Patrick Chamoiseau et Edouard Glissant publient une lettre à Obama, salué pour son "intuition du monde" et son identité métisse. A l’'occasion de l’investiture de Barack Obama, les grands écrivains martiniquais Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau ont publié une courte "adresse à Barack Obama". Intitulé "L’'Intraitable Beauté du monde", ce texte est dans la lignée poétique, utopique et philosophique du travail de Glissant sur le "Tout-Monde".
Les deux écrivains martiniquais n'en reviennent toujours pas de l'élection de Barak Obama, événement formidable, presque magique. Quelques mois après "Quand les murs tombent", ils viennent de publier une adresse conjointe au nouveau président, courte mais aussi forte que son titre, "L'Intraitable Beauté du monde". Une émergence poétique Pour les deux écrivains, si cette élection est un "jaillissement", ce n'est pas tant du fait que le président soit noir, mais que les "étatsuniens" se soient choisi, pour la première fois de leur histoire, un président relié au reste du monde, imprégné de ses cultures. C'est ce qui fait de lui, bien au delà de sa simple couleur de peau, le porteur potentiel d'une mutation. Et, ajoute Chamoiseau, "une nouvelle présence poétique, donc une nouvelle présence politique". Pour Glissant, à la différence de ses prédécesseurs, "Obama a l'intuition du monde": "Il sait que ce dernier a une histoire, que cette histoire a précédé l'histoire des Etats-Unis, qu'elle est multiple et multimillénaire, avec des variétés infinies de conceptions sur la société et sur l'homme." (Voir la vidéo) Si les deux hommes semblent un peu angéliques, presque ébahis devant le "surgissement" du nouveau président des Etats-Unis, il convient de préciser pourquoi. Tout le travail d’Edouard Glissant repose sur une approche poétique comme kit de survie des peuples au sein de la mondialisation: la "Mondialité". Glissant, en digne héritier d'Aimé Césaire, a creusé et labouré les concepts de "poétique de la relation", de "créolisations" incessantes des peuples de la Terre comme seule façon de mettre en symbiose homme et Terre, poésie et genre de vie, hommes et idées. Patrick Chamoiseau, romancier depuis son prix Goncourt pour "Texaco" en 1992, s’inspire de ce travail sur la créolitude. L'un comme pour l’autre analysent comme une mutation l’apparition en pleine crise économique d’un homme qui n’est pas un "nègre" mais un métis, qui n’a jamais chatouillé aucune fierté identitaire, cherchant au contraire à montrer sa vision d’une Amérique diverse mais unie, moderne mais acceptant ses erreurs et ses racines. C’est un événement poétique. Une bénédiction. Preuve que, dans un pays où le métissage n’a jamais marché, un homme pluriel, un "homme du Tout-Monde" comme dit Glissant peut marquer à lui seul un tournant de civilisation. Au confluent de la diversité du monde C'est le fils d'un Kenyan et d'une Américaine blanche du Kansas; il a passé ses jeunes années entre l'Amérique, le Pacifique (Hawaï), et l'Asie (Indonésie); il a une demi-soeur cadette "asiatique-américaine", Maya Soetoro et des demi-frères et soeurs kenyans. Un arbre généalogique surprenant. Riche de cette diversité, Obama peut, selon Glissant et Chamoiseau, amener les Américains vers les autres sociétés du monde. Comme le résume très concrètement Patrick Chamoiseau: "Lorsque vous voyez une vieille dame [la grand mère du président, ndlr] sortir des obscurités de l'Afrique pour apporter, lors de la cérémonie d'investiture, un tabouret et un bouclier au Président, vous pouvez être sûr que ce dernier ne se désintéressera pas du sort de la planète." Chamoiseau attend avec impatience de voir cette image "d'une grande force poétique" à la télévision: Sarah Obama, son petit-fils président, et son tabouret à trois pieds... Glissant raconte qu'il a eu la conviction, avant même la crise économique, qu'Obama pouvait gagner l'élection. "Il gagnera parce qu'il est créole", disait-il à ses amis noirs américains (le créateur de l’institut du Tout-Monde est "Distinguished Professor" à la City University of New York, après avoir enseigné en Louisiane). "No way!", leur répondaient-ils. Pour lui, la créolité, qui a façonné les Caraïbes et le Brésil, submerge enfin les Etats-Unis Obama, catalyseur d'utopies On aurait tort, dit Chamoiseau, de voir en Obama un "homme providentiel". Mais il est porteur de possibles, et c'est à nous, à tous les hommes, d'accompagner ce mouvement. Cette "effervescence" créée par l'élection d'Obama peut inciter les poètes, les philosophes, les intellectuels et les artistes à se mêler de ce monde nouveau. Face au capitalisme débridé, à cette économie de violence et d'argent, c'est le moment "d'ensemencer" le monde de désirs, de rêves et d'utopies. Chamoiseau verrait ainsi assez bien, dans les mois qui viennent, "une grande manifestation de tous les altermondialistes de la planète, devant la Maison-Blanche", pour déclencher "ce chaos des imaginaires." (Voir la vidéo) Pour les deux hommes, l’élection de cet homme marque la fin du grand "non-dit" de l'histoire américaine "à savoir que les héros, de Washington à aujourd’hui, étaient des propriétaires blancs, ou des descendants d’esclavagistes". Ils ont été frappés par une réflexion d'un jeune Noir américain, qui a déclaré, à propos de l'élection d'Obama, qu'il ne se considérait désormais plus comme "africain-américain", mais comme "américain" tout court. Pour eux, en montrant qu'il était possible de dépasser le clivage blanc-noir, Obama a réinventé l'Union, cette notion centrale à l'histoire américaine, et qui peut enfin accueillir les minorités. Son élection met subitement fin au tête à tête entre blancs et noirs, entre descendants d'esclavagistes et descendants d'esclaves, à cet affrontement exclusif: elle ouvre pour les Etats-Unis "les champs de l'impossible et de l'impensable". Tout peut désormais être imaginé pour l'avenir de cette puissance: ouverture, égalité, créolisation, métissage. Les Etats-Unis peuvent enfin embrasser les cultures de ses habitants issus de l'immigration, hispaniques, africains, ou asiatiques. (Voir la vidé) Pour Edouard Glissant, les Etats-Unis ne s'ouvriront vraiment sur le monde, et sur cette "poétique de la relation" que les deux écrivains vantent au fil de leurs ouvrages, que s'ils renoncent à leur prétention à diriger la planète. Dans quelques discours, pourtant, Obama a insisté sur la nécessité pour les Etats-Uns de diriger le monde, ce qui a inquiété et déçu l'auteur martiniquais. C'est, au terme de cette discussion d'une heure, le seul bémol qu'il mettra à son enthousiasme... Hubert Artus et Pascal Riché