REGARD CRITIQUE DE L'ÉCRIVAIN ARIEL KENIG SUR LE MESSAGE DE NOEL DE FACEBOOK

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J’ai passé un super Noël, merci Facebook d’y avoir contribué !

Ariel Kenig | Ecrivain

 

TRIBUNE

« J’ai passé une super année, merci d’y avoir contribué ! », sert d’introduction standardisée au best-of algorithmique 2014 et « personnalisé » que Facebook propose à ses utilisateurs de poster.

 

Si le réseau social se montre régulièrement soucieux de réactiver le contenu sommeillant de ses inscrits au bénéfice de sa marque, voici la première fois qu’il incite ses membres à se délester de leur « je » sur leur propre timeline. Il y aurait beaucoup à dire sur cette confiscation commerciale du sujet.

Pour autant, en ce jour de Noël endeuillé par une nouvelle augmentation du chômage (+5,8% cette année), intéressons-nous à l’aspect économique d’une seconde nouveauté tout aussi cruelle : l’introduction du verbe « contribuer » dans la rhétorique du Facebook francophone.

Après le « partage », la « contribution »

On sait, depuis leur invention, ce que les réseaux sociaux ont modifié de la notion de « partage » dans le langage courant.

Le savoir ou le sentiment que l’on partageait hier, entre membres d’une communauté, est aujourd’hui rendu public quand il échoue sur la Toile. L’effacement du caractère privé de ce que nous partageons est, à bien des égards, une bonne nouvelle (cf. Wikipédia) et nous aurions tort de ne pas nous en réjouir. Le numérique sert – aussi – à cela : partager des savoirs, de l’information et des pratiques auprès de publics recoupant différents cercles d’amis, famille, réseaux professionnels et coups d’un soir oubliés.

Pour autant, les motivations d’un partage sur Facebook demeurent souvent obscures à nous-mêmes. Ce qui nous pousse à rendre publique une photo, une vidéo, etc., dépend aussi bien d’une humeur passagère que de nos activités sociales, d’une visite, d’une stratégie de conquête amoureuse, d’une pudeur mal placée, d’une indignation très personnelle, d’un narcissisme aigu...

Est-ce à dire que nous contribuons de manière univoque, en postant, à faire la joie de nos amis Facebook ?

Emprunté à la culture du logiciel libre et de l’économie numérique anti-consumériste (pour aller vite), la notion de « contribution » vient en renfort d’un « partage » dont Facebook ne peut plus se satisfaire.

Nous sommes lessivés

Trop éduqués aux codes d’un partage numérique globalisé, nos profils d’utilisateurs ont fini par intégrer la prohibition sociale des photos pieds-piscine et redouter comme la peste le prochain Ice Bucket Challenge mondial.

« Super année, merci de l’avoir partagée ! » aurait pu servir de traduction plus rapide à « It’s been a great year ! Thanks for being a part of it », mais après 365 jours dans la vie des autres, personne ne veut tout voir ni tout partager.

Nous sommes lessivés. Et le démon d’une utilisation passive du réseau social (ou limitée au tchat) guette à chaque seconde le service marketing d’un Facebook vieux comme le monde qui, contrairement à Instagram, souffre d’un fil d’actualités devenu particulièrement nébuleux, publicitarisé, algorithmisé. Facebook célèbre une fin d’année difficile ; la reconquête affective de l’entreprise est lancée.

Exit, dès lors, la promesse de se faire des potes à travers un monde bleuté. Comble du réseau social, Facebook souhaite nous impliquer davantage et, si possible, gagner en affection ce que sa technologie perd en intérêt.

Ainsi, l’avenir n’est plus au partage mais à la contribution. Voilà donc pourquoi, à ceux qui se le demandaient, le site propose au commun des mortels d’accéder à une forme de rétrospective annuelle au design familial et naïf (on pense à du papier cadeau), pioche dans la langue de son ennemi (de quelle contribution parle-t-on ?) et gratifie ses utilisateurs passifs d’un message agréable, les félicitant d’avoir bien travaillé.

Travailleurs-spectateurs non rétribués

Car le mot « contribution », aussi beau soit-il, appartient bel et bien au champ lexical du travail, celui que nous effectuons en renseignant Facebook sur nos goûts, nos déplacements, nos likes et nos conversations privées : autant de (méta-)données capitales au développement d’une économie de l’attention (vs. économie de la contribution) sur laquelle nous n’avons prise, captifs du réseau comme nous le sommes d’un Noël en famille.

Autrement dit, Facebook reconnaît à demi-mot notre condition de travailleur-spectateur non rétribué mais l’exploite sous une forme inédite (semi-automatique et subjectivée) de publicité.

Joyeux Noël à ceux qui, sans accès à Internet, n’en sont pas la cible.

Joyeux Noël à tous.

SOURCE : Rue89