Dans son nouveau livre, Going Solo, le sociologue Eric Klinenberg se penche sur la question
Quel est le secret pour vivre seul et heureux? En début d'année, une femme divorcée, Dominique Browning, a publié une tribune dans le New York Times dans laquelle elle souligne l’existence d’une différence de genre au niveau de l’aptitude à vivre seul. Elle et ses voisines célibataires, écrivait-elle, savouraient la liberté de manger à pas d’heure et d’occuper toute la place dans le lit, tandis que les hommes seraient peu sensibles à ce genre de considérations. Elle en vint à affirmer qu'à l’abri chez elles, les femmes se sentent en sécurité.
«Les hommes, eux, sont plus disposés à ressentir perpétuellement le danger… La solitude paraît dangereuse à un homme.»
Ces généralités ont provoqué l’ire des commentateurs et des blogueurs, l’un d’entre eux livrant ce résumé: «Les distinctions binaires entre les sexes sont bien vivaces, sauf que les rôles se sont inversés (plus ou moins).» Mais l’état actuel de la recherche en sociologie confirme que Browning n’est pas tout à fait à côté de la plaque.
En moyenne, les femmes sont plus adaptées que les hommes à la vie en solitaire, au moins à partir d’un certain âge. Cependant, ce n’est pas parce que les hommes n’aimeraient pas se goinfrer de Cheerios au dîner et s’étaler dans le lit, ni parce que les femmes seraient plus autonomes ou enclines à la solitude. Bien au contraire: les femmes sont plus susceptibles de nouer un solide réseau de relations sociales, ce qui leur permet de vivre seules sans se sentir seules. Les hommes risquent davantage de se replier dans l’isolement qui, dans les cas extrêmes, peut être sordide voire dangereux.
28% de foyers célibataires
Le contraste se dégage clairement dans le dernier livre d’Eric Klinenberg, Going Solo, The Extraordinary Rise and Surprising Appeal of Living Alone (L’Essor extraordinaire et l’attrait surprenant de la vie en solo). Et c’est important parce que les populations en question sont loin d’être numériquement négligeables. Même si elles ne s’en rendent pas compte, elles participent d’une évolution sociale majeure. En 1950, note Eric Klinenberg, 4 millions d’Américains adultes vivaient seuls, ce qui représentait 9% des foyers. Aujourd’hui, ce nombre atteint 31 millions, soit le chiffre exorbitant de 28% des foyers.
Eric Klinenberg, sociologue à l’université de New York, retrace le développement de cette cohorte hétérogène, qui croît à vue d’œil. Il y a soixante ans, l’archétype du célibataire était un travailleur migrant en transit vers l’Ouest. Maintenant, il existe plusieurs espèces dans cette catégorie.
Pour les jeunes urbains, abandonner les colocations de Craiglist pour prendre un bail à leur nom représente un vrai rite de passage. Le taux de divorce s’est envolé depuis 1950, laissant toute une population d’adultes seuls. Il y a aussi les personnes âgées qui survivent à leurs conjoints et insistent pour conserver leur autonomie. Aujourd’hui, les «singletons» (individus seuls), comme Eric Klinenberg appelle ses sujets, vivent plus volontiers à Manhattan que dans le Montana, et la majorité sont des femmes –17 millions contre 14 millions d’hommes (cette dissymétrie est en partie due à la longévité des femmes: elles sont plus nombreuses à survivre à leurs maris que l’inverse).
La nature même du fait de vivre seul a profondément changé au cours du siècle dernier, selon des modes qui rendent les liens sociaux essentiels. Il fut un temps où c’était l’occasion d’opérer une retraite. Les ermites et les marginaux comme Henry David Thoreau fuyaient la compagnie des hommes pour communier avec Dieu ou la nature. A l’inverse, les gens de tous âges avaient plutôt tendance à vivre en famille. Il était particulièrement rare pour les femmes du début du XXe siècle de vivre seules.
Havre solitaire
Mais les conditions de vie modernes permettent de mener de front une vie sociale et amoureuse active tout en se repliant dans un havre solitaire. Quand il est si facile de sortir de chez soi et de trouver trois cafés, cinq bars, et des rues grouillantes de connaissances et d’inconnus fascinants, vivre seul n’équivaut plus à une condamnation à la solitude. Encore moins à une époque où l’on peut, depuis sa table de cuisine, chatter, envoyer des SMS et des emails, ou communiquer sur Skype avec des contacts éloignés. Dans le même temps, les traditions ou la dépendance financière n’empêchent plus les femmes de posséder leur propre logis.
De plus, la sexualité n’est plus confinée à la sphère du mariage –et la pression sociale poussant les Américains à vivre en couple ou à y rester est moins forte. Eric Klinenberg soutient de façon convaincante que la conjonction de l’urbanisation de masse, des technologies de la communication et de la libération des mœurs a conduit à cette évolution.
C’est donc parfaitement possible de vivre seul en entretenant toute une variété de relations épanouissantes. Mais, plus particulièrement à des âges avancés de la vie, c’est loin d’être facile ou évident. Et c’est là que les femmes jouissent d’un avantage.
«La nature sexuée de l’isolement social est, désormais, un sujet bien connu», écrit Eric Klinenberg, citant les études du sociologue Claude Fischer de l’université de Berkeley et de la sociologue Erin Cornwell de l’université de Cornell. Dans l’ensemble, les femmes réussissent mieux à entretenir des amitiés, comme à maintenir des liens avec leurs enfants et d’autres membres de leur famille. Les femmes célibataires de plus de 35 ans sont plus susceptibles que leurs homologues masculins de passer une soirée chez des voisins ou de prendre part à un groupe social. Ces disparités sont probablement plus acquises qu’innées. Eric Klinenberg remarque que les psychologues ont examiné la façon dont les petites filles sont incitées à prodiguer aux autres de l’attention et du soutien, tandis que les activités réservées aux garçons impliquent l’esprit de compétition.
L'angoisse du célibat
Pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, toutes les femmes ne sont pas enchantées de vivre seules, quand au contraire beaucoup d’hommes adorent cela. D’ailleurs, parmi les trentenaires, ce sont les femmes qui expriment le plus d’angoisse face à leur célibat, sensibles qu’elles sont à l’injonction –qu’elle vienne des autres ou d’elles-mêmes– de trouver de toute urgence un compagnon et de se reproduire.
Toutefois, malgré la stigmatisation et le harcèlement des grands-mères, la plupart des femmes étudiées par Eric Klinenberg semblent assez satisfaites de leur vie. Ella, une avocate de droit public de renom, 35 ans environ, n’a rien contre l’idée de fonder un foyer, mais refuse de se ranger. Pour le moment, elle possède son propre studio à Brooklyn Heights, s’est constitué un réseau de relations dans son voisinage, a trouvé des amis à son cours de yoga et adore se lancer dans la grande cuisine pour une personne.
Dans la force de l’âge, les avantages et les inconvénients liés à la solitude sont très inégalement répartis entre les hommes et les femmes. Les femmes divorcées ont tendance à appartenir à des cercles particulièrement solides, et définissent souvent leurs amis comme la «famille qu’elles ont choisie».
Les hommes divorcés avec lesquels Eric Klinenberg s’est entretenu avaient typiquement des vies socialement moins denses, frisant dans certains cas l’addiction au travail ou l’isolement. D’un autre côté, les hommes ont plus de relations sexuelles, ce qui constitue sans nul doute, pour la plupart d’entre eux, un juste compromis. Beaucoup d’hommes, mais encore plus de femmes, préfèrent leur vie de célibataires à l’alternative standard: un sondage de l’AARP (Association américaine des personnes retraitées) réalisé en 2004 montre que parmi les divorcés âgés de 40 ans à 79 ans, 33% des hommes revendiquent leur refus de se remarier, contre 43% des femmes.
Canicule à Chicago
C’est à la fin de la vie que les inégalités par genre sont les plus fortes. Eric Klinenberg évoque une statistique macabre tirée d’une de ses recherches précédentes portant sur la canicule de 1995 à Chicago. Alors qu’il y a dans la ville beaucoup plus de femmes âgées vivant seules que d’hommes, la plupart des victimes de la vague de chaleur étaient des hommes, probablement parce qu’ils n’avaient personne pour vérifier que tout allait bien. 80% des dépouilles que personne n’a réclamées à la morgue étaient celles d’hommes.
Les portraits les plus sinistres dressés dans son livre sont ceux de vieillards «grabataires». Klinenberg écrit:
«Des années durant, nous avons passé New York au peigne fin à la recherche de vieillards dépendants et seuls qui auraient pu nous parler ouvertement de leur situation. Et bien que chacun des hommes que nous avons rencontrés ait eu sa propre histoire, ils avaient beaucoup en commun: veufs ou divorcés; des liens distendus avec leurs enfants et le reste de leur famille, ou pas d’enfant du tout; un réseau d’amis ténu, voire inexistant; des maladies physiques ou mentales; une personnalité difficile.»
Apparemment, ils n’ont rencontré aucune femme de ce genre.
Bien sûr, les grabataires sont une minorité. Et une étude frappante montre que les hommes n’ont pas moins de prédispositions à se satisfaire de leur vie en solo. Dans les sondages, les hommes âgés expriment généralement plus d’intérêt pour les rencontres et le remariage que les femmes de leur génération. Mais pour les hommes qui affirment bénéficier du soutien d’amis dignes de confiance, c’est différent. Ceux-ci s’intéressent autant que les femmes de leur âge à l’idée de trouver un partenaire, c’est-à-dire pas beaucoup.
La conclusion n’est donc pas tant que les hommes seraient intrinsèquement moins adaptés à la vie en solitaire ou qu’ils devraient se mettre en couple dès que possible. C’est plutôt que, tous autant que nous sommes, nous gagnerions à cultiver des liens solides avec de multiples contacts fiables.
Comme l’historienne Stephanie Coontz l’a affirmé, les mariages pourraient aussi être bénéfiques si les époux étaient moins dépendants affectivement l’un de l’autre. Et le politologue Robert Putnam de Harvard a démontré à merveille que l’engagement social comporte toute une série d’autres avantages. Le fait qu’il soit de nos jours de plus en plus probable d’être amené à vivre seul ne constitue donc qu’une raison de plus pour consacrer du temps à ses amis, à ses voisins ou même à un club de lecture –selon que vous viviez actuellement avec une famille aimante, un troupeau de colocataires, ou un chat.
Rebecca Tuhus Dubrow
Ecrivain
Traduit par Florence Boulin