OMAR M'A TUER, LA CONSTRUCTION D'UN INNOCENT

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Une reconstitution militante d'un fait d'actualité. 

Le film de Roschdy Zem affronte la reconstitution militante d'un fait d'actualité.

IL faut dire d’abord qui a regardé le film qui sort ce 22 juin. Moi qui écris ces lignes, je crois «en mon âme et conscience» que le jardinier Omar Raddad n’aurait jamais dû être condamné en 1994 pour le meurtre de Ghislaine Marchal à Mougins.

Il faut dire d’abord qui a regardé le film qui sort ce 22 juin. Moi qui écris ces lignes, je crois «en mon âme et conscience» que le jardinier Omar Raddad n’aurait jamais dû être condamné en 1994 pour le meurtre de Ghislaine Marchal à Mougins. C’est mon opinion depuis longtemps, telle qu’il m’a été possible de me la forger à travers les articles des journaux que je lis, la parution du livre de Jean-Marie Rouart Omar. La Construction d’un coupable (Editions De Fallois), quelques informations à propos du procès en cassation de 1995.

Comme spectateur, ma situation est incomparable à celle de quelqu’un qui considère Raddad coupable, ou qui ignore tout de l’affaire. Dans la situation qui est la mienne, qu’est-ce que j’attends de la projection du film Omar m’a tuer de Roschdy Zem, consacré aux suites du meurtre de madame Marchal? Plusieurs choses.

1) J’attends que l’existence de ce film fasse mieux connaître ce que je considère, à titre privé, comme une injustice.

2) J’attends le plaisir que procure de voir incarnées et défendues des opinions que je partage.

3) J’attends d’apprendre davantage, de comprendre un peu mieux (pas tout, mais un peu mieux) ce qui s’est passé et ce que cela signifie.

4) J’attends, comme avec tout film, des plaisirs de spectateur, des émotions, des surprises.

5) Et j’attends, comme avec tout film, que le cinéma m’aide un peu à construire un rapport au monde dans le lequel je vis.

Les points 4) et 5) soulignent qu’en aucun cas on ne renonce aux légitimes attentes d’un spectateur de cinéma quand un film se consacre à un dossier important ou à un enjeu moral grave. Et que ce serait la marque d’un grand mépris envers ceux qui ont fait le film de croire révoquées ces attentes-là du fait du «sujet».

Pour le point 1), en apparence pas de problème, l’effet est garanti. Une veine importante dans le cinéma français, aiguillonné par le relais pris en partie par la télévision et notamment Canal +, traite de sujets politiques ou «de société» avec une relative rapidité, du moins à un moment où le sujet n’est pas encore relégué aux archives.

Une caméra sèche et un jeu intense

Le prochain long métrage consacré à l’affaire d’Outreau, Présumé coupable de Vincent Garenq, qui doit sortir le 7 septembre, confirmera cette tendance. A l’occasion de la sortie du film de Roschdy Zem, on reparlera, donc, des bizarreries du dossier Raddad. Et puis on passera probablement à autre chose. Ce n’est pas rien, mais ça ne mène pas loin, sauf si le film parvient à travailler de manière significative dans les domaines concernés par les quatre autres points.

Pour le point 2), là aussi en apparence, pas de problème, la caméra sèche de Roschdy Zem et le jeu intense d’un Sami Bouajila émacié et quasi muet renforcent l’empathie que le personnage d’Omar Raddad suscite chez quiconque le considère comme une victime. C’est la force et la limite d’un tel récit: rien n’y permet de s’interroger sur la culpabilité ou l’innocence du personnage du film – de monsieur Raddad, le vrai, je ne peux rien dire. Et c’est dommage. En effet rien n’interroge l’inévitable écart entre l’homme qui a été jugé, condamné puis libéré sans être lavé de la condamnation, et sa représentation à l’écran. Le film fait même tout pour supprimer ou rendre invisible cet écart. Il y gagne en pathétique ce qu’il perd en puissance d’interrogation sur un événement réel.  Pas de doute, le personnage joué par Sami Bouajila est innocent. Mais le vrai M. Raddad?

3) Qu’est-ce que j’apprends? Rien. Je ne suis pas un spécialiste de ce dossier, de nombreux faits ignorés ou oubliés de moi me sont rappelés grâce au film, mais ils ne produisent aucune connaissance nouvelle, aucune compréhension inédite. Parce que Omar m’a tuer organise une étrange scène.

D’un côté il y a lui, Omar. Il est à la fois très seul dans son malheur et l’incompréhension de ce qui lui est infligé, et très entouré: femme magnifique, père émouvant, camarades de prison au-delà de tout éloge, voisins généreux et solidaires, avocat impeccable (Maurice Bénichou étonnant en Vergès), opiniâtre intellectuel engagé (Podalydès en Rouart, on va y revenir). De l’autre côté, il n’y a rien.

Qui sont ces ennemis de monsieur Raddad, ces ennemis du bon droit et même du bon sens? Pêle-mêle les flics, les procureurs, les juges, le pouvoir, l’argent, l’ «influence du Front national», le poids des pieds noirs dans le Sud-Est de la France…  Peut-être la famille de madame Marchal? Ou la mafia? Pour des raisons qui sont sûrement au moins en partie juridique, Zem et son coscénariste Olivier Gorce se sont abstenus de toute hypothèse un peu claire.

Du coup, ce malheureux Omar semble baigner simultanément dans deux mondes aussi simplistes l’un que l’autre, un environnement sociétal unanimement hostile, raciste, prêt à toutes les bassesses et manipulations, mais sans visage ni logique, et un vaste cercle de soutiens unanimement vertueux et chaleureux. Ce manichéisme, au sens strict de combat de l’ombre et de la lumière, obscurcit la compréhension en même temps qu’il suscite une certaine défiance.

Sans sous-estimer la réalité du racisme, notamment dans la région, ni celle d’un conformisme ou d’un acquiescement aux exigences des puissants de la part de l’appareil judiciaire, cette imagerie n’aide ni à comprendre, ni même à construire une relation un peu plus élaborée. Après la condamnation d'Omar Raddad, Vergès l’a comparé à Dreyfus.

Omar Raddad n'est pas le capitaine Dreyfus

Mais Omar m’a tuer n’est pas le J’accuse de cette affaire-là. Le combat contre l’injustice infligée au capitaine juif est passé par un immense travail de compréhension des mécanismes qui avaient mené au déni de justice, une plongée vertigineuse dans les rouages de l’armée et de la haute société françaises de l’époque, que Zola détaillait dans son texte, donnant les noms, les titre et les grades, expliquant les motifs et les méthodes. On en est loin.

«L’attente n° 4», celle du plaisir immédiat du spectateur, est en partie assouvie par une bonne idée de construction dramatique, qui fait jouer alternativement deux récits, celui de l’arrestation et de la condamnation d’Omar Raddad et celui de l’enquête menée par Jean-Marie Rouart: deux moments, deux tonalités, deux logiques. L’homme mutique et illettré et l’écrivain vibrionnant. Le grand sombre et le petit volubile. Il faut le génie d’acteur de Denis Podalydès pour faire de l’écrivain engagé dans la recherche d’une vérité transgressant les codes de son propre monde un personnage burlesque sans affaiblir d’un iota le courage et la dignité de sa quête. Pour le reste, à aucun moment on n’échappera aux conventions des films de procès et dénonciation. 

Le point 5) est du coup très médiocrement satisfait. La virtuosité de construction opposant Raddad et Rouart ne produit pas grand chose. Le hors champ opaque des «méchants» ne se peuple d’aucune proposition ni d’aucune suggestion. Au titre du livre de Rouart, on pourrait opposer en titre «la construction d’un innocent» pour le film de Roschdy Zem.

Croire, moi aussi, que monsieur Raddad est innocent, en tout cas qu’il n’existe en aucun cas de raisons suffisantes pour le condamner,  ne convainc pour autant de la validité d’une procédure (cinématographique) où tout semble aussi bien joué d’avance que dans les procès qui lui ont été intentés. Et je crains aussi du coup que le film n’ait guère d’effets au service de la cause qu’il entend défendre.

Jean-Michel Frodon in Slate.fr