JEAN BERNABE, LA MARTINIQUE APRES LE DEBAT SUR LES ARTICLES 73-74 : ETAT DE LIEUX 2

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La Martinique après le débat sur les articles 73-74 :

LE DESEQUILIBRE DES TERMES DE L’ECHANGE LANGAGIER

Etat de lieux par Jean Bernabé, professeur émérite des Universités

 

La situation langagière que je vais brièvement décrire n’est bien évidemment pas spécifique de la période d’après le débat ci-dessus indiqué, lequel sert de repère et de cadre à mon propos. Il n’empêche qu’aucun état de lieux ne doit en faire l’économie, puisqu’il s’agit de bien configurer le présent, y compris dans ses ondoiements, pour mieux esquisser les lignes d’un avenir construit et possiblement assumé en conscience par la nation martiniquaise. Nation sans état certes, mais nation tout de même, sa reconnaissance, extérieure à tout nombrilisme, constitue l’une des clefs propres à « défermer » l’avenir. Le chauvinisme xénophobe n’a jamais attendu le cadre de la nation pour se donner libre cours ! Comme quoi, l’important est d’être nationalitaire et non pas nationaliste. Avis gracieux et bénévole, en tout cas, aux partis politiques qui affirment ou prétendent promouvoir la Martinique !

Duel ou duo, créole et français vivent en osmose, mais pas forcément en « tjèkoko ». C’est précisément de ce type de situation osmotique qu’il faut partir pour poser notre problématique. Les spécialistes de l’écologie indiquent la possibilité au sein d’un écosystème donné de rapports bilatéraux d’échange entre les espèces, mais aussi de rapports unilatéraux. Ces derniers peuvent être de deux natures : d’une part, la prédation, qui suppose au départ une discontinuité entre le prédateur et la victime, et à l’arrivée une appropriation du second par le premier ; d’autre part, le parasitage où les deux acteurs sont en continuité.

Prédation et parasitage, qui sont en fait des modalités d’un même phénomène, se rejoignent. Dans les deux cas, on a affaire à une espèce qui se nourrit de l’autre : qu’il s’agisse, par exemple, des requins mangeurs de poissons plus petits ou des humains mangeurs de requins, on a affaire à une chaîne alimentaire, inscrivant les protagonistes dans une hiérarchie. Quand, au départ, il n’y a pas distance entre les deux protagonistes, il n’y en a pas moins prédation : les plantes dites parasites (« épiphites », selon la terminologie scientifique) ne se « collent »-elles pas sur une autre espèce pour en extraire des nutriments à leur profit ? Cela peut donner des résultats magnifiques, comme dans le cas des orchidées, ou aussi délicieux qu’odoriférants, s’agissant de la vanille.

Si on sort du domaine botanique, on peut citer divers énoncés en langue créole tout à fait enchanteurs et dont le vocabulaire est souvent très francisé. Je pense notamment à toutes ces remarquables et nostalgiques biguines, mazouks et autres genres de chansons qui ont fleuri dans le Saint-Pierre d’avant la catastrophe et qui nous ont été restitués avec tant d’émotion par Léona Gabriel. Ce vocabulaire francisé ne nuit en rien à la précieuse valeur ajoutée dont elles gratifient notre patrimoine culturel, car ce qui fait le prix des chansons, ce n’est assurément pas la nature, francisée ou non, du vocabulaire employé, c’est tout autre chose : la poétique qui les sous-tend, en rapport étroit avec leurs caractéristiques mélodiques. Ne sommes-nous pas en effet dans le domaine de la musique, un domaine qui transcende l’usage quotidien du langage ? La nature du créole qu’on y trouve est pourtant, à quelques exceptions près, un créole très francisé dans son vocabulaire, c’est-à-dire se nourrissant du vocabulaire de la langue française. Ce n’en est pas moins du créole. Personne ne trouve à y redire et c’est tout à fait normal. De toute façon, l’émotion supplante opportunément l’analyse rationnelle.

Il n’est pas du tout sûr qu’on doive avoir les mêmes appréciations esthétisantes dans tous les cas d’emploi de la langue créole, lesquels ne relèvent pas toujours, il s’en faut, du domaine de la musique ou de la poésie. S’agissant des états et pratiques ordinaires d’une population, le phénomène de parasitage ne saurait être considéré en soi comme une chance pour la créativité et le développement de cette dernière. Aucun humain, que je sache, n’a véritablement matière à se réjouir des champignons qui parasitent sa peau, quand bien même ces parasites lui dessineraient sur le corps d’éblouissants tableaux !

Ainsi donc, si on laisse de côté le domaine particulier de la parole poétique et musicale pour entrer dans celui de la vie quotidienne, d’aucuns, à entendre les conversations courantes ayant cours dans ce pays, pourraient avoir l’impression qu’il s’y produit des échanges perpétuels entre créole et français. Rien ne serait plus faux ! Il ne faut pas confondre alternance et échange ! S’il peut en effet se faire qu’une même personne passe d’une langue à l’autre, cela n’implique en rien un véritable échange entre les deux langues, comme ce peut être le cas, par exemple, entre français et anglais. Les échanges de vocabulaire entre ces deux langues européennes comportaient jusqu’aux années 1970, chose peu connue du vaste public, une masse plus grande d’emprunts de l’anglais au français. Cela n’a pas empêché une certaine frange de la population française de décrier l’introduction de termes anglais dans la langue nationale sous la forme dite du « franglais », source d’abâtardissement. Les Anglophones, en revanche, se trouvant en position d’hégémonie mondiale, se moquent, eux, éperdument de parler le « frenglish », où ils ne voient absolument aucune menace à l’encontre de leur langue. Pareille indifférence reste, il faut l’admettre, le privilège de la langue hyper-dominante qu’est l’anglo-américain pour combien de temps encore ?), dans le cadre de l’actuelle mondialisation.

Le créole est assurément de plus en plus en situation de parasitage du français. Il suffit d’écouter un entretien radiophonique ou télévisé réputé en créole, pour se rendre compte que le discours est généré selon une "logique linguistique" française, le créole n’intervenant pour ainsi dire qu’à titre décoratif. Cosmétique, même : un ka par ci, un mwen par là, un vague dicton traditionnel par ailleurs, et le tour est joué ! J’ai scrupule à exemplifier davantage cette assertion, tant il est vrai que chacun d’entre nous peut témoigner d’une réalité à laquelle aucun créolophone n’échappe, fût-il un spécialiste de la langue créole.

Oui, tous tant que nous sommes, nous subissons cette situation, même si l’unique jour cérémoniel de chaque mois d’octobre dédié au créole peut offrir aux auditeurs et téléspectateurs quelques bouquets d’une langue un peu attifée et sortant de l’ordinaire. Pas trop quand même, sinon le fil de la communication serait bien vite coupé avec le public. Extrêmement rares sont les créolophones qui semblent prendre conscience de cette réalité déséquilibrée entre créole et français, pour l’interroger, voire éventuellement s’en inquiéter (à supposer que cela puisse servir à quelque chose de s’en émouvoir !).

En créole, cela est sûr, personne ne craint le « kawo » si redouté en français (comme en témoigne le célèbre « Escursez-moi, Mèsié, jè nè pé pas danser, ma pié me font mal »). En revanche, la très grande majorité d’entre nous parle le créole sans se poser le moins du monde la question de la nature de son parler. Heureusement ! Sinon, tous les locuteurs créoles perdraient leur spontanéité et ce blocage serait une vraie catastrophe dans l’ordre de l’expression et de la communication interpersonnelle. En réalité, il convient d’affirmer ceci : s’il est vrai que personne ne peut prétendre parler un créole non assujetti au vocabulaire français, c’est-à-dire un créole non parasite, il n’y a pas lieu en revanche de dénier aux locuteurs martiniquais le fait qu’ils parlent réellement créole. Et cela de la manière la plus légitime qui soit ! La langue créole est ce qu’elle est et ce qui sort de la bouche des parleurs constitue sa réalité objective. Dire le contraire serait se situer dans la fiction et l’idéalisme.

Pourquoi affirmer qu’à travers le parler créole, si galvaudé, on a quand même affaire à du créole ? C’est non seulement parce que ce qui est proféré ne correspond en rien aux règles grammaticales du français (autrement dit, on ne peut en aucune façon dire que ce soit du français), mais aussi parce que l’intention des locuteurs est manifestement de parler créole. On l’aura compris, la condition générale de l’énonciation créole est en effet telle qu’il suffit d’habiller un mot français d’un vêtement créole pour qu’il soit reçu comme étant créole, moyennant quelques modifications plus ou moins insignifiante des sons. Bref, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire dans mes travaux de lexicologie, tout mot français est potentiellement créole, l’inverse n’étant pas vrai : tout mot créole n’est pas potentiellement français !

Ce parasitage qui n’est plus à démontrer est à l’origine du phénomène dit de "décréolisation". Par ce mot savant, il faut entendre la perte de substance de la langue créole, le fait qu’elle se délite. D’autres diraient : qu’elle s’abâtardit. Je m’en voudrais de porter de tels jugements de valeur sur les pratiques langagières créoles des Martiniquais. Cela dit, je ne saurais affirmer qu’elles sont sans conséquences sur les représentations symboliques qui contribuent à fonder notre personnalité collective et alimenter l’estime de nous-mêmes. Et comment pourrait-il en être autrement ?

En économie mondiale on parle de détérioration des termes de l’échange entre les nations dites du Nord et celle dites du Sud. Ces dernières —c’est un effet persistant de l’impérialisme (qui n’est plus seulement occidental)— voient piller leurs ressources achetées à bas prix et reçoivent en échange des produits manufacturés à un prix élevé, ce qui les oblige à des emprunts auprès des créanciers-pilleurs, emprunts qui grèvent de façon structurelle et rédhibitoire leur économie, sans parler des méfaits collatéraux de la corruption des potentats locaux.

Le créole emprunte structurellement au français, l’inverse, redisons-le, n’étant pas vrai. Sauf, toutefois, dans le cas du français local où l’on peut couramment dire, par exemple, de quelqu’un qu’il est « piéteur » pour signifier son avarice. Issu du créole « piétè », ce terme, quoique francisé dans sa forme extérieure n’a pour autant aucune chance de jamais appartenir au français dit standard. Ce mécanisme est tel que je mets quiconque au défi de m’aligner plus que les quatre mots suivants issus du créole martiniquais et empruntés par le français standard : morne, zombi, biguine, zouk. Encore que les deux derniers renvoient à des réalités culturelles spécifiques qu’il serait difficile de nommer en français sans recourir à l’emprunt (tout comme les termes tango, rumba, et jazz, par exemple). Au rebours de ce qui a été dit des rapports économiques entre le Nord et le Sud, entre nos deux langues parfaitement légitimes (créole et français), il ne s’agit pas d’un processus de détérioration des termes de l’échange, puisqu’il n’y a pas échange, mais bien d’un phénomène unilatéral d’emprunt au français, langue pourvoyeuse.

Dans le domaine de l’économie et des finances, tout emprunt implique un remboursement. Il est intéressant de noter que dans le domaine de l’emprunt d’une langue à l’autre, à plus forte raison s’il est unilatéral, il ne saurait exister de procédure de remboursement dudit emprunt. En d’autres termes, on a affaire à une sorte de dette à vie. L’emprunteur se trouve alors dans une manière d’insolvabilité structurelle, qui elle aussi n’est pas sans rappeler le fait que certaines dettes des pays du Sud sont parfois abolies. Abolition toute fictive, car les vrais créanciers ne sont pas en réalité lesdits pays du Sud, pillés à tout va ! Bref, l’emprunt linguistique créole-français à sens unique constitue par là même un signe évident de dépendance et de parasitisme. Le contraire donc d’une situation de créativité et d’autonomie. Même s’il faut se garder de confondre développement linguistique et développement économique et social, cette description ne nous rappelle-t-elle pas de manière intéressante la situation du pays Martinique, lequel couvre à hauteur d’à peine plus de 10% ses importations par ses exportations ?

Que peut-il alors se passer dans la conscience du locuteur martiniquais tout à la fois créolophone et francophone, et qui se trouve être le théâtre où se joue ce paradoxal déséquilibre ? À poser pareille interrogation, n’apparaît-il pas essentiel de s’affranchir d’une lecture exclusivement « économiste » de notre réalité, histoire de mieux repérer les nœuds où se forment nos difficultés d’être et d’agir, voire de penser notre existence au monde ?

Prochain article

La Martinique après le débat sur les articles 73-74 : état de lieux 3. Conséquences du déséquilibre entre deux légitimités absolues : l’une ancestrale, l’autre acquise.