Alex Racine est brisé. Un mois après le passage de l'ouragan Dean, sa ferme aquacole au Vauclin n'est que débris : flotteurs, filets, morceaux de pontons envolés. Au fond de l'anse de Point Chaudière, des cages à poissons demeurent enchevêtrées dans la mangrove, et ses 15 000 loups des Caraïbes (ombrines tropicales) ont pris le large, y compris ses soixante reproducteurs. Juste avant l'ouragan, il avait mis en place un superbe atelier de conditionnement des poissons, tout en Inox, réfrigéré, le fin du fin des normes européennes : « C'était la fin de la galère, je voyais le démarrage. Aujourd'hui, tout est détruit... Je n'en peux plus ! » Le moins petit des quatorze aquaculteurs martiniquais, qui exploite une concession du domaine public maritime, aurait dû produire cette année plus de 20 tonnes de poissons.
Il s'excuse, doit filer commander un camion-grue
pour tenter de relever ses conteneurs, et n'a que le temps de chiffrer
les dégâts qu'il a subis : 315 000 euros de matériel et 40 000 autres
de perte d'exploitation. A ce jour, il escompte 26 000 euros de l'Etat
pour contribuer au remplacement du matériel. Le reste devrait venir de
ses assurances, de la région Martinique et du conseil régional. Selon
Louis Suivant, qui s'occupe du dossier d'Alex Racine pour une
association d'aquaculteurs et l'a transmis à la région, dirigée par
l'indépendantiste Alfred Marie-Jeanne, « il faudra attendre encore
plusieurs semaines pour savoir comment les choses vont se passer.
Naguère, la région n'avait pas apprécié que les promesses de l'Etat et
du conseil général n'aient pas été tenues... Aujourd'hui, elle attend
de voir ce qui sera fait, pour intervenir ensuite » .
De mémoire martiniquaise, il faut remonter à 1979 et au cyclone
David pour retrouver une catastrophe de l'ampleur de celle provoquée
par l'ouragan Dean le 17 août, qui ne se situait pourtant qu'au niveau
2 sur une échelle de 5. Chacun sur l'île fait son récit des heures
mouvementées du 17 août. Vingt-huit ans sans coup de vent majeur
avaient fait oublier que, sous ces latitudes, une construction doit
être d'une solidité à toute épreuve et qu'il convient d'élaguer les
arbres si l'on ne veut pas qu'ils arrachent en tombant les fils
téléphoniques ou électriques. Au Fonds-Saint-Jacques, le conteur Elie
Pennont, 47 ans, regrette que la solidarité entre voisins n'ait joué
que durant quelques heures, le temps de dégager les routes : «
Notre vie traditionnelle a repris ses droits durant deux jours, puis
cela a cessé d'être l'affaire de tous. Les lisières et les frontières
se sont rétablies. On ne partage pas plus le malheur que le bonheur . »
Si la distribution d'eau et d'électricité a pu être rétablie
rapidement, il n'en va pas de même pour le téléphone, qui continue
d'être perturbé malgré la présence d'équipes envoyées de métropole par
France Télécom. A Case-Pilote, à plus de 2 kilomètres du bourg,
l'apiculteur Ronald Daclinat, 31 ans, souligne que la route menant
jusque chez lui a été dégagée par lui-même et une dizaine de voisins.
Mais les 500 mètres menant à une partie de ses ruches à flanc de
montagne sont tellement encombrés de troncs abattus par le vent qu'ils
exigent des moyens de déblaiement lourds. Ils n'avaient toujours pas
été mis en oeuvre par la commune cinq semaines après l'ouragan : «
Je m'étais installé en janvier pour vivre de ma production, et n'ai
encore touché aucun revenu. Je prévoyais quatre années pour y parvenir.
J'ai perdu deux ans, au moins. Mes abeilles sont mortes ; je ne sais
pas si je tiendrai. »
Face à ces cohortes de producteurs individuels aux reins fragiles,
la solidité des producteurs de bananes « békés », d'origine européenne,
héritiers des premiers colons arrivés sur l'île dès le XVIIe siècle,
fait entrer dans un autre monde. Au pied de la montagne Pelée, à
L'Ajoupa-Bouillon, Frédéric de Reynal exploite 120 hectares de
bananeraies. Ses plantations sont parsemées de jachères provisoires. On
n'a encore rien trouvé de mieux pour nettoyer le sol de ses
parasites... Ce samedi matin, l'exploitant suit l'« oeilletonnage », à
savoir la coupe des rejets de bananiers superflus pour ne conserver que
le meilleur, qui portera des fruits. A la suite du cyclone Dean, ses
bananiers ont été détruits en quasi-totalité. Car cette plante est une
herbe, pas un arbre : son tronc, ses feuilles et ses racines minuscules
sont d'une extrême fragilité. Un coup de vent les casse, il faut alors
les abattre et attendre que des rejets surgis de la plante, ou des
plants neufs cultivés in vitro, atteignent la période de production.
Soit huit à neuf mois durant lesquels aucune cueillette n'est possible.
Quarante des quarante-huit employés de Frédéric de Reynal sont au
chômage technique pour plusieurs mois, comme la majorité des 7 000
Martiniquais smicards de la banane.
Le fruit jaune n'est pas une monoculture. Mais toute l'économie
martiniquaise en dépend étroitement. Elle assure à elle seule 40 % des
exportations de l'île et occupe 86 % des salariés de l'agriculture. 217
000 tonnes de bananes partent chaque année pour l'Europe, surtout la
France. Les subventions sont énormes : aux 145 millions d'euros que la
banane rapporte aux producteurs martiniquais s'ajoutent 97 millions
d'euros de subventions européennes. En 2007, 7 600 hectares sont
plantés en banane, contre 3 800 en canne à sucre. Cette dernière ne
rapporte que 13 millions d'euros, mais sa culture est intégralement
mécanisée. Concrètement, le passage de l'exploitation Beauséjour, à
Grand-Rivière, de la culture de la banane à celle de la canne à sucre a
fait passer le nombre d'emplois de quarante-huit à trois... Mais, le
propriétaire de Beauséjour, le béké Jean-Louis de Lucy, défend la
banane : « Certains ont décidé que c'est une culture coloniale et
veulent lui faire la peau ! Pourtant, la banane est la plus propre, la
plus sociale, la plus productive des cultures... Au lieu d'être donnés
en exemple, nous sommes cloués au pilori ! » Pourquoi cette rancoeur ?
Les écrivains martiniquais Patrick Chamoiseau (prix Goncourt 1992)
et Edouard Glissant ont jeté un fameux pavé dans la mare en osant
écrire dans Le Monde que la banane ne doit plus être une panacée : «
Quitte à être massivement subventionnés, quitte à recevoir des
tombereaux de secours bienveillants, pourquoi les affecter au seul
réamorçage du cycle de la dépendance ? » Pour Gilbert Fournier, directeur de l'agriculture et de la forêt en Martinique, la banane est difficilement remplaçable : «
Avec toute la filière agricole, nous nous sommes posé la question de
savoir quelle autre culture serait possible. Tout le monde s'est
accordé sur la poursuite de la banane. Sauf pour quelques intellectuels
idéalistes, elle demeure la production la plus sûre. » Car les «
intellectuels » se voient accuser d'une autre vilenie : la mise en
cause de la pollution des sols par un pesticide organochloré destiné à
lutter contre le charançon des bananiers, le chlordécone.
Les faits sont là, détaillés par deux journalistes-écrivains, Louis
Boutrin et Raphaël Confiant, dans l'ouvrage « Chronique d'un
empoisonnement annoncé » (L'Harmattan) publié en avril : en 1976, les
Etats-Unis constatent la toxicité du chlordécone et interdisent
l'utilisation de cette molécule. Dès 1979, ses effets cancérogènes sont
étudiés ; pourtant, un bananier béké, Laurent de Lagarigue, obtiendra
en 1981 le droit de produire du chlordécone, et de le commercialiser
aux Antilles ! Il faudra attendre février 1990 pour qu'il soit retiré
de la vente en France.
Trois problèmes de santé publique. Plus surprenant encore : à
la demande des bananiers, le ministre socialiste de l'Agriculture Henri
Nallet réautorise la commercialisation pour deux ans du chlordécone aux
Antilles en avril 1990, afin d'écouler les stocks. En mars 1992, c'est
Louis Mermaz qui renouvelle l'autorisation, à nouveau accordée en
février 1993 par Jean-Pierre Soisson, pour six mois supplémentaires.
Depuis le 30 septembre 1993, le chlordécone est définitivement
interdit, mais ses effets demeurent. Dès 1977, une étude
(Snégaroff/Inra) avait démontré que le chlordécone polluait le sol des
bananeraies et les sources. En 1979, l'agronome Alain Kermarrec
confirme la gravité de la pollution, précisée ensuite par de nombreux
scientifiques. Tous relèvent la rémanence du chlordécone, qui, loin
d'avoir disparu des sols près de quinze ans après son interdiction,
continue de polluer. Mais il faudra attendre un arrêté préfectoral de
2005 pour que la vente des légumes produits sur des sols pollués soit
interdite. Le taux de chlordécone autorisé est alors fixé à 50
microgrammes par kilo, que la ministre de la Santé Roselyne Bachelot
vient de ramener à 20 microgrammes.
Tout le monde, y compris les pouvoirs publics, connaissait depuis
des années la pollution par le chlordécone. Pourtant, ceux qui ont
révélé ce scandale se trouvent aujourd'hui accusés de vouloir « tuer l'agriculture martiniquaise » ou de jouer le rôle de « cinquième colonne » au profit des bananiers américains ! Louis Boutrin s'indigne de cette accusation et lance : «
Quand un problème surgit, n'importe où, refuse-t-on d'en parler ? On ne
peut accepter un discours infantilisant, quand c'est celui de la
responsabilité qu'on attend. » Mais c'est le cancérologue Dominique
Belpomme, auteur d'un énième rapport sur le chlordécone à la demande de
l'association martiniquaise Puma (Pour une Martinique autrement), qui a
levé la plus violente tempête. Dans son rapport, officiellement
présenté le 18 septembre, il relève que la Martinique est l'objet de
trois problèmes de santé publique : « L'augmentation du nombre des
cancers de la prostate et du sein, la baisse de la fécondité et la
possibilité d'une augmentation d'incidence des malformations
congénitales et de troubles du développement chez les enfants. » Tout en soupçonnant le chlordécone d'être à l'origine de ces troubles, le rapporteur ne le démontre pas, mais ajoute : «
Le chlordécone est probablement l'arbre qui cache la forêt. Autrement
dit, compte tenu de l'importance de la pollution par les pesticides
depuis de nombreuses années, il est fortement probable que le
chlordécone ne soit pas le seul pesticide à l'origine des maladies
actuelles et qu'il faudrait sans aucun doute se poser la question du
rôle des cocktails de pesticides utilisés. »
« Fantaisistes » et « charlatans ». Problème : si personne ne
conteste les effets catastrophiques du chlordécone, plusieurs
scientifiques travaillant sur le sujet ont vigoureusement pris le
contrepied de Dominique Belpomme, notamment quatre médecins de l'Inserm
dirigés par Luc Multigner qui ont eu connaissance du rapport Belpomme
durant l'été et ont écrit au directeur général de la santé le 16 août.
Leur lettre dit que « ce rapport témoigne, outre des connaissances
scientifiques limitées, d'une volonté de manipulation et de
dissimulation de la vérité, voire, dans le meilleur des cas, d'une
ignorance délibérée [...] Une telle approche est fort éloignée de toute procédure intègre d'évaluation scientifique » . En un langage assez peu académique, ils accusent Belpomme et ses collaborateurs d'être des « fantaisistes » et des « charlatans » adeptes de la « mystification » ...
Pendant ce temps, le président de l'association Assaupamar, Henri
Louis-Régis, attend le résultat de la plainte qu'il a déposée au
tribunal de Fort- de-France et qui, aux dernières nouvelles, était en
passe d'être déclarée irrecevable... D'ailleurs, en Guadeloupe voisine,
où les juges ont pour leur part accepté d'instruire une plainte
similaire, le parquet conteste cette décision. Mais Henri Louis-Régis
entend que la lumière soit faite sur les responsabilités en matière de
chlordécone : « L'Etat a commis des fautes, à lui de les réparer.
Les agriculteurs sont les premières victimes du chlordécone, et nous
demandons que des analyses systématiques soient faites sur tout le
territoire, de même qu'une cartographie précise des zones polluées. » Le béké Jean-Louis de Lucy conclut : «
Si des gens vont au trou, on s'en fout. On leur portera des citrons
verts et des ananas, s'il en reste. Mais qu'allons-nous faire de notre
avenir ? » C'est une bonne question...
Interview de Christian Estrosi
Le Point : Vous rentrez de votre troisième voyage aux Antilles
depuis le cyclone Dean. Où en sont les indemnisations promises aux
populations touchées ?
Christian Estrosi : Le fonds d'aide d'urgence, qui s'adresse
aux plus modestes, a reçu 2 364 demandes d'indemnisations ; 1 000
d'entre elles ont déjà été réglées, et les autres le seront très vite.
Cela concerne 675 000 euros d'aides potentielles. Le fonds de secours
pour les biens non assurés, par exemple les serres agricoles, concerne
un millier de dossiers, avec un processus un peu plus long. Enfin, les
indemnités les plus lourdes concernent les biens des collectivités, les
entreprises, les réseaux, voire les particuliers. Elles passaient par
une étape préalable, qui permet aux assurances d'intervenir. L'ensemble
de la Martinique, soit 34 communes, a été reconnu en état de
catastrophe naturelle, de même que 20 communes guadeloupéennes. Cette
mesure est historique : c'est la première fois que tant de communes, et
surtout la totalité d'une île, sont reconnues en état de catastrophe
naturelle.
Mais bien des dégâts ne sont pas couverts par ces procédures...
Ce n'est pas vrai. L'essentiel des dégâts - qu'ils soient assurés
(procédures de catastrophe naturelle) ou non assurés (procédure de
secours d'urgence) seront indemnisés. Le Premier ministre et moi-même
nous y sommes engagés. De plus, de nombreuses initiatives individuelles
de solidarité ont été prises, comme celle du conseil général des
Alpes-Maritimes, qui a débloqué une subvention de 100 000 euros. Dans
tous les cas, le solde sera payé par l'Etat, peu importe le montant. En
tout, les indemnisations s'élèveront à plus de 504 millions d'euros
pour la seule Martinique, et tout sera soldé pour la fin de l'année.
Jamais on n'aura été aussi vite !
Les Antilles sont frappées par un autre désastre : la pollution par le chlordécone. Comment réagissez-vous ?
Ceux qui découvrent ce développement médiatique ignorent qu'on lutte
contre cette pollution depuis des années. Dire à un territoire : vous
êtes tous contaminés, c'est un effet d'annonce risqué. La réalité
géographique de la contamination est connue. C'est pourquoi je souhaite
que tout soit transparent, que tout se sache. J'ai hérité de ce dossier
prioritaire en juin dernier, et je m'engage solennellement à ce que la
fermeté nécessaire s'applique à l'égard de ceux qui auraient enfreint
la loi en polluant. Mon action consiste aussi à protéger la santé des
Antillais.
Christian Estrosi est secrétaire d'Etat chargé de l'Outre-Mer. Propos recueillis par Jean Guisnel
par Jean Guisnel, journaliste à l'hebdomadaire Le Point
27/09/2007 - Jean Guisnel - © Le Point - N°1828