaux ayant pour objet les troubles psychiques des personnes réanimées, l’information et la communication avec leurs proches ou encore les situations d’épuisement professionnel (burn out) des médecins et des infirmières travaillant au sein de ces services.
Etat des lieux de cette activité hospitalière sophistiquée qui, plus que d’autres, voisine quotidiennement avec la mort.
Troubles psychiques des malades pendant et après leur séjour en réanimation
«L’hospitalisation en réanimation est source d’agressions physiques et psychologiques, résume le Dr Frédéric Pochard, (Clinique du château de Garches; CHU Saint-Louis, Paris). Il s’ensuit des troubles psychiques pendant et après le séjour. Pendant le séjour, de nombreux facteurs de stress existent: fatigue, manque de sommeil, médicaments, intubation, douleurs, bruit, lumière. Les patients se rappellent les expériences traumatiques: peur d’être assassinés ou d’être abandonnés, cauchemars, panique. La dépression est fréquente mais difficile à détecter. Des troubles psychiatriques délirants et confusionnels existent dans près de la moitié des cas: hallucinations, agitation, stupeur.»
Les résultats (à paraître) d’une étude française menée chez des personnes ayant été hospitalisées en réanimation pour une grave affection respiratoire («broncho-pneumopathie chronique obstructive») sont éloquents: 15% d’entre elles ont rapporté avoir eu peur d’être assassinées, 19% d’être abandonnées, 37% ont eu un sentiment de mort imminente, 47% se souviennent de cauchemars et 51% de douleurs. Près de la moitié des personnes ayant été «ventilées» rapportent des expériences d’attaque de panique.
Interrogés quatre ans après leur sortie de l’hôpital, neuf malades sur dix se souviennent de la ventilation comme d’une expérience pour le moins pénible et perturbante. Le manque et les troubles du sommeil peuvent d’autre part aboutir à l’émergence de symptômes psychiatriques (délire, états confusionnels etc.).
Que faire? Pendant le séjour dans le service de réanimation, le traitement de la souffrance psychique pourrait être assuré avec des moyens simples: réduire le volume des bruits en dessous de 80 décibels, diminuer l’intensité des lumières (notamment la nuit), disposer de chambres individuelles, mettre des horloges pour diminuer la confusion temporelle, organiser autant que possible (24heures sur 24) la possibilité de contacts verbaux entre familles et malades, prescrire au mieux des médicaments anxiolytiques.
Mais il faut encore, après l’hospitalisation, compter (chez un malade sur quatre) avec de fréquents symptômes associant anxiété et dépression ainsi qu’avec des états de «stress post traumatique»: peur intense, sentiment d’impuissance ou d’horreur etc. «Il semble indispensable de s’interroger sur les conséquences de la maladie et des soins prodigués dans les services de réanimation en termes de qualité de vie, au-delà de la simple survie», estime le Dr Pochard.
L’«épuisement professionnel» des soignants des services de réanimation
Le constat est ici plus inquiétant encore dans la mesure où il n’est pas sans lien avec la qualité des soins dispensés.
Devant l’Académie nationale de médecine, le Pr Jean Roger Le Gall (CHU Saint-Louis, Paris) a ainsi expliqué que l’on observe aujourd’hui un syndrome d’«épuisement professionnel» (ou burn out) chez près de la moitié des médecins et chez un tiers des infirmières travaillant dans des services de réanimation. Une situation à très haut risque.
Décrit pour la première fois dans les années 1970, ce syndrome (très fréquemment retrouvé dans le monde médical) est souvent présenté comme la conséquence d’efforts excessifs au travail et d’un manque de temps de récupération. D’autres y voient l’incapacité de faire face aux stress émotionnels professionnels conduisant à un sentiment d’échec et de fatigues chroniques. D’autres, encore, décrivent ici trois dimensions: épuisement émotionnel, dépersonnalisation et sensation de «non accomplissement personnel».
Le tout est accompagné de différents symptômes: irritabilité, instabilité émotionnelle, rigidité dans les relations avec les collègues, troubles de l’appétit, sensation de fatigue épuisante et troubles du sommeil.
Or on retrouve aujourd’hui le burn out chez les médecins (à n’importe quel stade de leur carrière) à des taux allant de 25 % à 60 %, selon leurs conditions de travail et leur spécialité.
Mais l’affaire semble particulièrement préoccupante chez les spécialistes de la réanimation (comme chez ceux des urgences hospitalières) pour lesquels la charge et les difficultés de travail, les conflits entre membres de l’équipe (ou avec les patients et leurs proches) constituent autant de facteurs de risque supplémentaires.
Une récente enquête nationale réalisée chez les réanimateurs hospitaliers français (internes, chefs de clinique, assistants, médecins permanents) a permis de diagnostiquer un tel syndrome chez 46,5 % d’entre eux.
Les femmes apparaissent nettement plus exposées. Parmi les facteurs de risque, on retrouve des charges de travail lourdes associées à un manque de sommeil. Il apparaît surtout que ce ne sont pas les difficultés présentées par les malades qui sont en cause mais bien l’organisation générale du travail au sein du service.
Une autre étude française concernant près de 2.500 infirmières en réanimation (travaillant 16 jours par mois, 10 heures par jour, trois patients par infirmière) a conclu à l’existence d’un syndrome sévère d’épuisement professionnel chez un tiers d’entre elles.
Parmi les facteurs favorisants, on trouve en première ligne les questions des fins de vie, soins aux patients mourants et décisions d’arrêts thérapeutiques.
Conséquence: on estime en France qu’environ 50% des réanimateurs et 60% des infirmières qui souffrent d’un burn out sévère souhaitent aujourd’hui quitter leur travail.
Il ne fait par ailleurs aucun doute que cet épuisement professionnel provoque une diminution de la qualité des soins, une augmentation de l’absentéisme et du taux de rotation du personnel ainsi qu’une diminution de la communication avec les familles des malades.
Que faire dans un tel contexte? «La création de groupes de recherche en réanimation et des stages d’amélioration de la communication doivent faire partie de la routine des services», écrivent les auteurs de la communication faite devant l’Académie de médecine. Ils soulignent par ailleurs l’importance qui devrait être accordée à la prévention des conflits entre les membres de l’équipe tout comme entre les soignants et les patients ou les familles.
Autres suggestions pratiques: amélioration des relations professionnelles et des conditions de travail et diminution des facteurs de risque par l’entraînement à la gestion du stress, la relaxation, une meilleure gestion du temps, l’accroissement de l’«assurance en soi», le traitement rationnel des émotions, le développement des relations interpersonnelles et sociales, la création de véritables équipes…
Pour sa part, l’Académie de médecine prend grand soin de recommander l’adoption, dans les unités de réanimation, d’une «politique claire et concertée vis-à-vis des patients en fin de vie».
C’est dire ici de manière explicite que, six ans après la promulgation de la loi «relative aux droits des malades et à la fin de la vie», la situation est loin d’être «claire» et que les décisions sont encore bien loin de faire l’objet de «concertations».
L’Académie de médecine estime d’autre part que lors des décisions de limitation ou d’arrêt des traitements, les soignants doivent s’astreindre à informer et à communiquer avec les membres des familles qui, eux aussi, souffrent d’anxiété et de dépression.
Enfin, la même Académie recommande, pour prévenir l’«épuisement professionnel sévère» qui frappe aujourd’hui la moitié des médecins et un tiers des infirmières de «diminuer les heures de travail» des personnels des services de réanimation.
C’est gentil, comme de lancer une bouteille à la mer. Pour autant, l’analyse autocritique et courageuse faite par les réanimateurs quant aux dysfonctionnements de leurs services est riche d’enseignements.
Elle témoigne pour l’essentiel des impasses actuelles d’un système hospitalier soumis à une série de contraintes (financières et médicales) croissantes et contradictoires.
De ce point de vue, cette analyse (qui vaudrait également pour les services des urgences) joue comme un effet de loupe. Elle soulève, au travers des souffrances des soignants et des soignés, la question fondamentale de la fonction, de l’identité et du financement des établissements hospitaliers publics.
Ces derniers sont-ils d’ores et déjà devenus des entreprises comme les autres, soumises aux lois d’airain de la rentabilité et du retour sur investissement?
C’est là un sujet exemplaire de débat citoyen; et donc, de ce fait même, un sujet totalement absent de l’espace politique national d’aujourd’hui.
Jean-Yves Nau