La Martinique après le débat sur les articles 73-74 : état de lieux
LA FORMULE A VISEE TOURISTIQUE
« NOU KONTAN WE ZOT »,
REVELATEUR EMBLEMATIQUE D’UN IMAGINAIRE EN PANNE.
par Jean Bernabé, professeur émérite des Universités
S’agissant de la communauté linguistique martiniquaise (pour ne parler que d’elle), mon précédent article alimente l’hypothèse de ce que j’appelle une panne cognitive, la cognition étant la faculté grâce à laquelle l’homme appréhende le monde comme objet à connaître, à penser. Qu’on ne se méprenne pas ! Je n’avance pas que les Martiniquais sont des gens aux facultés intellectuelles émoussées. Personne ne me croirait ! Le phénomène langagier en question est d’ordre collectif. Il s’agit en réalité d’un mécanisme socio-cognitif , qui tout en ayant un impact sur l’individu transcende sa responsabilité individuelle, affectant par là même son univers de références et sa capacité à se situer de façon optimale dans le monde.
Cette panne, dans sa dimension langagière, n’a que des conséquences limitées et collatérales sur la langue française. De toute façon, cette dernière est produite ailleurs qu’à la Martinique et même si les Martiniquais ne la parlaient plus, elle continuerait à vivre et se développer hors de notre pays. Cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas mettre en cause notre capacité collective à contribuer à la créativité ayant le français pour objet. Cela dit, ce qui m’intéresse ici, c’est essentiellement le créole (martiniquais, en l’occurrence). C’est sur cette langue que l’impact de toute panne créative revêt le caractère le plus inquiétant. Nous sommes tous comptables du développement de cette langue, même si nous ne sommes pas individuellement responsables de son évolution. On s’en doute, la focalisation délibérée de mon propos sur la Martinique n’implique pas que le cas de la Guadeloupe, de la Dominique ou encore de Sainte Lucie soit foncièrement différent.
Pour illustrer mon assertion sur la « panne socio-cognitive » en rapport avec le processus dit de décréolisation (ou prendre délitement du créole), j’ai l’opportunité et la chance de pouvoir comme exemple emblématique une formule de plus en plus répandue. Il s’agit de l’inscription retenue par les autorités administratives de notre pays pour souhaiter la bienvenue aux touristes. Cette inscription est exhibée notamment en plein Fort-de-France, sur un immeuble de la rue Schoelcher. Elle se présente sous la forme : wilkommen, bienvenido, welcome, nou kontan wè zot, bienvenue (il manque le portugais bem vindo). Elle fleurit de plus en plus partout où le touriste est pressenti. Je dois reconnaître que la première administration qui ait eu ce souci est la municipalité du François. Municipalité dont le maire n’est autre que Maurice Antiste. Ce dernier a été un de mes bons étudiants de linguistique, particulièrement intéressé par le cours de langues et cultures créoles. Cela peut expliquer qu’il ait été le premier à prendre pareille cette initiative en matière de signalisation créole. On ne peut que l’en féliciter !
Le créole se singularise, oui, mais dans la cordialité… non-créative Dans les différentes adresses touristiques notées ci-dessus, tout observateur impartial peut répartir d’un côté l’allemand, l’espagnol, l’anglais et le français, voire le portugais et de l’autre, le créole, tout seul dans sa catégorie. La différence entre ces deux groupes est constituée par le caractère abstrait et autonome, donc syntaxiquement mobile des termes retenus pour les premiers idiomes et, au contraire, par le caractère concret, affectif, spécifique, non flexible de l’énoncé créole, lequel suppose toute une scénographie circonstanciée. Cette dernière repose sur un énoncé-phrase, énoncé pas nécessairement réutilisable en dehors de la situation qui l’a motivée, c’est-à-dire l’accueil du touriste étranger. Ici, le terme d’adresse est lié au contexte du locuteur, exprimée par le nou, par la désignation de l’interlocuteur zot et par l’élément verbal kontan, à valeur affective. Nous avons affaire à un énoncé ne comportant aucune prise sur les processus d’abstraction, contrairement aux formules des langues européennes précitées. En français, par exemple, on peut détacher les expression, : « la bienvenue », « une sympathique bienvenue ».
Du point de vue de la déontologie touristique, il est tout à fait pertinent de personnaliser un message d’accueil en mettant en scène un Je collectif (nou) un tu collectif (zot) dans une relation affective exprimant un sentiment positif, lié au plaisir (kontan) de voir (wè) l’étranger (zot). De ce point de vue-là, il n’y a rien à reprocher à cet énoncé en forme de phrase. Encore que pour un pays qui entend être un pays touristique, le contact visuel est loin d’épuiser les vertus que l’on doit assigner à l’accueil. Dans un pays marqué par les stigmates de l’esclavage et où servir un touriste étranger s’apparente à de la servitude, « être content de le voir » est une bonne chose, mais n’est pas suffisant. La phrase nou kontan wè zot s’avère donc être trop ou trop peu ! S’il est primordial de nouer avec le touriste des rapports de courtoisie et de jovialité conviviale, en revanche, il n’y a pas lieu de conditionner la créativité langagière à une détermination d’ordre extérieur à la langue et qui, au demeurant, ne reflète qu’un moment idéologique donné ?
Encore le schéma de la consommation primant la production
Toute phrase est un produit fini, prêt à consommer, tandis qu’un mot est un outil qui permet de former des phrases, c’est un outil de production de phrases. L’inverse est rare : les phrases ne servent pas à former des mots, sauf quand on dit par exemple en français : « un je ne sais quoi ». La phrase « je ne sais quoi » fonctionne comme un nom puisqu’elle est précédée d’un article. Si les promoteurs du nou kontan wè zot ont, en toute bonne conscience, préféré faire une phrase, c’est probablement pour trois raisons dont le contenu échappe à leur conscience, leur motivation étant en soi touristiquement irréprochable.
d’une part, parce que dans une sorte de respect humain, ils n’ont pas souhaité utiliser la formule francisée, bienvini, sentie comme étant une sorte de parasite du français « bienvenue ». Cette réaction, si l’explication s’en avère juste, est fort étonnante vu que la francisation du créole ne semble pas gêner beaucoup de gens. Ce mimétisme et ce parasitage exposé au grand jour risquent en effet, aux yeux des promoteurs du tourisme, de paraître non représentatif de l’identité martiniquaise. La destination Martinique, que l’on vend au touriste n’est-elle pas en effet censée, au sein même de la République française, être marqué par l’originalité et l’authenticité locale ? On a affaire là à véritable posture (encore une fois peu consciente) influencée par un souci de marketing (Tiens, un mot franglais ! Pourquoi pas ?). En d’autres termes, les concepteurs de cette formule n’ont pas voulu afficher aux yeux de l’étranger une pratique, pourtant très répandue dans la vie courante, et qui je ne le répéterai jamais assez, consiste dans le parasitage du français.
d’autre part, par souci de rééquilibrage. Quand on sait les problèmes psychosociologiques que les Martiniquais entretiennent avec le tourisme, on peut penser que cette formule exprime la volonté compensatoire de personnaliser l’adresse faite aux touristes en s’y impliquant. Cet objectif l’emporte sur la nécessité de garder le caractère abstrait de ce qui n’est qu’une formule. Notre inconscient collectif a trouvé là matière à magnifier par une personnalisation incongrue notre sens si souvent contesté de l’hospitalité. Pareil volonté ne transparaît nullement dans les langues européennes. Pourtant, les Européens ne sont pas des ennemis jurés des touristes et du tourisme !
enfin la fascination plus ou moins consciente que nous autres, Martiniquais, avons pour les produits finis (une phrase) plutôt que pour la production des produits (en l’occurrence, avec des mots). Aucun promoteur du « Nou kontan wè zot » n’acceptera de valider une telle interprétation, du moins s’il entend persister dans l’idée qu’il y a une frontière opaque entre notre pratique sociopolitique et nos activités cognitives. Dois-je redire que les responsabilités individuelles ne sont engagées dans ce processus que pour autant qu’on décide de fermer les yeux et l’esprit à toute analyse qui tente, avec ses avancées et ses limites, d’éclairer notre réalité.
Cause toujours, on est des gens réalistes, nous, près du peuple ! Dans différentes réunions de travail, y compris avec des décideurs municipaux ou territoriaux, j’ai eu l’occasion, pour sortir de ce mauvais pas, de proposer le mot bonvini. Je me suis vu opposer une courtoise fin de non recevoir et une absence complète de compréhension de la problématique que j’exposais avec pourtant, me semble-t-il, une certaine clarté. Personne n’a voulu voir les enjeux de la signalisation comme instrument de relance de la créativité. Pourtant le mot bonvini (différent à beaucoup de points de vue du « parasite » bienvini) n’est pas une pure invention puisque l’on peut dire d’une plante qui pousse bien : Piébwa-tala ni an bon vini (en français : cet arbre a une bonne venue, il vient bien). Sans compter que dans le papiamento, créole des îles néerlandaises de la Caraïbe (Aruba, Bonaire et Curaçao) le mot utilisé, ô coïncidence, n’est autre, précisément que bonvini.
Sauf à manifester l’existence d’une irréparable panne cognitive, il était possible, quitte à modifier les panneaux existants, de retenir ce terme, comme un tremplin pour une relance audacieuse, mais prudente de la créativité linguistique martiniquaise. L’important, en la matière n’est pas de s’aligner sur des langues européennes (ce n’est pas le propos), mais de donner un signal fort (fût-il subliminal) permettant non seulement de recourir, au prix d’une audace relativement novatrice, à un mot abstrait (bonvini, qui est un nom, un élément, en l’occurrence, plus maniable qu’un phrase), mais encore de prendre au sérieux l’impérieuse sommation qui nous est faite de créer. Oui, créer, verbe qui exprime la vocation originelle de toute langue créole (le mot "créole" ne vient-il pas en effet du latin creare ?).
Dommage que toute audace langagière soit perçue comme une menace et une aventure …
J’ai précédemment tenu à insister sur la différence qui sépare l’imagination, qui relève de l’individu, et l’imaginaire, qui ressortit à la sphère collective. Entre ceux qui, en toute bonne foi et par souci de promouvoir la langue, tablent sur leur imagination, fût-elle intense, pour inventer des mots sans aucun rapport avec les structures de la langue créole et ceux qui n’ont pas l’audace d’en assumer l’imaginaire, il y a un vaste espace à exploiter. Le terme bonvini appartient à cet espace-là. J’attends le moment où justice sera enfin rendue à ce genre d’analyse. Mais il faut le savoir, en plus de l’audace, il faudra aussi du courage. En témoigne l’anecdote suivante qui n’est d’ailleurs rien moins qu’anecdotique : nous avions installé à l’occasion de la fête du créole, en octobre 2009, une grande banderole souhaitant la bienvenue à l’Université. Elle était libellée comme suit : « Bonvini àtè Linivèsité Lé Zantiy ek La Guyàn » (Bienvenue à l’Université des Antilles et de la Guyane). Nous la croyions pérenne. Mais au bout de peu de temps, elle fût nuitamment enlevée sans que l’enquête ne révèle l’auteur (singulier ou pluriel) de cet acte pour ainsi dire « suicidaire », qui n’est autre qu’une manifestation de révolte de nous-mêmes contre notre propre imaginaire. La violence de ce kidnapping dirigé montre que mes analyses ne sont peut-être pas tout à fait sans pertinence. À approfondir ! Ce sera l’objet du prochain article !
Prochain article :
La Martinique après le débat sur les articles 73-74 : état de lieux
8. « Bonvini », « Kontan wè zot » et « An lot soley ! » éléments d’un approfondissement de l’approche de l’imaginaire langagier du créolophone martiniquais.