MEDIATOR : SERVIER AURAIT MANIPULE UNE ETUDE AFIN D'EVITER LE RETRAIT DU MEDICAMENT

Un prof. de cardiologie accuse le labo.

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Le Pr Bernard Iung accuse le laboratoire d’avoir dénaturé la présentation de son rapport de 2009 sur les dangers du médicament, afin d’éviter son retrait

Servier a-t-il sciemment manipulé la présentation d’une étude cruciale sur les effets de son Mediator dans le but de maintenir coûte que coûte son médicament sur le marché ? C’est ce que révèle à Libération le professeur de cardiologie Bernard Iung, auteur d’une étude qui démontre le lien de causalité entre le Mediator et les valvulopathies. Des résultats qui ne l’ont pourtant pas empêché de défendre devant l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) que «les propositions du laboratoire» visant à maintenir malgré tout le Mediator sur le marché «sont adéquates». La contradiction avait choqué plusieurs cardiologues interrogés par Libération.

Commandité. L’histoire commence en juillet 2009. A la suite des alertes lancées par la pneumologue Irène Frachon, l’Afssaps demande à Servier de réaliser une étude de cas. Le labo fait logiquement appel à Bernard Iung, un des meilleurs spécialistes français des atteintes aux valves du cœur. L’Afssaps l’avait d’ailleurs déjà sollicité pour une étude similaire sur le lien entre valvulopathies et médicaments antiparkinsoniens. Le Pr Iung est rémunéré «5 000 euros» par Servier, tarif habituel pour ce genre d’étude. «Je ne regrette pas d’avoir été commandité par le labo car le problème était mal connu et je souhaitais y apporter une réponse de la manière la plus honnête et la plus rigoureuse possible», dit-il.

Le cardiologue analyse les dossiers médicaux de 45 patients atteints de valvulopathies et traités au Mediator rapportés aux autorités via le dispositif de pharmacovigilance. Son diagnostic est sans appel : sur les 17 cas les plus graves (patients qui ont dû être opérés du cœur), 6 sont «fortement évocateurs» et 6 autres «possiblement liés» au Mediator. Pour les 15 cas moins graves pour lesquels on dispose d’une échographie, «l’imputabilité du Benfluorex [la molécule du Mediator] est possible dans 10 cas».

«Initialement, je ne devais rendre qu’un rapport écrit. Puis le laboratoire m’a demandé de le présenter à l’Afssaps» lors de la commission d’autorisation mise sur le marché du 23 octobre 2009, raconte Iung. Cette réunion, cruciale, doit décider du sort du Mediator. Il y a alors «plusieurs échanges» entre le cardiologue et Servier, comme il est d’usage lorsqu’une étude est financée par un labo. «J’avais écrit que vu le signal fort [de toxicité, ndlr], une surveillance échocardiographique des patients traités au Benfluorex était adéquate.» Cette remarque de bon sens «était celle qui figurait sur la dernière diapo la veille de la réunion dans l’après-midi».

Le jour de la présentation, Bernard Iung dit avoir découvert des «modifications» sur la diapositive, où il a été ajouté que «les propositions du laboratoire» sont adéquates. Donc qu’il n’y a pas lieu de suspendre le Mediator.«J’ai sans doute manqué de discernement», regrette Bernard Iung dans un entretien accordé hier à Libération. Il accuse le laboratoire d’avoir modifié in extremis le texte de sa présentation pour y inclure cette conclusion qui «ne correspondait pas à [son] sentiment». «J’ai revu la présentation à la dernière minute et je n’y ai pas prêté attention. J’étais focalisé sur l’exactitude des chiffres», assure Iung aujourd’hui. Mais il semble bien avoir lu la diapositive telle quelle, selon le compte rendu de la réunion cité par Irène Frachon dans son livre. «Je ne peux pas dire que je n’ai pas dit ça, mais je peux dire que ce n’était pas mon sentiment», corrige-t-il.

Contacté par Libération, le laboratoire n’a pas souhaité réagir. «Les conclusions [de l’étude] sont claires, nettes et précises. Les autorités ne m’ont pas demandé de me prononcer sur ce point, mais la décision de retrait me semblait tout à fait judicieuse», précise le Pr Iung. La commission suspendra tout de même le Mediator trois semaines plus tard (1).

Congrès. Si elle est grave pour Servier, cette accusation est aussi embarrassante pour le cardiologue, qui aurait sans doute dû livrer son «sentiment» à l’Afssaps plutôt que de réciter une diapositive écrite par le labo contredisant la conclusion de son étude. «Je ne regrette pas d’avoir fait cette étude, dont j’assume le moindre mot», dit Bernard Iung. Il reconnaît toutefois que sa mésaventure est symptomatique des conflits d’intérêts. «J’ai été sollicité une fois par l’Afssaps, cette fois c’était le labo. Ça peut poser la question de savoir si les experts ne devraient pas être mandatés directement par l’Afssaps.»

Pour ne pas ajouter à la polémique, Bernard Iung ne parlera pas au congrès de la Société française de cardiologie qui s’ouvre ce matin à Paris (lire page 4). Praticien à l’hôpital parisien Bichat, il a «décidé» de se «retirer» du débat qu’il devait coprésider demain sur le thème «Benfluorex et valvulopathies». On peut le comprendre.

(1) Faute de quorum, le vote avait été reporté au 12 novembre.

SOURCE : Libération