MICHEL ROCARD : "LA POLITIQUE EXIGE BEAUCOUP DE MENSONGES"

rocard.michel.jpginterview choc, en public, par Libération

INTERVIEW Entretien au long cours avec l'ancien Premier ministre sur la vie, les hommes, les trahisons, la politique ou l’économie...

Echanger avec Michel Rocard sur la vie, les hommes, les trahisons, la politique ou l’économie reste un moment jubilatoire, un exercice de stimulation intellectuelle hors du commun. A 82 ans, l’homme continue à crapahuter de par le monde, regard pétillant, brunes sans filtres aux lèvres, et surtout à étudier toutes les portes de sortie possibles de la crise actuelle. «Je suis un homme libre, dit-il en se disant porté par «le bonheur et le boulot». Cette liberté se sent dans ses propos, cash, dénués de toute langue de bois. Pour lui, «si on ne change pas de cap, on risque une régression terrifiante». Il sera interviewé en public, cet après-midi à 18 heures au Théâtre de la Ville à Paris, par Nicolas Demorand, directeur de Libération.

Que vous inspirent les déchirements de l’UMP ? Est-ce que cela ne décrédibilise pas la classe politique tout entière ?

On ne peut pas ne pas sourire devant ce spectacle car il y a un petit aspect disqualificateur des donneurs de leçons qui, forcément, réjouit. Si l’humour n’avait plus sa place en politique, ce serait la fin de tout. Ceci étant dit, c’est une affaire très sérieuse, et grave. Il faut dire que votre profession donne un sacré coup de main à tous ceux qui ont envie de dramatiser. Car regarder ce qui se passe ailleurs permet de relativiser. C’est la question de l’égalité qui aggrave les enjeux de pouvoir. La démocratie, qui est le gouvernement de la majorité, a besoin que cette majorité soit visible. Et plus la marge se restreint, plus la visibilité est difficile. Exemple, la Suède qui a réussi à inscrire un remède à ça dans sa Constitution. Il y a quelques années, un résultat parlementaire avait donné 86 contre 86. Les Suédois n’en avaient pas fait un drame. Dans leur Constitution, on peut tirer la loi au sort si nécessaire. En revanche, s’il y avait des résultats serrés lors d’une présidentielle en France, on pourrait avoir de la violence et pas seulement en Corse, je l’ai souvent dit. L’égalité juste est une épreuve pour toute démocratie. Cela ne permet pas de conclure à la fin de la démocratie. Souvenez-vous de la Floride en 2004.

Pour ce qui est de l’UMP, culturellement, c’est passionnant. Je suis entré en politique active en 1949, il y a soixante-deux ans. Cela m’a donné une propension à être un observateur rigolard. Quelle satisfaction recherchent les politiques ? On ne peut nier qu’il y a une sorte d’orgasme des grands moments de la vie politique, cela ne peut pas être calme. En plus, si vous regardez la France sur une longue période, c’est le seul pays d’Europe où la droite est divisée depuis très longtemps.

Vous la décomposeriez comment ?

Il y a l’extrême droite avec ses oscillations de grande ampleur. Souvenons-nous des légions de 1934, de la première montée du FN en 1984. Et les démocrates chrétiens avec leur rapport compliqué à la droite : ils n’ont jamais eu le courage d’identifier le centre comme étant capable de passer alliance à droite ou à gauche. La démocratie chrétienne en France a été massacrée par de Gaulle qui a voulu se venger des infidélités du MRP. C’est la malédiction de Bayrou. Il sait très bien que la condition d’existence du centre, c’est de pouvoir provoquer des changements de majorité. En France, c’est exclu, on reste avec les deux gros morceaux de la droite. Il y en a un dont la direction est centralisée et autoritaire (cela remonte à Henri IV, a continué avec les deux Bonaparte et de Gaulle). C’est une tradition étatiste qui cultive ce travers en écrasant les corps intermédiaires et en s’appuyant sur le petit peuple. Cette droite-là est très nationale, voire nationaliste, et facilement protectionniste. L’autre gros morceau ce sont les Orléanistes, les traîtres à la légitimité au nom d’une modernité. Ils se distinguent de tout ça en se voulant libre-échangistes. Ils sont internationalistes et tendent à privilégier l’alliance avec le plus gros commerçant du monde. Sous Vichy, la même droite devient pro-allemande puis, passée la résistance, pro-américaine. Tout cela cultive des incompréhensions et des haines.

Je suis un vieux copain de Chirac mais je ne le prends pas pour un sociologue. Je soupçonne toutefois que, dans sa décision de créer l’UMP, il y a eu une prescience de régler cet héritage, de faire un parti avec toutes ces divisions. J’en ai beaucoup vu de ces haines recuites entre ces deux cultures, Résistance comprise, dialogue social compris. Et leur traitement de la chose, exclusivement en termes d’investitures, n’a pas pris la dimension culturelle de cette histoire. Ils ont entre eux les ferments d’une haine qui va durer.

Cela ne tient-il pas à la nature de la France ?

Oui, la France est un pays horriblement difficile à vivre à cause de ses divisions. Elle tient debout par son administration d’Etat. Tout le droit social est fait par la loi alors qu’en Scandinavie, par exemple, la loi pèse pour 4 % à 5 %, les 95 % restants étant contractuels (en Allemagne, c’est 50 - 50). Ceci entraîne une paralysie particulière. Notre pays, depuis toujours, connaît une absence totale de sens de l’Etat dans son opposition, que ce soit la gauche ou la droite. Avec cette tendance à défaire, une fois arrivé au pouvoir, tout ce que l’autre a fait. En France, l’opposition commence par casser ce qu’a fait l’autre.

François Hollande respecte-t-il la tradition ?

Il a vécu, par rapport à tout ça, ce que j’appellerais la crise Jospin. Cet héritage culturel, confirmé par Mitterrand, veut que tout soit politique. Il suffit d’arriver au pouvoir pour faire ce qu’on veut. Jospin, donc, arrive au pouvoir et dit : «Je fais ce que je dis et je dis ce que je fais». Une crise d’honnêteté non compatible avec les mœurs que je viens de décrire. Les socialistes ont fini par avaler l’économie de marché mais ils ont renoncé à le dire. Le seul qui a été loyal, c’est Mélenchon, il est caricatural et délicieux, minoritaire par la structure de son caractère.

La machine baptisée Parti socialiste, née en 1905, il y a cent huit ans, aura fait 5 déclarations de principe : celle de l’origine, celle de la refondation de la SFIO en 1920, celle de Guy Mollet, celle de Mitterrand faite de prudences et d’économie administrée, et celle de 2007 que le Monde a publiée sur une page entière : la déclaration de principes du PS, européenne, régulatrice, ralliée à l’économie de marché - la meilleure de l’histoire. Ce sont les pièges dans lesquels le pauvre Hollande est coincé. Son éducation n’a pas comporté de politique. Tout comme Jospin, c’est un honnête homme. Le mensonge n’est pas sa tasse de thé même si la politique en exige beaucoup. Moi, j’ai quand même menti moins que la moyenne. Tout cela se passe dans un pays qui n’enseigne pas l’économie au collège ni au lycée. Il n’y a pas de contre-feux aux discours politiquement corrects et économiquement creux du moment.

Hollande a fait HEC tout de même !

Le commerce, ce n’est pas la production. La substance de l’enseignement donnée à nos étudiants en école de commerce ne leur permet pas de comprendre la crise. Car c’est la macroéconomie qui permet avant tout de comprendre le problème. Et ça vaut pour ce pauvre François…

Est-ce que, aujourd’hui, nous ne sommes pas dans la situation inverse de 1981 ?

En 1981, c’est vrai, les rares têtes pensantes qui avaient eu un contact avec l’économie étaient catastrophées. Mais c’était dans la culture d’ensemble. La presse de l’époque a été insuffisante dans sa critique de ce qui a été fait. Nous sommes maintenant dans une situation inverse en ce sens que la description de la réalité est moins empathique et la description du projet moins rêvée. C’est un facteur sécurisant pour la suite. Mais il ne s’agit plus seulement de faire marcher un capitalisme insatisfaisant. On est entré dans une crise qui pourrait être la finale et qui n’a pas été analysée par le Parti socialiste. Je me suis élevé contre les prévisions stupides du PS qui voyaient 2,5 % de croissance en 2013, 2014… Aucun des moteurs permettant cette croissance n’était allumé, et personne ne disait qu’on était peut-être dans une nouvelle crise façon 1929. On est ailleurs, la distance avec le monde de l’économie est toujours la même. Si on ne change pas de cap, on risque une régression terrifiante.

Hollande a-t-il raté le coche en ne prenant pas de mesures spectaculaires dès le début ?

Oui, je l’ai dit. Je voudrais bien lui donner un coup de main car il s’agit de mes amis, de ma famille. Oui, on a perdu six mois. Jusqu’au pacte de compétitivité. Mais attention, je ne crois pas aux mesures vigoureuses qui changent la situation d’un coup. Dans la situation concrète où nous sommes, l’urgence n’est pas à l’essentiel. L’urgence est à la finance. La nouvelle unité monétaire s’appelle le «T» pour trillion de dollars. Nous vivons dans un monde où 800 T (800 000 milliards de dollars) sont disponibles et prêts à s’investir dans n’importe quoi. Il y a 98 % de placements sur les marchés spéculatifs et juste 2 % dans l’économie réelle. La probabilité que la bulle explose est immense, elle emporterait le monde entier. La plus grosse bulle qui explose en ce moment, c’est celle de l’immobilier chinois. Cela a poussé les autorités à prévoir une baisse des prix de l’immobilier de 50 %. Elle explose en ce moment même ce qui entraîne une récession de la Chine depuis quatre mois. La Chine a eu la malchance historique de se raccrocher au système capitaliste au moment où nous étions en train d’entrer en crise. L’urgence est de se protéger contre ce risque et pour cela il faut prendre quelques mesures simples : stériliser les paradis fiscaux, revenir à la séparation des banques de dépôt et d’affaires afin qu’une nouvelle crise bancaire ne détruise pas l’économie courante, donner un statut public aux agences de notation, interdire la création de produits dérivés financiers déconnectés de l’économie réelle. Tout cela, c’est juste de la précaution ! Tout de suite !

Pourquoi la séparation des banques n’a-t-elle pas été décidée dès l’arrivée de Hollande ?

Mais les banques ont pris le pouvoir ! J’avais l’espoir qu’une France se voulant exemplaire puisse dégainer la première mais c’est la Grande-Bretagne, inventeur du système diabolique dans lequel nous sommes, qui est en train de le faire, pour se protéger. Et je ne suis pas sûr que le Président et le Premier ministre soient conscients de cette urgence et y aient même pensé. La complexité n’est plus reçue de nos jours, et le long terme non plus.

Et l’Europe dans tout ça ?

La crise de l’euro, on est peut-être en train de l’éviter. Du bon boulot a été fait. Et c’est la seule bonne nouvelle du moment : on va peut-être y arriver. Quand, dans les années 2000, on a eu l’impression d’en avoir fini avec la crise de la e-économie, tout le monde a pris appétit pour ce regain de croissance et l’Allemagne, forte de sa réunification, a décidé de tout jouer sur les exportations. Schröder a fait baisser le pouvoir d’achat des salariés pour favoriser la compétitivité et cela a marché superbement (sauf que le pouvoir d’achat n’a cessé de baisser en Allemagne !). Au nom de tout ça, l’Allemagne s’est fait la porte-parole de ce grand discours : tout repose sur la confiance, donc, allons-y gaiement, des dettes ! L’Europe a découvert assez vite qu’au fond se laisser mener par l’affaire grecque à une crise où l’euro pouvait exploser est formidablement dangereux parce que, jusque-là, on avait oublié le reste : la grande pagaille des liquidités internationales. On a donc bricolé des mesures partielles trop tard, trop lentement, et lutté avec le temps. Personne ne peut sortir de l’euro. Si on en sortait, la monnaie nationale serait dévaluée de 30 % à 40 %, on ne pourrait même plus acheter de pétrole. Toute négociation interne sur l’euro ferait craquer le système mondial, les Allemands ont fini par le comprendre. Dans cette affaire, on va peut-être être sauvés par deux génies. Le premier, c’est Jean-Claude Trichet qui, en douce, avait fait assez pour paver la route de son successeur, Mario Draghi, encore plus resplendissant. Celui-ci sait que, pour continuer à payer sa dette, il faut de la croissance. C’est un pianiste virtuose, il a fait avaler l’essentiel. Les comportements de Trichet et Draghi visent à sortir du modèle milton-friedmanien. Car, bien avant d’être politique, ce combat est intellectuel. Il faut être capable de briser des tabous, c’est un combat de doctrines. Le premier organe intellectuel qui l’a compris, c’est le jury du prix Nobel d’économie. Il a couronné Hayek en 1974 et Friedman en 1976, puis douze monétaristes, une école de pensée qui a mis le monde en crise. Jusqu’en 1998 où le jury comprend que le monde va dans le mur et couronne Amartya Sen, un des meilleurs analystes des déséquilibres du système. Après, il n’a plus jamais couronné de monétariste. On serait aidé si Mélenchon avait compris quelque chose à ce que je raconte.

De quoi l’Europe a-t-elle besoin aujourd’hui ?

De relancer le combat géopolitique pour être capable de tenir la compétition face à la Chine. Il faut saisir l’occasion des difficultés de l’euro pour instaurer une vraie solidarité et une vraie Fédération. Notre pays d’incapables et d’impuissants pleure en voyant la Grande-Bretagne dire qu’elle veut quitter la négociation. Au contraire, il faut dire hourra ! On a sept à huit ans de stagnation devant nous avec des risques de dérapage vers la récession. En plus, on n’a plus le droit de revenir vers la croissance gaspilleuse. C’est au niveau européen que se trouve la vraie voie de sortie qui consiste à créer sur place, aujourd’hui, les emplois nécessaires à une économie durable. Il faut par exemple isoler 10 à 11 millions d’immeubles en France, doubler tous nos vitrages, passer très vite à un parc de voitures électriques. Ce serait ça le changement de cap que j’appelle de mes vœux. Je dis ça d’autant plus facilement que je suis un homme libre, je ne demande plus l’investiture de quiconque.

Votre regard sur ce gouvernement ?

La masse de contraintes d’instantanéité qui pèse sur lui est terrifiante. Moi, je suis demandeur d’un processus. Or, jusqu’à présent, le gouvernement nous a surtout montré ce qui était restrictif et interditif. Nos grands partis ont du mal à bousculer nos traditions, cette indifférence à l’économie qui est culturelle. François Hollande est un dirigeant social-démocrate honnête, de bonne foi. Mais la France n’est pas un pays de commerçants, c’est un pays de paysans, donc de notaires. Et de Latins, donc bavards.

La social-démocratie est-elle en crise ?

Pour l’Espagne, c’est clair. Mais on ne peut pas dire ça pour tout le bloc scandinave. La social-démocratie, c’est l’art de faire avancer une démocratie par une dimension sociale et le dialogue contractuel, et ça reste moderne. La social-démocratie a engendré 5 prix Nobel de la paix. Son principe de base, c’est qu’il faut chercher à négocier avant de taper. Il serait peut-être temps, d’ailleurs, de faire avancer le dossier Israël - Palestine sur des bases sociales-démocrates. Le XXe siècle, qui a été le pire de l’Histoire avec la Shoah, a compté quatre courants politiques : les communistes, les fascistes, le grand capital et la social-démocratie. Le seul de ces grands courants qui subsiste, c’est la social-démocratie et elle a toujours quelque chose à dire.

IN LIBÉRATION - Recueilli par SYLVAIN BOURMEAU, VINCENT GIRET ET ALEXANDRA SCHWARTZBROD