Visite du Bordeaux des Négriers, secret le mieux gardé
Devant le Palais de Justice de Bordeaux, près du Port de la Lune ou au coin d'une minuscule rue, Karfa Diallo raconte avec passion, à des collégiens ébahis, "le Bordeaux nègre" que cette ville, patrimoine mondial de l'Unesco, aimerait oublier.
Ils sont vingt collégiens de troisième, dont onze ont des parents ou grand-parents venus d'ailleurs, y compris de République démocratique du Congo et du Sénégal. Les voilà qui pénètrent peu à peu dans ce pan d'histoire collective, celle des presque quatre siècles de l'esclavage orchestré par l'Occident, jusqu'à son abolition définitive en 1848.
L'écrivain sénégalais Karfa Diallo, 43 ans leur sert de guide. Installé à Bordeaux depuis presque 20 ans, il y dirige la Fondation du Mémorial de la traite des noirs.
La visite est l'un des secrets les mieux gardés de Bordeaux et a sans doute échappé aux quatre à cinq millions de visiteurs ayant foulé les pavés de la ville en 2013, dont l'architecture XVIIIe siècle est parmi les plus harmonieuses au monde.
Bordeaux, deuxième port négrier de France après Nantes (450.000 esclaves déportés, environ 150.000 pour Bordeaux), doit à la traite une partie de sa richesse.
- Les esclaves noirs "biens meubles" -
L'écrivain raconte avec éloquence les navires chargés de vin, de farine, d'huile, d'armes, de verroterie, partant vers l'Afrique échanger leurs marchandises contre des esclaves - alors "biens meubles" - amenés à fond de cale, "nus, pour pouvoir les nettoyer plus rapidement", aux Amériques. S'ils survivaient, ils étaient échangés contre du cacao, des épices, du sucre qui étaient expédiés en métropole.
Il était alors de bon ton à Bordeaux de disposer de domestiques noirs ou d'un "négrillon" en laisse, raconte Karfa Diallo. "Au XVIIIe siècle, il y avait 4.000 noirs à Bordeaux, dans une ville de 50.000 habitants", explique-t-il aux étudiants du Collège Jean Zay de Cenon (Gironde), devant le Fort du Ha, où l'on emprisonnait les Noirs.
Un peu plus loin, face au Port de la Lune, il montre un petit visage africain sous forme de mascaron, sculpté dans la pierre d'une belle façade, autre trace du passé. Devant le Grand Théâtre, il évoque la peinture que l'on peut y voir où Bordeaux offre à Apollon une esclave noire enchaînée.
La plupart du temps Karfa Diallo ne montre aucune agressivité. Une exception, toutefois, lorsqu'il tempête contre la mairie qui rechigne, selon lui, à accorder davantage d'attention à son passé noir, comme l'a fait Nantes, où un Mémorial de l'abolition a été inauguré en 2012.
Rue Saige, il évoque la figure de François-Armand de Saige, "premier maire élu de la ville, en 1791", "un armateur négrier". "Nous avons comme cela à Bordeaux 22 rues qui honorent ces gens ayant commis des crimes contre l'humanité. Est ce que vous accepteriez une rue Goebbels, Hitler"?, gronde-t-il.
- "La mémoire, cela crée de la cohésion sociale" -
Julie, 15 ans, dont les parents sont originaires de République démocratique du Congo, confie être "beaucoup touchée, en tant que fille noire": elle comprend mieux pourquoi "la plupart des personnes âgées africaines ne font pas confiance aux Blancs". "L'esclavage, on en parle pas assez. On parle du génocide des Juifs, c'est inoubliable (...) mais l'esclavage, les gens ne s'en rendent pas vraiment compte".
Auparavant, la classe avait abordé le sujet avec son professeur de français, Marie-Laure Piroth, qui l'a associée à un projet de l'Unesco, "Sur les routes de l'esclavage", visant notamment à alimenter un blog. "Ce travail amène à réfléchir au métissage vécu au jour le jour. Par exemple, dit-elle, ils utilisent des blagues racistes entre eux, pour se taquiner. J'essaye de leur montrer que ce n'est pas anodin". "Comme dit Karfa Diallo, être conscient de la mémoire, cela crée de la cohésion sociale".
L'adjoint en charge de la diversité à la mairie de Bordeaux, Marik Fetouh, rappelle la position d'Alain Juppé: débaptiser les rues est "trop complexe" et il ne faut pas "stigmatiser les descendants" de certaines familles. "Cela ne va pas effacer l'histoire", poursuit-il en soulignant que le Musée d'Aquitaine aborde largement le sujet". La visite touche à sa fin devant la colonne des Girondins, Place des Quinconces, l'occasion pour le guide de rappeler aux élèves leur "liberté de "bouger, penser, respirer, un bien précieux", qui sera commémoré samedi 10 mai, lors de la Journée nationale des mémoires de la traite.
SOURCE : AFP