LYBIE : L'ALLEMAGNE REJOINT LES "BRIC" ET S'ABSTIENT LORS DE LA RESOLUTION DE L'ONU

Les autres cinq du Conseil de Sécurité de l'ONU

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L'Allemagne a rejoint les "B.R.I.C." (Brésil, Russie, Inde, Chine)  qui se sont abstenus lors du vote de la résolution autorisant la création d’une zone de non-survol et des frappes aériennes en Libye. Décryptage des discours de chacun et de leurs positions géostratégiques.
PHOTO : Peter Wittig, ambassadeur d'Allemagne à l'ONU s'abstient alors que Emmanuel Issoze-Ngondet du Gabon, vote en faveur de la résolution sur la Libye, le 17 mars 2011

Si le Conseil de sécurité des Nations Unies a fini par voter une résolution sur la Libye, cinq de ses membres se sont abstenus: la Russie, la Chine, l’Allemagne, le Brésil et l’Inde. Quelles raisons ont-ils invoquées? Le décryptage des discours officiels renvoie aux intérêts nationaux et aux débats locaux, à la vision de l’ordre mondial et des engagements internationaux, mais aussi aux stratégies des acteurs. Le gagnant n’est pas celui qu’on croit.

L’Allemagne, au nom de l’opinion publique

Partons de l’Allemagne, dont la neutralité militante a fait grincer des dents en Europe. Le ministre des Affaires étrangères Guido Westerwelle a exprimé à plusieurs reprises les réticences de son pays face à la possibilité d’instaurer une zone d'exclusion aérienne en Libye, la difficulté d’une intervention militaire et le flou sur les prochaines étapes.

La position officielle allemande peut se lire sur le mode de l’aversion au risque: évoquant sur Al Jazeera les «risques et dangers considérables» d’une action militaire, l’ambassadeur allemand aux Nations Unies Peter Wittig précisait ainsi juste avant le vote que «la possibilité de pertes humaines à grande échelle ne doit pas être sous-estimée. Si les étapes proposées sont inefficaces, nous voyons le danger d’être pris dans un conflit militaire prolongé qui affecterait la région entière».

Cette prudence renvoie essentiellement aux débats récents sur l’engagement militaire en Afghanistan. L’Allemagne y a déployé 4.500 soldats, le troisième contingent étranger sur place, et ce ne fut pas un geste anodin pour une République fédérale qui s’était soigneusement abstenue de tout engagement à l’extérieur entre 1945 et les premières interventions dans l’ex-Yougoslavie des années 1990.

Mais le soutien public à ces opérations est très faible et s’affaiblit encore avec deux question brûlantes: la première concerne les pertes allemandes, la seconde est la tenue récente d’une Commission d'enquête parlementaire autour d’un massacre de populations civiles commis lors d’un raid aérien en 2009.

La chancelière elle-même a été interrogée début février, et il a été suggéré dans la presse que ces pertes civiles auraient été camouflées au public, à l’époque, en raison des élections législatives qui allaient suivre.

Bref, la prudence allemande renvoie à la fois aux fondamentaux diplomatiques de la République fédérale et à un contexte politique intérieur très délicat quant à l’idée même d’une intervention: quand bien même le gouvernement souhaiterait s’engager malgré les réticences d’une opinion de moins en moins disposée à consentir des sacrifices pour d’autres peuples, il n’en a pas les moyens politiques.

L’Inde, au nom de l’anti néo-colonialisme

Cette neutralité rapproche l’Allemagne de la position indienne, qui se lit elle aussi sur la longue durée. L’ancien champion du non-alignement cultive une méfiance historique envers tout ce qui pourrait s’apparenter à du néo-colonialisme. La lecture de la presse indienne anglophone révèle la prégnance de ce thème, associé à des interrogations sur les intérêts économiques qui expliqueraient l’engagement des Occidentaux.

La convergence des «BRIC» représentés au Conseil de sécurité est largement thématisée elle aussi dans la presse, avec l’idée que pour les pays émergents, il n’est pas question de se commettre avec ceux qui contrôlent la richesse des autres.

La position officielle, telle qu’elle apparaît dans les propos de l’ambassadeur à l’ONU Manjeev Singh Puri, évoque ainsi la nécessité de respecter «la souveraineté, l’unité et l’intégrité territoriale de la Libye». Mais elle évoque aussi le manque d’informations quand à la situation sur le terrain, suggérant ainsi qu’il ne s’agit pas seulement d’une neutralité de principe, mais aussi d’une prise en compte conséquente de la possibilité d’intervenir.

Un élément enfin apparaît très peu dans le discours officiel, mais ne peut être oublié : la prise en considération du risque terroriste, dans un climat intérieur et régional assez tendu sur ce plan, et où l’idée même d’une intervention «en terre musulmane» pourrait être perçue comme une provocation par certains acteurs, à commencer par le voisin pakistanais.

La Chine, au nom de la souveraineté

Plus facile à lire, la position chinoise est elle aussi dominée par le thème de la souveraineté. La porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, Jiang Yu, indiquait le 8 mars que «la souveraineté, l'intégrité territoriale et l'indépendance de la Libye doivent être respectées», pressant «toutes les parties impliquées de régler le conflit et d'apaiser la situation par le dialogue et d'autres voies pacifiques». Elle précisait que «toute action de l'ONU à l'encontre de la Libye doit avoir pour objectif un retour rapide à la stabilité».

L’hypothèse d’une action n’était donc pas écartée, mais le thème de la souveraineté contribue à la stériliser. La centralité de ce terme dans le discours diplomatique chinois renvoie moins à des positions de principes (la Chine est un acteur interventionniste dans son propre voisinage) qu’aux modalités de sa propre influence sur le continent africain: le respect affiché de la souveraineté de la part d’un pays qui a connu lui aussi le joug colonial va de pair avec un néocolonialisme plus discret et de nature avant tout économique. Enfin, le respect militant de la souveraineté des autres renvoie bien sûr à l’insistance de Beijing à avoir la paix dans ses propres conflits internes.

Le Brésil, au nom du caractère spontané des révolutions

Décolonisé depuis près de deux siècles, mais situé dans un espace où l’influence états-unienne a pu contribuer à la dérive des révolutions populaires, le Brésil a une histoire différente et ce sont d’autres raisons qui ont été invoquées par son ambassadrice aux Nations Unies. Maria Luiza Riberio Viotti s’est inquiétée du risque d’«exacerber les tensions sur le terrain» au détriment des populations civiles «que nous sommes engagés à protéger».

Le pays se reconnaît ainsi comme membre responsable et «engagé» de la communauté internationale, mais interprète cette responsabilité dans le sens de la prudence. Il propose une lecture politique qui insiste sur le caractère «spontané» des révolutions arabes et alerte sur le risque d’en «changer le récit», ce qui aurait de «sérieuses répercussions» pour la Libye et le reste de la région.

Point de vue éminemment sud-américain, sensible au danger de voir une intervention occidentale et notamment américaine changer le sens de ces mouvements populaires et donner des arguments aux dictateurs.

La pertinence de la position brésilienne apparaît en pleine lumière quand on considère celle des Russes, telle qu’elle s’est exprimée tout au long des derniers mois.

La Russie, au nom de la géopolitique

Les motifs officiellement invoqués par le président Dmitri Medvedev et le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov sont la prudence face à la menace d’une guerre civile et d’un scénario à la Yougoslave. «Si le Conseil de sécurité de l'ONU approuvait une opération terrestre en Libye, cela marquerait le début d'une guerre, et c'est la raison pour laquelle l'adoption d'une résolution sur cette question implique une profonde réflexion», expliquait mercredi Medvedev. «On comprend bien ce que signifie une opération terrestre. Une opération terrestre signifie en fait le début d'une guerre, encore qu'il ne s'agisse plus d'une guerre civile, mais d'une guerre avec la participation d'un contingent international.»

Trois éléments au moins contribuent à expliquer la position russe. Le premier, ce sont les intérêts économiques impliqués par les relations avec le régime du colonel Kadhafi, à travers les ventes d’armes notamment. La question des avantages retirés par Moscou de la hausse des prix du pétrole liés à la situation libyenne ne peut être absolument écartée, mais elle ne semble pas pertinente à moyen/long terme, et la Russie est un acteur géostratégique habitué à penser à long terme.

Deuxième élément, le rapport de force avec les Occidentaux et une réticence marquée à les voir étendre leur influence; cela peut d’ailleurs expliquer en retour la prudence de l’Administration américaine, soucieuse de ne pas braquer Moscou.

Troisième élément, la politique interne: pour qui suit les déclarations de Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev depuis le début des révolutions arabes, on est frappé par le raidissement du régime. Si la possibilité d’une contagion à la Russie semble aujourd’hui une vue de l’esprit, il n’en demeure pas moins que le Kremlin a lancé une offensive idéologique passant notamment par une lecture des révolutions sur le modèle des théories du complot, comme l'expliquait Mevedev à Vladikavkaz le 22 février:

 «La situation dans le monde arabe secoué par des révoltes populaires risque d’aboutir à la désintégration de certains États et leur fractionnement en petits éclats. (…) Un scénario similaire a également été préparé pour la Russie, et encore plus maintenant ils vont essayer de le mettre en œuvre, mais ce scénario n’a aucune chance de réussir

Ce type de discours relève moins de la conjuration du risque ou de l’expression d’une croyance réelle que d’une ancienne façon de raconter le monde, qui date des lendemains de 1917 et a connu plusieurs avatars. Pour simplifier: un ennemi sournois menace, le peuple et la souveraineté sont menacés, il faut donc soutenir le régime. Le terroriste caucasien puis djihadiste ont tenu ce rôle au tournant des années 2000, avant les révolutions de couleur et la crise géorgienne qui ont donné à cette menace le visage de la CIA. Le régime tire de cette «menace» une ressource précieuse en termes de légitimation et comme instrument de domination politique.

On notera cependant que la Russie (pas plus que la Chine), n’a pas fait usage du droit de veto dont elle dispose en tant que membre permanent du Conseil de sécurité. De fait, la résolution évoque l'espace aérien mais exclut le déploiement d’une «force d'occupation»; ce qui correspond à peu près à l’agenda de la Ligue arabe, et par extension de Moscou qui, comme le rappelait mardi 15 février Sergueï Lavrov en marge d’une réunion ministérielle du G8, a décidé de «s’appuyer sur les idées qui seront formulées par les pays de la région», citant la Ligue arabe, l'Union africaine et le Conseil de coopération du Golfe, et rappelant que «ces organisations ont déclaré qu'elles s'opposaient résolument à une intervention militaire étrangère».

Que la Russie s’aligne ainsi sur les pays voisins distingue sa position de celle des Indiens, des Brésiliens ou des Allemands, qui mettent davantage en avant la responsabilité du peuple libyen à prendre en charge son destin. On notera surtout que la position russe est très proche de celle des Libyens eux-mêmes: Khalid Kaim, ministre délégué aux Affaires étrangères, expliquait vendredi matin à Tripoli que si les pays étrangers armaient les «rebelles», cela reviendrait à «inviter les Libyens à s’entretuer». On peut bien sûr se demander qui tue qui en ce moment.

La position russe apparaît au total comme la plus complexe, tant dans ses motivations que dans ses tactiques ; elle apparaît aussi comme la seule à procéder véritablement d’une vision géostratégique. On peut soutenir que l’abstention de Moscou est tout sauf un retrait, apparaissant au contraire comme une victoire stratégique. Les termes de la résolution respectent en effet l’esprit et la lettre des positions défendues par les Russes, qui avaient leur ligne rouge et l’ont défendue. Au total ils ont pu renforcer leur position dans le monde arabe et fait valoir leurs propres intérêts.

Richard Robert in Slate.fr