En ce tout début d'année 2020, l'écrivain martiniquais Raphaël Confiant publie un roman qui raconte l'épopée de Gabriel De Clieu, celui qui, pour la première fois, a introduit le caféier, dans l'île de la Martinique, en 1720, et du même coup dans ce que l'on appelait le Nouveau Monde... (SOURCE POTOMITAN)
POTOMITAN : Après avoir évoqué l'univers de la canne à sucre dans trois romans (Commandeur du sucre ; Régisseur du rhum ; La Dissidence), voici que vous vous plongez dans celui du café.
R. CONFIANT : La canne à sucre est, en effet, mon univers d'enfance. Mon arrière-grand-père et mon grand-père du côté maternel étaient petits planteurs de canne et distillateurs de rhum dans la commune du Lorrain, au nord de la Martinique. Nous avions, par contre, comme tout le monde à la campagne, à cette époque, un caféier qui poussait dans notre jardin créole et je revois ma grand-mère en cueillir les baies, les mettre à sécher au soleil, les faire griller, puis les moudre à l'aide d'un petit moulin. C'était, contrairement à la canne, pour notre seule consommation personnelle.
Les enfants aussi en buvaient à l'époque ?
Oui, avant de partir à l'école, on nous donnait à boire un grand bol de ce qu'en créole, on appelait «tjòlòlò» et en français «eau de café». En fait, le bol contenait trois-quarts d'eau et seulement un quart de café, ce qui nous tenait éveillé durant toute notre journée d'école. Mais, en réalité, je ne m'étais jamais intéressé au caféier. Ni pendant l'enfance ni à l'âge adulte. Je baignais comme tout le monde dans le mythe des «îles à sucre» comme on désignait les Antilles et ce n'est qu'en étudiant l'histoire de la Martinique que, peu à peu, je me suis rendu compte, non sans stupéfaction, que pendant une bonne moitié du 18è siècle et au début du 19è, le café avait rivalisé avec le sucre de canne à la Martinique.
Pour décliner ensuite ?
En effet, une maladie ravagea les plantations et la culture en fut abandonnée, mais fort heureusement, le caféier avait eu le temps d'être planté en Guadeloupe, puis à Saint-Domingue et enfin sur tout le continent américain. Mais la Martinique a eu l'honneur d'être le premier endroit de toute l'Amérique où le caféier fut introduit pour la première fois, cela grâce à Gabriel de Clieu, en 1720.
Un drôle d'aventurier à lire votre livre...
Il fut, en fait planteur de canne à sucre à la Martinique durant une dizaine d'années avant de se rendre en France où grâce à la complicité de la nièce du médecin personnel du roi Louis XIV, le Dr de Chirac, il put s'introduire dans le Jardin d'acclimatation de Paris où il vola deux plants qu'il transporta dans le plus grand secret en Martinique. Originaire du Havre, il avait bien entendu de bonnes connaissances en matière de navigation.
Pourtant le voyage ne fut pas une partie de plaisir ?
Oh que non! Son navire fut attaqué par des pirates, subit un calme plat de plusieurs jours à cause des sargasses, puis une tempête effroyable et enfin une révolte des passagers. Ces derniers protestaient contre le fait que De Clieu avait rationné l'eau à bord mais continuait à arroser ses plants. Un passager particulièrement vindicatif défonça même la boite en verre et en bois contenant les deux plants et parvint à en détruire l'un d'eux! La traversée Europe-Antilles durait un mois et demi à l'époque, mais à cause des péripéties qu'il avait traversées, on en était presqu'à deux mois et l'eau ainsi que les vivres vinrent à manquer. Finalement, De Clieu arriva à la Martinique avec des passagers décédés et lui ainsi que le reste des gens à bord, presque exsangues. Trois jours de plus et le rêve d'introduire le café à la Martinique se serait envolé !
Votre livre évoque parallèlement l'histoire mondiale du café ?
Il est composé de chapitres qui alternent entre l'épopée de De Clieu et cette histoire mondiale qui commence au 7è siècle, sur les hauts plateaux de Kaffa, en Ethiopie, d'où le mot «café», quand un jeune berger dénommé Kaldi vit ses chèvres danser. Elles avaient mangé les baies d'un arbre qui était jusque-là sauvage et donc inconnu. Des moines coptes, d'abord méfiants, les cueillir, les firent bouillir avant de boire l'étrange breuvage noirâtre qui en résulta et là, miracle, ce dernier vous maintenait éveillé toute la nuit, ce qui est pratique quand on veut prier, vous soignait les maux de tête, vous donnait un regain d'énergie. Dès lors, d'Ethiopie, le café migra au Yémen tout proche, puis dans tout le monde arabo-musulman, notamment l'Empire ottoman avant de gagner l'Europe et finalement une partie de l'Asie, mais pas l'Amérique.
Et c'est donc grâce à De Clieu qui l'apporta à la Martinique ?
Tout à fait! Sauf que si c'est lui l'introducteur de cette plante, c'est l'un de ses esclaves noirs qui l'a mis en terre dans la paroisse du Prêcheur, sur les contreforts de la montagne Pelée où il avait une propriété. On mesure ici les effets de l'histoire coloniale ou plus exactement écrite par les colons: le nom de De Clieu y est inscrit à jamais alors que celui de l'esclave en question nous est inconnu. D'où l'importance de la littérature qui pallie le silence, les absences et les ratures des archives qui ne furent rédigées que par des colons ou des Européens de passage. À ne s'en tenir qu'aux seules archives, comme le font, hélas, la grande majorité de nos historiens, on s'expose à ne pas donner voix à ceux qui n'ont pas de voix, qui n'ont jamais eu de voix, pour paraphraser CESAIRE. Chez nous, la littérature et l'histoire doivent être complémentaires si l'on veut avoir une plus juste appréciation de notre passé.
Grand Café Martinique s'inscrit-il dans votre grand projet, commencé il y a déjà trente ans, d'écrire ce que vous appelez "la Comédie créole"?
Comme chacun sait Balzac s'était donné pour mission d'écrire «la Comédie humaine». Plus modestement, je m'en tiens à celle de mon monde créole, mais l'objectif est très similaire: donner à voir avec le maximum de détails les travaux et les jours d'une communauté qui s'est forgée dans la violence absolue que furent le génocide des Amérindiens et l'esclavage des Noirs, mais qui a réussi, lentement, difficultueusement, à se forger une nouvelle identité, à se créer («créole» vient du latin «creare») sa propre humanité dans un univers qui la lui déniait.