Sébastien Chavigner est doctorant en sociologie à l’IEP de Paris. Il est l’auteur d’un mémoire de recherche portant sur la «question noire» dans le football français, réalisé en 2010 à partir d’une enquête de terrain.
Qu’on ne s’y trompe pas: la fameuse réunion de novembre dernier à la FFF réunissant, notamment, Laurent Blanc, François Blaquart et Erick Mombaerts, portait essentiellement sur la gestion du cas des binationaux, ces joueurs qui s’en vont grossir les rangs de sélections étrangères après avoir effectué toute leur formation en France. Si la volonté de limiter leur nombre peut faire l’objet de débats, il est pour le moins délicat d’y voir du racisme –quand bien même l’immense majorité de ces joueurs sont originaires d’Afrique noire ou du Maghreb, pour des raisons historiques évidentes (1). En faisant l’amalgame entre ces «quotas» (dont on ignore d’ailleurs la portée et même l’existence) et une discrimination «raciale», Mediapart fait certainement fausse route dans sa volonté de désigner des méchants à la vindicte populaire. Mais là n’est finalement pas la question.
Plus intéressantes sont, en effet, les remarques de Laurent Blanc assimilant origine africaine et profils athlético-techniques des joueurs: «Je vois quelques centres de formation: on a l’impression qu’on forme vraiment le même prototype de joueurs: grands, costauds, puissants. (…) Qu’est-ce qu’il y a actuellement comme grands, costauds, puissants? Les blacks.» A l’opposé, Erick Mombaerts évoque «les petits gabarits blancs» assimilés au «jeu» et à «l’intelligence». En quelques phrases, c’est en fait toute la dimension purement technique (laissons de côté ici les polémiques récurrentes sur le «trop grand nombre» de joueurs noirs en équipe de France) de la formation française qui est évoquée, et il ne faut pas véritablement s’étonner que ce soit sous l’angle ethno-racial.
Si le football nécessite a priori moins de qualités physiques et musculaires que d’autres disciplines comme le rugby ou la boxe, le football professionnel a néanmoins connu, de l’avis de l’immense majorité des observateurs et praticiens, une évolution significative en ce qui concerne sa dimension athlétique. On y observe en effet, depuis une quarantaine d’années, une montée des exigences physiques à l’égard des joueurs sans précédent. Cet accroissement des exigences est le plus généralement attribué, précisément, au développement d’une filière de formation spécifique ayant entraîné une rationalisation du contenu des entraînements, des exercices physiques (musculation, endurance…) et du recrutement. Ces prérequis athlétiques, imposés aux joueurs, constituent dès lors des «barrières à l’entrée» conséquentes à l’entrée dans le métier (et donc dans les centres de formation).
Ces exigences se concentrent principalement autour de deux types de qualités demandées aux joueurs et évaluées avec soin par les membres de l’encadrement sportif: le gabarit (principalement la taille, mais aussi la masse musculaire) et les aptitudes à la course (vitesse et endurance). Il y a donc une véritable sélection par le physique qui s’opère à tous les niveaux de la formation, du recrutement à la signature du contrat professionnel, qui discrimine fortement les joueurs qui ne satisfont pas aux exigences de poids et de vitesse définies par les membres de l’encadrement comme étant celles du «haut niveau».
Les efforts mis par l’encadrement dans l’évaluation du capital physique de chaque joueur, capital hétéroclite incluant aussi bien gabarit, vitesse ou endurance, illustrent bien l’importance accordée à ce facteur dans les trajectoires sportives des jeunes joueurs. Et les quelques contre-exemples de joueurs ayant réussi à percer malgré ce handicap –Valbuena (2), Giuly, etc.– ne suffisent certainement pas à invalider cette règle.
Une partie du temps d’entraînement hebdomadaire et du calendrier de la formation est ainsi consacrée exclusivement et explicitement au développement des qualités athlétiques. Ce secteur de la formation s’est largement autonomisé de l’apprentissage des stricts savoir-faire footballistiques à mesure qu’il était pénétré par une logique de rationalisation basée sur l’exploitation de connaissances scientifiques; du kiné au diététicien en passant par le préparateur physique, tout est fait pour donner du muscle aux joueurs, quitte à laisser de côté d’autres aspects de la formation tels que, au hasard, l’intelligence de jeu.
Autrement dit, avec le temps, la balance de la formation «à la française» s’est mise à pencher de plus en plus nettement en faveur du développement des qualités physiques, au détriment de la finesse technique. Un joueur très doué mais assez frêle aura infiniment moins de chances de percer en L1 qu’un de ses coéquipiers plus limité mais capable d’imposer sa puissance lors d’un Rennes-Bordeaux (au hasard). La capacité à « gagner des duels » est devenue essentielle dans le jeu développé en France, alors qu’en Espagne, on se focalise davantage sur l’évitement. La Ligue 1 –championnat à la culture défensive prégnante– accueille d’autant plus volontiers ces grands costauds qu’ils sont en plus capables d’inscrire des buts sur coups de pied arrêtés.
L’an passé, un ancien international tricolore résumait l’affaire ainsi: « Le football moderne, c’est quoi? C’est ce qu’on appelle “l’explosivité”. Le couplage puissance-vitesse, en gros. Bon ben ça, c’est récent. Je peux te dire que moi, les gars avec qui je m’entraînais, ils avaient pas grand-chose à voir avec ceux que j’entraîne aujourd’hui… Y’avait des petits, y’avait des pas rapides, mais ça importait peu. On disait que le ballon allait toujours plus vite que le joueur. Moi je fais 1m82, je suis costaud, mais peut-être que je pourrais pas jouer aujourd’hui, alors que j’ai fait une carrière quand même… Mais ça, ça vient de la formation justement, maintenant on mesure tout, on fait soulever des poids, ça change tout. Et puis le football a évolué : il requiert plus de mobilité et d’impact physique, puisqu’on recherche surtout la conquête du ballon. Alors certains essaient de contourner par le jeu, par le mouvement, mais d’autres ont surtout choisi de recruter des joueurs pour le combat physique… C’est dommage, mais…»
La même année, un club de Ligue 1 a libéré un joueur unanimement considéré comme le leader technique de la CFA [le championnat qui accueille les équipes réserves, ndla], parce qu’il était trop petit: il faisait 1m68. Pourtant, il jouait ailier, un poste où les exigences de taille et de puissance sont en théorie moins élevées. On m’avait expliqué: « C’est dommage, il va vite, il est technique, mais pff… Son souci à lui c’est sa taille quoi, même sur l’aile, si tu fais pas au moins 1m73… Il a un gros gros souci de gabarit, alors ok, il est ailier, mais il va se retrouver un jour avec des types comme Abidal sur le dos, qui vont vite et qui en plus sont très grands et costauds, et là ben… »
Ce qui nous amène directement, quoique non logiquement, à la fameuse «question raciale». Il semble, en effet, que l’une des réponses «naturelles» des recruteurs et des entraîneurs face à cette montée des exigences athlétiques ait été de se tourner vers des joueurs noirs, perçus comme étant plus aptes à répondre à ces exigences. J’ai eu l’occasion, au cours de mes recherches, de rencontrer des recruteurs et entraîneurs de clubs pro. De fait, on constate qu’ils sont pour la plupart pénétrés d’une théorie largement empreinte de «racialisme» reposant sur leur intériorisation de différences fondamentales, essentielles en somme, entre Noirs et Blancs sur le plan des dispositions physiques, et notamment des aptitudes athlétiques si recherchées par les formateurs. Blancs et Noirs seraient, selon eux, génétiquement différents, les Noirs bénéficiant d’un avantage inné s’actualisant dans leurs capacités athlétiques supérieures à celles de leurs homologues Blancs. Il est intéressant de constater, à cet égard, que leurs discours prennent généralement appui sur l’invocation de connaissances scientifiques assez vagues mais clairement exposées dans un souci de justification, comme si la biologie et la génétique corroboraient « évidemment » ces propos racialisants, sans jamais toutefois citer de sources ou de données précises (3).
Et c’est précisément, selon eux, à l’âge de l’entrée en formation (entre 12 et 15 ans, selon les cas) que ces différences supposées sont les plus importantes. Ainsi pour Philippe, recruteur de jeunes joueurs au sein d’un grand club français, la tentation est grande de recruter de jeunes joueurs de « souche africaine », en raison selon lui d’un différentiel de croissance entre Blancs et Noirs: «Les Africains ils sont costauds, ils ont cette priorité physique vers 12-13 ans, parce que ça vient de leurs gènes sûrement hein, bon ils sont déjà plus matures, plus mûrs au niveau physique, ils vont plus vite, ils dégagent davantage de puissance, bon…Je crois qu’en fait ils atteignent la puberté plus jeunes. Et puis y’a ceux qui sont plus vieux qu’ils ne le disent aussi, mais ça y’en a de moins en moins.» Ce type de discours est extrêmement répandu dans le football français, et Laurent Blanc, en se les réappropriant, ne faisait sans doute rien d’autre que soulever un problème qui se pose avec d’autant plus d’acuité qu’il est censé trouver des solutions au manque de résultats de l’équipe de France. Dans la retranscription verbatim de la réunion proposée par Mediapart, l’absence de commentaires sur les intonations des différents locuteurs ne permet pas de savoir s’ils expriment leurs propres pensées, ou s’ils relaient des choses entendues ici et là, entre gens «bien informés».
Cette surreprésentation des joueurs noirs dans les centres de formation (même si des facteurs sociaux constituent également un facteur explicatif) n’exclut pas qu’on puisse y trouver des «grands blancs» costauds. Seulement, ils sont plus rares. En outre, on leur suppose une «intelligence de jeu» supérieure qui aboutit à la définition de profils différents. Au sein de la paire auxerroise Boumsong-Mexès, deux joueurs aux gabarits similaires, c’est le second qui était chargé de la relance. Un autre constat s’impose: l’immense majorité des joueurs qui entrent en formation dans un club pro jouaient attaquant dans leur club précédent. Une fois au sein du centre, ils sont souvent replacés à des postes différents en fonction des besoins et de leurs qualités réelles ou supposées. Or, on constate que systématiquement, un joueur noir un peu grand va être replacé en défense centrale ou en milieu défensif, parfois contre toute logique.
Autre exemple: on n’a jamais vu de joueur noir meneur de jeu en équipe de France, et presque jamais dans le championnat. C’est un constat qui n’est pas anodin, et qui rejoint dans une certaine mesure la question de la très faible proportion d’entraîneurs noirs (alors que presque tous les entraîneurs sont d’anciens joueurs). Un ancien détecteur pour un grand club en Afrique m’expliquait: «Les clubs français, ils viennent chercher deux types de joueurs en Afrique: des attaquants très rapides, très vifs, et puis des milieux défensifs qui s’imposent physiquement, à la masse musculaire et à la taille. Voilà, c’est ça le joueur qui réussit en Europe. Y’a qu’à regarder : t’as des joueurs qui dans leur sélection nationale jouent « 10 », et dans leurs clubs européens ils jouent systématiquement plus bas, pour mettre du poids, pour… Pour faire peur quoi. Touré, Essien, Keita, Zokora, Romaric… J’invente rien hein. Vieira il aurait joué pour le Sénégal, il aurait été Zidane là-bas ! Le talent du joueur africain ici, c’est sa vitesse et son impact.»
Au fond, on pourrait même proposer une analyse à contre-courant de celle avancée par Mediapart : au cours de cette réunion, on voit surtout se dessiner une volonté de mettre un frein à cet état de fait en incitant les formateurs à privilégier des profils s’écartant du stéréotype du « grand black ». Qui se plaindrait d’une surabondance de Nasri, fût-ce au détriment des Alou Diarra de ce monde ? Peut-on réellement taxer Mombaerts et Blanc de racisme, alors même qu’ils se plaignent au contraire d’une forme de racisme inverse qui voit les clubs refuser «les petits gabarits blancs qui sont dans les pôles Espoirs» (dixit Mombaerts)?
Or, les clubs ont déjà pris les devants, bien avant que la FFF s’en mêle: au-delà des cas de l’OL (4) et de l’OM, cités en exemples par Mombaerts, l’immense majorité des clubs pros ont cherché à revoir leur politique de détection dans la foulée des victoires de l’Espagne et du Barça dans les grandes compétitions des dernières années. Ainsi ai-je pu entendre, l’année dernière, les prémices de ces changements dans la bouche d’un ancien international français, aujourd’hui entraîneur de l’équipe réserve d’un club de L1:
«Il y a eu des choix d’équipes professionnelles qui étaient délibérés, et qui étaient de n’avoir que des joueurs qui mesuraient plus d’1m85. Et ça leur paraissait donc naturel de mettre des « grands blacks », entre guillemets. Ce sont des clubs professionnels qui n’ont joué qu’avec ce type de joueurs pendant un certain temps. Alors c’est vrai qu’on a besoin d’avoir des garçons athlétiques, parce que dans certaines zones du terrain il y a des duels, il faut gagner des duels, donc on va supposer que… Aujourd’hui, ce qui est important, c’est de voir par exemple l’équipe d’Espagne qui a des petits gabarits dans son équipe, et qui obtient de très très bons résultats, et ça change considérablement les données. C’est très récent. Et en tant que formateurs, c’est notre métier d’en tenir compte, et on a déjà commencé à évoluer.»
Restent des préjugés solidement ancrés, parfois dans l’esprit des joueurs eux-mêmes. Avant même leur entrée en formation, les jeunes qui veulent réussir ont de plus en plus tendance à se conformer à ce qu’ils croient qu’on attend d’eux pour maximiser leurs chances. Le recruteur qui prospecte en Afrique me disait par exemple: «Ce qui me fait mal au coeur, c’est que les gamins là-bas, ils ont intériorisé ça, ils essayent de moins en moins de savoir jouer vraiment…» Lors de mes entretiens avec les joueurs, l’immense majorité était ainsi persuadé que les noirs étaient naturellement plus costauds et rapides; y compris les joueurs noirs, qui, du coup, cherchaient consciemment à adopter un style de jeu basé sur ces qualités.
Il y a donc au moins deux raisons de ne pas céder à l’emballement médiatique dans cette «affaire» qui ferait aussi bien de n’en être pas une: d’une part, rien de ce qui ressort de cette réunion n’est nouveau, et encore moins choquant, pour quiconque connaît un peu les logiques de la formation dans le football français. Les accusations de racisme (ô combien lourdes à porter) à l’égard de Blaquart, Blanc ou Mombaerts sont au mieux des raccourcis, au pire des idioties plus graves que celles énoncées par les accusés eux-mêmes. Blanc, au sommet de la pyramide sportive, ne récolte que les fruits des politiques menées aux échelons inférieurs. D’autre part, on ne dispose d’aucune preuve que la politique de «quotas» mentionnée au cours de la réunion ait été appliquée, et quand bien même elle le serait, ses conséquences seraient certainement minimes tant les clubs ont toujours plusieurs coups d’avance sur la Fédération. En revanche, en menant une chasse aux sorcières contre quelques-uns de ses techniciens compétents affichant une volonté de mettre en place une politique de formation cohérente, la FFF se tirerait immanquablement une balle dans le pied.
Sébastien Chavigner
in Slate.fr