LA VOIX METAMORPHOSEE DE BRITNEY SPEARS

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Britney Spears,
«Femme Fatale»
à l'avant-garde


 
Le dernier album de Britney Spears est un triomphe avant-gardiste, où la voix de la chanteuse est méconnaissable à force de transformations.


Le septième album studio de Britney Spears porte un titre, Femme Fatale, que l’on serait tenté de qualifier d’inoffensif et générique, s’il n’était pas absurde.

 

Spears a toujours été auréolée d’une aura sexuelle, dès le moment où elle a surgi sur la scène mondiale en se pavanant vêtue d’une jupe plissée d’écolière, susurrant les insinuations sadomaso de l’inoubliable refrain «Hit me, baby, one more time [Drague-moi (mais aussi frappe-moi) encore une fois bébé]». Au fil des années, son registre érotique s’est étendu, de l’ingénue («I'm not a girl / Not yet a woman») à la coquine (spécialiste du ménage à «3»).

Mais si les paroles de ses succès sont lourdes de passion —«With a taste of your lips I'm on a ride / You're toxic, I'm slipping under [quand je goûte à tes lèvres je m’envole / Tu es toxique, je glisse sous toi]»— Spears elle-même ne génère aucune chaleur. Cela a moins de rapport avec ses modestes talents musicaux —ce tout petit filet de voix— qu’avec sa distance émotionnelle quasiment totale.

Femme fatale? Les sirènes voluptueuses associées à ce terme n’habitent pas sur la même planète que Britney Spears. Dans ses disques, Britney est même à peine femme: pas une gamine, pas encore une femme, pas franchement humaine, c’est un vide qui donne le frisson, un fantôme à l’abandon dans la brume du mixage.

Et pourtant, elle a enregistré certaines des chansons pop les plus excitantes des quinze dernières années. Cette prouesse se fonde sur un autre genre d’échange érotisé: l’interaction entre une star et ses auteurs-producteurs. La plus fructueuse des ces relations a été avec le producteur pop suédois Max Martin, qui donna le ton en 1998 avec «…Baby One More Time» —ces power chords bien carrés au synthé annonçant l’arrivée d’une nouvelle marque de musique bubblegum plus rude et acoustiquement extravagante.

Le disque pop le plus tonifiant lancé en 2011

Depuis cette époque, les collaborateurs de Spears ont utilisé ses enregistrements pour proposer des sons et des formes de chansons outrées et imaginatives. Les grosses voix et les personnalités énergiques des autres stars nécessitent du matériel soigneusement adapté. Quand Martin écrit une chanson pour Pink par exemple, il lui faut canaliser pile les bonnes humeurs et saveurs —un peu d’excitation pop, des power chords rock et un message qui mêle insolence et inspiration.

Mais la vacuité de Spears permet à ses compositeurs de péter un câble, de prendre des libertés sauvages avec les rythmes, les mélodies et les effets. Le statut de star de Britney en couvre toute l’étrangeté —tout ce qu’elle enregistre, aussi bizarre soit-il, devient instantanément pop. Elle peut être une musicienne atroce; elle est certainement l’artiste la plus difficile à gérer de toutes les grandes divas. Mais c’est une grande avant-gardiste.

Ce qui nous amène à Femme Fatale, le disque pop le plus tonifiant encore lancé en 2011. Martin, responsable de sept des chansons, est de retour. Parmi les autres contributeurs figurent le protégé américain de Martin, le prolifique faiseur de tubes Dr. Luke; le producteur suédois Bloodshy, qui a déjà travaillé avec Spears avec des résultats révélateurs; et will.i.am, dont les goûts rococo lui font trouver tout naturellement sa place ici.

Ces très bons producteurs ont tous livré d’excellentes chansons. Femme Fatale est un cas rare d’album de dance pop qui ne s’essouffle jamais, dont chaque piste est ridiculement bourrée d’antiennes et de sensations. L’album fonctionne au martèlement continu 4/4 typique de l’Eurodisco —le son diva par défaut pour 2011— mais les surprises sont légion. Till the World Ends passe à grande vitesse de crescendos clubby au synthé à un rythme «tribal» sans paroles. Dans Trouble for Me Spears chante sur une obscure mélodie au synthé, évoquant un moteur qui lutte et cale. Dans Criminal, romance doublement insolente, la «flûte» style Jethro Tull (probablement un synthétiseur) joue une mélodie piquée à The Logical Song de Supertramp.

L'atout d'une voix faiblarde

Comme d’habitude, l’album parle de sexe. À ne pas confondre avec sensualité. La mélodie prend parfois un tournant plaintif —écoutez le maussade Inside Out, mélodrame sur les relations sexuelles lors de la rupture— mais les enjeux émotionnels sont parfois comiquement réduits. Dans une chanson, Spears compare sa libido à une casserole de légumes fumants. Dans une autre réunissant l’acoustique et le phallique, Britney rappe sur une «bonne grosse basse» qui ne fait rien «qu’à grossir.»

Mais la sottise est compensée par d’étonnantes tournures musicales. Le tube Hold It Against Me comporte le trait d’esprit poético-inepte emprunté à Groucho Marx par le biais des Bellamy Brothers, interrompu à mi-course par une furieuse rupture dub-step—sûrement le rythme le plus agressif qui ait jamais frayé son chemin au sommet du classement des Hot 100 de Billboard. Et puis il y a How I Roll, qui bâtit une petite symphonie magnifiquement sinistre à partir d’une mélodie chantante, une ligne de basse carillonnant et toute une variété de halètements, roucoulades et autres mutineries vocales.

À l’ère des correcteurs de pitch et d’Auto-Tune, la manipulation numérique du chant n’a rien que de très banal. Les producteurs n’utilisent pas la technologie uniquement pour masquer les défaillances de chanteuses faiblardes comme Britney mais pour en faire un atout, transformant un défaut en véritable style. Femme Fatale est une étude de la possibilité de la pratique à l’échelle de tout un album.

Dans presque toutes les chansons, la voix de Britney est traitée comme un jouet sonore. Elle est robotisée et enduite d’une épaisse couche d’Auto-Tune. Elle est compressée en une espèce de boulette orale, étirée pour former de nouvelles mélodies, réduite en morceaux de rythme. Elle est rétrogradée, passant d’attraction star à effet sonore.

Un voile de mystère à la Greta Garbo

On note une sombre tendance à la soumission et à l’exploitation dans toute l’œuvre de Spears, de «… Baby One More Time» à I'm a Slave 4 U en passant par Trouble for Me. Le thème semble inconfortablement familier pour cette enfant star devenue épave à l’âge adulte, harcelée par les paparazzis et un public concupiscent («You want a piece of me [Vous voulez un bout de moi]» disait le refrain de son tube de 2007 sur sa triste notoriété de tabloïds).

Comment ne pas penser à de l’exploitation en écoutant la façon dont les producteurs de Britney transfigurent impitoyablement sa voix. Chanson après chanson dans Femme Fatale, la voix de Britney est dépouillée de son grain humain, réduite en «morceaux de moi» —chopped and screwed en tessons sonores.

Mais si la manipulation vocale déshumanise Spears, elle lui donne aussi un côté surhumain, en lui attribuant tout un arsenal surnaturel de tons et de timbres. Quels que soient les sombres courants que nous autres Britneyologues détections dans Femme Fatale, c’est bien évidemment un triomphe musical. «Je crois que Femme Fatale parle de lui-même», a commenté Spears à V Magazine. «J’ai vraiment travaillé très dur dessus et j’ai passé presque deux ans à l’enregistrer. Je crois que c’est le meilleur album que j’aie jamais fait.»

Elle n’a pas tort, et ce n’est pas rien pour une femme qui, il n’y a pas si longtemps, faisait l’objet d’une véritable veillée mortuaire médiatique 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 («J’ai neuf vies comme un minou», ronronne-t-elle dans How I Roll, l’air plutôt satisfaite). Spears reste la star pop la plus insaisissable et la plus difficile à connaître —peut-être est-ce voulu, d’ailleurs.

Elle a certainement compris ce qu’il en coûte d’être surexposée, et sur un marché plus encombré que jamais de starlettes en compétition, n’est-il pas cohérent, d’un point de vue stratégique, de se distancer du lot et d’adopter une posture de diva, un voile de mystère à la Greta Garbo? Peut-être est-ce pourquoi, sur son nouvel album, sa voix ne cesse d’être avalée par le chahut. C’est un truc de magicien, une illusion d’escamotage. Dans Femme Fatale, Britney n’est pas au-dessus de la musique, ni, comme elle le chanta un jour, contre la musique. Elle est la musique.

Jody Rosen