LES HOMMES ET LES FEMMES PEUVENT-ILS VRAIMENT ÊTRE AMIS ?

Amitié platonique : Quand le sexe s'en mêle 

 

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En mai dernier, la chroniqueuse-conseil de Slate.com, Prudence, a reçu une lettre de la part d'une femme qui voulait interdire à son partenaire de partager sa chambre d'hôtel avec une amie: «Cela me dérange profondément. Même si elle est aussi avec quelqu'un, même si je leur fais confiance à tous les deux, je trouve que cela ne se fait pas du tout».

Prudence a conseillé à cette femme de revoir sa position: «Vous reconnaissez vous-même (…) qu'ils n'ont pas caché vouloir se retrouver, qu'ils ne manigancent pas quelque infidélité». Mais l'avis des internautes était tout autre, à l'instar de cette réaction très symptomatique: «[Ils] cherchent clairement les ennuis. (…) Ce genre de choses, "ça arrive comme ça"». Ou encore: «Partager sa chambre d'hôtel avec "une vieille amie", ça ne se fait pas quand on est en couple». Et voici ma réaction préférée, à la logique étrangement thermodynamique: «Si cette femme compte passer la nuit dans la même chambre que lui, ce n'est pas juste pour parler. Ils ont au moins dans l'idée de prendre des verres ou certaines substances à l'excès, et on sait à quoi ça peut mener».

En tout bien tout honneur

Pour ces sceptiques, peu importe que celle qui demande conseil fasse confiance à son petit ami, ou que l'interdiction de partager une chambre d'hôtel ne prémunisse en rien contre l'infidélité. Ce qui importe, c'est l'idée en soi: un homme et une femme, seuls, avec un lit à disposition. Prudence pense qu'un homme et une femme peuvent se retrouver en tout bien tout honneur (même dans une chambre d'hôtel). Les commentateurs, non. C'est l'éternel désaccord qui pose, encore et toujours, la grande question de l'amitié entre les sexes, et dont se sont emparées et la recherche et la culture populaire: un homme et une femme hétérosexuels sont-ils capables d'oublier le sexe et de créer des liens véritablement non amoureux?

Le cinéma hollywoodien a tranché pour le non La sociologie est plus partagée. Elle estime en substance que certains individus peuvent ignorer le sexe, et que d'autres non. Dans une étude de 1997 portant sur 186 étudiants hétérosexuels, 32 % des femmes et 57% des hommes font état d'au moins une légère attirance pour leur meilleur(e) ami(e) du sexe opposé. Pour son ouvrage We're Just Good Friends [«Juste amis»] sorti la même année, qui traite des relations platoniques entre hommes et femmes au quotidien, Kathy Werking a interrogé 50 duos d'adultes âgés de 21 à 46 ans. Il en ressortait qu'une écrasante majorité n'avait jamais envisagé sérieusement d'avoir des relations sexuelles avec l'autre(1).

Grâce à l'enquête que j'ai menée l'hiver dernier auprès des lecteurs de Slate.com, j'ai pu moi aussi me faire ma petite idée. Comme je me suis adressée à des personnes vivant une «relation platonique», il n'est pas étonnant que plus de la moitié des 549 répondants n'aient déclaré aucune attirance particulière pour leurs ami(e)s du sexe opposé: ils n'ont jamais eu de relations charnelles, n'en ont jamais parlé et n'y ont jamais sérieusement pensé. Seuls un peu plus de 5 % des interrogés se retrouvent à l'autre bout de la chaîne, en évoquant une importante tension sexuelle ou des passages à l'acte. Entre les deux coexistent différents types de vécus, des amourettes transformées en amitié, aux pincements érotiques fugaces sans conséquences.

J'ai conclu de mon étude que la question «Un homme et une femme hétérosexuels peuvent-ils passer outre le sexe et créer des liens véritablement non amoureux?» était trop restrictive. On ne peut pas penser la relation platonique comme une proposition binaire, avec d'un côté une absence totale de sexe pour une relation sans problème, et de l'autre, une dimension sexuelle qui complique forcément les rapports. L'attirance sexuelle en amitié peut exister, un peu comme sur une échelle de Kinsey, et un désir tempéré ne détruit pas nécessairement la relation. Issues de mon enquête, les histoires qui suivent illustrent la variété des situations possibles.

(Nota bene: la plupart des témoignages que j'ai reçus n'émanaient que d'une partie dans la relation. Si l'autre s'était exprimée, peut-être sa version aurait-elle été très différente. Mais encore une fois, je n'ai pas de raison de le croire.)

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L'idéal platonique: Sue et Brandon

Aujourd'hui presque trentenaires, Brandon et Sue se sont rencontrés il y a plusieurs années dans un ascenseur. C'était le premier jour de leur master. Lui était en costume-cravate, elle était en tongs. Sue a trouvé que Brandon en faisait des tonnes. Mais à la fin du cours d'introduction, ils se sont rapprochés par la force des choses, notamment parce que, attirail excepté, ils étaient relativement compatibles: ils faisaient partie des seuls à n'avoir aucune expérience professionnelle.

Les études demandaient beaucoup de travail, et Sue et Brandon ont découvert qu'ils formaient un bon binôme. Sur le papier, ils étaient faits pour être ensemble (leur rencontre rocambolesque dans l'ascenseur est digne des comédies romantiques), mais ça n'est jamais arrivé, peut-être parce que Sue était alors avec quelqu'un, ou parce qu'ils étaient trop occupés pour y penser. Des années plus tard, ils travaillent dans la même entreprise et vivent ensemble, sans avoir jamais atterri dans le même lit.

C'est ce type d'amitié qui est le plus souvent décrite comme «platonique». Et c'est ce type d'amitié qu'il faut le plus justifier auprès des sceptiques qui pensent soit que vous leur mentez, soit que vous vous mentez à vous-même. L'un de mes collègues estime que les chercheurs devraient résoudre cette énigme en soumettant les amis de sexe opposé à une  pléthysmographie, afin de mesurer le degré de leur désir pour l'autre. À défaut, Sue a recours à une comparaison qui, à en juger par les résultats de mon enquête, est un sceau de bonne foi pour les amis de sexe opposé. Brandon, nous dit-elle, fait partie de sa famille, «comme un frère (…), ce serait presque incestueux d'aller plus loin». Sue et Brandon sont, au sens figuré, si familiers l'un de l'autre que le sexe est inconcevable. Il est devenu tabou.

L'amour avorté: Jody et Sean

La première année d'université, Jody et Sean se sont rencontrés à la laverie où, comme toutes les premières années intellos qui se respectent, ils ont longuement échangé sur leurs auteurs favoris. Très vite épris, Sean a écrit une lettre enflammée à Jody. Mais comme elle était déjà avec quelqu'un, elle a désespéré Sean en lui faisant une très maladroite, dixit l'intéressé, offre d'amitié.

Jody a connu quelques histoires pendant que Sean ravalait sa peine. Un jour, elle lui a demandé de rompre à sa place, ce qu'il a refusé. Arrivé en deuxième année, il n'avait plus le béguin pour elle. Vingt ans plus tard, ils sont mariés chacun de leur côté, et ils sont restés amis. Sean a même aidé Jody à organiser son mariage.

Quand ils se sont rencontrés, il y avait du désir, du moins du côté de Sean. Mais aujourd'hui, pour ces deux amis comme pour Sue et Brandon, le sexe est devenu impensable. C'est un amour non réciproque qui a évolué, doucement mais sûrement, vers un lien platonique qui satisfait les deux parties. Bien que le cinéma semble ignorer cette réalité, celle-ci est plutôt banale: de très nombreux répondants ont décrit comment, au départ, l'un des deux envisageait une relation physique et comment, avec le temps, le désir s'est évanoui.

Quand le doute persiste: Ruth et Joel

Ruth et Joel fréquentaient le même lycée dans les années 1990, mais ce n'est qu'en cours d'histoire de la philosophie, à l'université, qu'ils sont devenus amis. Six ou sept mois plus tard, alors que Joel vivait une liaison sans lendemain, ils se sont «clandestinement» acoquinés. Mais Joel n'y a pas pris goût plus que ça. Ruth a claqué la porte de son appartement en le traitant de salaud, comme dans les bonnes comédies romantiques. Quelques jours après, ils étaient de nouveau amis.

Aujourd'hui, elle vit sur la côté Est, et lui, dans le Middle West, où il termine son doctorat. Ils restent en contact par téléphone et par courriels quotidiens, et se voient de temps en temps en vacances.

Joel et Ruth (Joel en tout cas) se situent un cran au-dessus sur l'équivalent de l'échelle de Kinsey par rapport à Sean et Jody. Joel décrit Ruth comme «la femme idéale, elle est sexy et je pourrais passer ma vie entière à discuter avec elle». Il reconnaît également que «très souvent, surtout pendant les sombres et solitaires nuits de l'âme que j'ai connues à l'université, je me suis demandé si je n'étais pas amoureux d'elle sans vouloir me l'avouer». Pourtant, il n'a pas envie de coucher avec Ruth, il ne ressent pas pour elle l'excitation qu'il a ressentie pour d'autres femmes.

L'amitié forcée: «Jane» et «John»

«Jane» (qui a souhaité rester anonyme) a rencontré «John» en 1989, alors qu'elle travaillait au Congrès et que lui était journaliste politique. Après l'avoir vu à la télévision, elle a été très émue de le rencontrer en personne (elle avait alors 23 ans), même si lui l'a à peine remarquée. Les dix-sept années suivantes, elle ne l'a vu qu'une ou deux fois, jusqu'à ce que, il y a quatre ans de cela, ils deviennent amis à sa plus grande surprise. Jane est aujourd'hui la confidente de John en matière personnelle et financière, et elle fait souvent office d'assistante pour lui sans être rémunérée.

À l'inverse de la majorité des répondants, Jane souhaiterait de tout son cœur vivre une liaison amoureuse avec John, mais elle est convaincue qu'il ne partage pas ses sentiments et elle ne veut pas risquer leur relation. C'est le genre d'histoire dont se nourrit Hollywood. Jane n'a pas de doutes, contrairement à Joel; comme Duckie dans Rose bonbon, elle se contente d'amitié faute d'amour en retour.

L'attirance refoulée: «Lucy» et Kevin

Kevin, cinquantenaire, ne connaît point de «sombres et solitaires nuits de l'âme». Il sait parfaitement ce qu'il pense de «Lucy» (le nom de cette personne a été modifié), qu'il a rencontrée en 1989 alors qu'il était journaliste indépendant dans le milieu musical et qu'elle était musicienne. Ils se sont d'abord côtoyés dans des manifestations publiques, puis l'admiration professionnelle s'est muée en quelque chose de plus personnel.

Kevin a toujours été très attiré par Lucy, et il soupçonne que ce soit réciproque. Mais à l'époque de leur rencontre, ils étaient mariés l'un et l'autre, et ils le sont toujours. Il n'a donc jamais tenté sa chance et dit qu'il ne la tentera jamais: «Je la trouve très désirable et je pourrais vouloir approfondir notre relation si cela était moralement possible, mais je ne pense pas que ce le soit. (…) C'est une histoire d'éthique, d'honneur et de fidélité, autant de valeurs assez démodées aujourd'hui. Trahir une vieille amitié ou tromper sa femme, ça ne ressemble pas à la personne que j'ai choisi d'être».

Cette situation ne répond pas à l'image d'Épinal de la «relation platonique», mais ce n'est pas le canon hollywoodien non plus. Parce que Kevin place l'éthique et la stabilité avant les pulsions, il se satisfait de cette éternelle insatisfaction.

L'amour moderne: Nancy et Eric

Nancy et Eric se sont rencontrés lors d'un congrès de jeux de casse-tête, en 1992. Leur première discussion a porté sur [l'acteur et chanteur] Lyle Lovett. Quand Eric a proposé à Nancy de se joindre à lui et à sa petite amie, elle a accepté. Nancy était mariée, mais cela ne posait pas de problème, puisqu'elle et son époux avaient décidé «d'être ouverts».

La petite amie d'Eric était du genre masochiste –cire chaude, attache-tétons, paddles, fouets et compagnie. Au début, Nancy a regardé, puis elle s'est mise à participer. Mais ce n'était pas son truc, d'autant moins qu'elle n'était attirée ni par Eric ni par sa petite amie. La masochiste est bientôt sortie de la scène, mais quand une nouvelle copine est arrivée, Nancy a une fois de plus prouvé son amitié à Eric en les regardant faire. Un jour, elle s'est endormie à force d'ennui.

Sexe à part, Nancy et Eric font comme tous les amis du monde, ils parlent des heures durant de leurs relations, de leurs carrières, de leurs enfants, et du temps qui passe incroyablement vite (ils sont aujourd'hui cinquantenaires.) Ils sont à l'opposé de Sue et Brandon en termes de rapport au sexe, mais comme eux, ils n'entretiennent pas de sentiment amoureux; ils sont juste amis.

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Il y a quelques mois, un lecteur de Slate.com m'expliquait dans un courriel: «L'amitié platonique existe entre hommes, elle existe entre femmes, mais entre un homme et une femme, 99,99 % du temps, l'homme ne vit pas une relation platonique mais une relation sexuelle non consommée». Pour ajouter: «De toute façon, vous êtes journaliste, vous avez déjà tiré vos propres conclusions». (Le message de ce lecteur, très imagé, comportait une belle métaphore aquatique: «Demander s'il existe des hommes qui entretiennent une véritable amitié platonique avec une femme, c'est-à-dire, qui veulent être amis sans aspirer à des relations sexuelles, revient à demander s'il existe de l'eau qui ne veuille pas suivre le courant. (...) NON. L'eau suit le courant, et quand elle ne le fait pas, c'est qu'il y a un barrage sur son chemin».)

Il est vrai que j'avais déjà tiré mes conclusions, largement inspirée en cela par ma relation avec mon ami Jeff, assez similaire à l'amitié de Sue et Brandon (ou qui se situe quelque part entre leur type de relation et celle de Sean et Jody.) Par ailleurs, je n'ai pas une assez haute opinion de ma personne pour croire que tous mes amis hommes veulent secrètement coucher avec moi. Et je ne partage pas l'idée de ce correspondant sur la sexualité masculine, selon laquelle les hommes seraient incapables de voir en une femme autre chose qu'un objet sexuel biologiquement viable. Qu'un homme remarque parfois la beauté d'une amie et ressente pour elle une légère excitation, et alors?(2) Ne peut-il pour autant revendiquer un amour platonique? Nombre d'amitiés très fortes entre personnes du même sexe possèdent aussi une charge érotique. En 1903, le philosophe autrichien Otto Weininger écrivait ainsi dans Sexe et caractère: «Il n'est pas d'amitié entre hommes qui n'ait de composante sexuelle. (…) L'affection, la protection et le favoritisme entre les hommes s'expliquent en grande partie par une compatibilité sexuelle insoupçonnée». Pour autant, Weininger n'est pas allé jusqu'à suggérer que l'amitié entre mêmes sexes n'existait pas. Ce qui fait la différence avec l'amour, c'est la persistance ou l'aspect central du désir sexuel.

Cela étant, après avoir lu les centaines de réponses à mon enquête, je comprends mieux mon lecteur en colère. Il semble en effet que le mot «amitié» souffre d'un problème linguistique, en ce qu'on l'utilise peut-être abusivement. Seul un extrémiste très puritain irait prétendre que ce qu'a ressenti Sean à 18 ans a souillé à jamais sa relation avec Jody. Mais Kevin et Lucy sont-ils réellement «amis»? Pour eux, l'expression relation sexuelle non consommée (pour reprendre les termes de mon lecteur) serait peut-être plus appropriée.

C'est peut-être cette confusion langagière qui empêche en partie de clore le débat sur l'amitié entre homme et femme, de décider une fois pour toute si une telle chose est possible ou non. À rencontrer trop de Kevin et de Lucy qui se disent «amis platoniques», on en vient à douter de la nature de la relation qui unit des Sue et des Brandon. Ce qui nous ramène à la lettre envoyée à Prudence. Peut-être l'intéressée aurait-elle dû laisser faire son petit ami, mais l'on peut quand même se demander: lui et son amie ont-ils une relation du type «idéal platonique» ou «attirance refoulée»?

Juliet Lapidos

Traduit par Chloé Leleu

 1) L'amitié homme-femme est également l'objet d'étude des livres Women and Men as Friends [«L'amitié entre hommes et femmes»], de Michael Monsour, et Friends: Why Men and Women are from the same Planet [«Amitié: pourquoi les hommes et les femmes viennent de la même planète»], de Lisa Gee. Tandis que Monsour a synthétisé les différentes études psychologiques sur la question, Gee s'adresse à un public plus large, avec des entretiens qui tendent à réfuter l'idée selon laquelle les hommes et les femmes ont des points de vue irréconciliables sur le monde.

2) Les réponses d'un certain Wesley étaient à cet égard très éclairantes. Il me racontait qu'en général, il estime son attirance sexuelle pour Nancy à 1, sur une échelle croissante de 1 à 5. Le curseur peut grimper à 2 ou 3 en certaines circonstances, comme cette fois où elle s'est assise sur ses genoux, ou cette autre où il a aperçu sa poitrine (bien galbée) par l'échancrure de son tee-shirt. Mais ces brefs instants de désir ne l'ont jamais poussé à l'acte.

SOURCE : SLATE.FR