Propos recueillis par Valérie Marin La MesléeChamoiseau : « cet esprit colonial qui subsiste »
Interview. Prix Goncourt 1992 et indépendantiste, Patrick Chamoiseau publie « Les neuf consciences du Malfini » (Gallimard). Pour Le Point, il évoque son île, un « pays dominé ».
Le Point : « Les neuf consciences du Malfini » donne la « parole » aux oiseaux. Que symbolise Foufou, le colibri venu perturber ce petit coin de Martinique ? Patrick Chamoiseau : J'ai toujours été fasciné par le colibri et, comme très souvent en ce qui concerne la nature antillaise, c'est un vers de Césaire qui m'avait préparé à découvrir cette incroyable créature, un vers où il s'étonne qu' « un corps si frêle puisse supporter sans exploser le pas de charge d'un coeur qui bat... ». J'avais déclamé la chose durant des années, jusqu'à me retrouver un jour en face d'un colibri, immobile dans le vent, dégageant une énergie impensable dans une virgule d'existence. Je n'avais même pas encore 20 ans, mais on peut dire que ce roman a commencé dès cet instant... Le colibri symbolise la beauté, c'est-à-dire quelque chose de toujours neuf, d'inattendu, de bouleversant. L'autre oiseau, ce rapace qu'on appelle ici le Malfini, représente la lourdeur de la suffisance, celle de l'esthétique figée que la beauté désarçonne toujours... Il symbolise aussi ces conceptions de l'humanisme qui se sont toujours coupées, voire opposées, à la nature, au vivant... Nous devons passer une nouvelle alliance avec les grands équilibres naturels qui fondent nos propres équilibres... C'est paradoxalement par ce détour que passe le nouveau degré de connaissance du fait humain... Quelle image, dans cette nature que fête votre livre, correspondrait à ce que vient de traverser la Martinique : cyclone ? Tremblement de terre ? Dans les mouvements sociaux de février, je crois que nous avons vécu un cataclysme humain, même un cataclysme du vivant. Cela libère du pathos, de l'hystérie et du délire, mais cela bouleverse aussi des impossibles et libère des perspectives... Du poétique... au politique : vous êtes indépendantiste, et en cela un « fils bâtard » d'Aimé Césaire, qui optait en 1946 pour la départementalisation. Aujourd'hui, que manque-t-il à vos yeux à la Martinique pour faire le grand saut ? Une pensée de la complexité et une pensée de la Relation. Un mélange d'Edgar Morin, de Gilles Deleuze et d'Edouard Glissant. Nous avons encore l'impression que notre désir de responsabilité ou d'existence au monde signifie une rupture ou une séparation avec la France. Tout comme en France la pensée politique s'est pétrifiée sur cette idée obsolète de « République une et indivisible ». Mais une « République unie », une République plurielle, accueillant autour d'une belle éthique des peuples autonomes ou souverains, est un niveau de complexité relationnelle qui est désormais incontournable... On ne peut rien prévoir, on peut juste désigner quelques lignes de force de l'éthique la plus acceptable : que la Martinique devienne un lieu souverain, multi-trans-cuturel, multi-trans-lingusitique, postcapitaliste, qui aurait passé alliance avec quelques Républiques et grands pays du monde dont elle partage les valeurs... Que pensez-vous de l'usage des mots « esclavage », « colonialisme » et de toute cette mémoire au cours du conflit ? C'est le signe qu'il y a dans nos pays un passé qui n'est jamais passé. Une mémoire avortée qui bégaie sur elle-même, et des restes de l' « esprit colonial » qui subsistent dans cette construction bizarroïde que représente un DOM. On nous a beaucoup reproché de trop parler de l'esclavage, ou du colonialisme, mais le diptyque que j'ai produit sur l'esclavage, « L'esclave vieil homme et le molosse » et « Un dimanche au cachot », visait à retrouver dans ce crime fondateur toutes les virtualités d'un assainissement du présent et d'une projection saine vers l'avenir. Ce conflit a été un révélateur de forces obscures terribles, et on comprend que, pour la littérature, les situations antillaises sont précieuses. Ce sont des « situations existentielles » d'un tel extrême que toute la réalité humaine peut s'y retrouver disponible, dans ce qu'elle a de pire, mais aussi dans ce qu'elle a d'inattendu, de régénérant et de novateur... Vous êtes l'auteur d'« Ecrire en pays dominé » : en quel sens la Martinique est-elle pour vous un pays dominé ? Un pays dominé est un pays qui n'a pas accès à lui-même ni au monde de par la situation qui lui est faite. La France a accepté la libération des esclaves en 1848, mais elle n'est toujours pas capable d'accepter la libération des entités collectives qui sont nées dans ce crime fondateur. Et c'est en cela que nous sommes dépendants et assistés. « Dépendants » parce que nous ne sommes pas une province de la France mais des entités historiques, culturelles et identitaires différentes, et qui donc ont droit à une pleine responsabilité. « Assistés », parce qu'en nous refusant toute reconnaissance collective on nous cantonnait dans une « normalité provinciale » qui pouvait demeurer passive, et que l'on pouvait traiter à coups de subventions, de zones franches et de transferts sociaux. Cette logique n'a donné aucune chance à notre génie intime. Dans une telle situation, vitalité, imagination, créativité, audace, risque et même dignité... ne sont pas nécessaires... Vous qui avez été couronné par le plus prestigieux des prix littéraires français pour « Texaco », dans quelle mesure avez-vous souffert d'une « sujétion » à la France ? Un artiste martiniquais ne saurait être assimilationniste, il ne saurait se perdre dans la langue française sans la problématiser, il ne saurait tourner le dos à la langue créole, l'oraliture (une littérature orale portée par la parole), il ne saurait ne pas exiger pour ce lieu une existence responsable et souveraine au monde... Il n'a pas besoin de souffrir pour cela. C'est à tout le moins une éthique, ce que j'appelle l' « éthique du lieu ». Les poètes ne servent à rien, dites-vous, « et c'est tant mieux. Mais ils aident à vivre et à se battre en guerrier sans jamais offusquer la beauté ». Quel guerrier êtes-vous ? De quel combat ? Je suis un « guerrier de l'imaginaire », car la résistance déterminante à toutes les oppressions, surtout leur dépassement, passe par la sédimentation d'un autre imaginaire du monde, de l'humain, de notre rapport au vivant... Nous sommes dans une période de refondation. C'est en ce sens que toute littérature contemporaine est à la fois intimiste et épique. Intimiste, car toute oeuvre est une solitude en face de la complexité du Tout-Monde. Epique, parce que le Tout-Monde est à construire dans le chaos inhumain de la mondialisation libérale. Et, comme dans cet écart il n'y a pas de Bible, pas de texte fondateur, pas de Genèse écrite, on ne peut que se référer à la « présence ultime » qui était à l'origine, et qui est, aussi, au coeur des impensables : je veux parler de la beauté... Vous êtes écrivain mais aussi éducateur, et confronté à la jeunesse martiniquaise. La sentez-vous vraiment prête à entrer dans cet imaginaire de diversité dont bruit à chaque page votre dernier livre ? Je ne crois pas à la jeunesse, ou plutôt : la jeunesse pour moi n'est plus ce que l'on croit, c'est-à-dire avoir-moins-de-26-ans ou autre. Dans les sociétés anciennes, l'imprévisible de la jeunesse était soumis à une telle contrainte, une telle négation, qu'elle représentait une véritable force révolutionnaire. Aujourd'hui, le capitalisme a créé une « culture jeune », des « consommations jeunes », et ce que l'on appelle « jeunesse » se résume souvent à cela... J'ai vu et je vois tous les jours des jeunes qui sont très vieux dans leur tête, dans leurs conceptions, dans leur imaginaire. J'en vois même qui sont déjà morts avant d'avoir vécu. La vraie jeunesse est celle de l'imaginaire : en quoi il peut se tenir florissant et joyeux dans les incertitudes, les imprévisibles, les chaos génésiques du monde. En quoi il est capable de garder le cap sur la beauté et de la reconnaître quand elle surgit... C'est pourquoi les contes sont précieux : ils sont toute la jeunesse de la littérature, toute l'origine qui vient vers nous... CHAMOISEAU 1953 naissance à Fort-de-France (Martinique). 1986 « Chronique des sept misères », premier roman. 1989 « Eloge de la créolité », essai avec Raphaël Confiant et Jean Bernabé. 1992 « Texaco » : prix Goncourt. 1993 Premier volet d'« Une enfance créole », triptyque autobiographique. 1997 « Ecrire en pays dominé », essai. « L'esclave vieil homme et le molosse », roman. 2002 « Biblique des derniers gestes ». 2007 « Un dimanche au cachot », roman. « Quand les murs tombent », manifeste avec Edouard Glissant. 2009. « L'intraitable beauté du monde », avec Edouard Glissant, puis « Manifeste pour les produits de haute nécessité » (Galaade). « Les neuf consciences du Malfini » (Gallimard).