Les défenseurs du terme « haïtien
» comme substitut au terme « créole » ont cependant avancé deux autres
arguments pour soutenir leur proposition. D’abord, que le terme «
créole » désigne une étape de la constitution d’une langue et non une
langue déjà constituée, ensuite, puisqu’il existe des langues dont le
nom est associé à la nation et aux locuteurs qui parlent cette langue
(le français, l’espagnol, l’italien, l’allemand…), il faudrait en faire
de même pour la langue parlée en Haïti et donc l’appeler « l’haïtien.
»
Je reste abasourdi devant le caractère fantaisiste du premier de ces deux arguments. Dire que le terme « créole » désigne une étape de la constitution d’une langue et non une langue déjà constituée, c’est faire fi des longues, patientes et systématiques recherches que des linguistes ont menées depuis la fin du 19ème siècle pour identifier le fait créole.
Au début de la seconde moitié du 20ème siècle, cette définition d’une langue créole a été proposée et dans certains milieux, elle tend toujours à faire autorité : « Un créole est un pidgin qui est devenu la langue maternelle d’une communauté linguistique. » Les linguistes définissent par pidgin une variété linguistique qui comporte des structures grammaticales, lexicales et stylistiques réduites quand on la compare à d’autres langues.
De plus, cette variété n’est la langue maternelle de personne. Les pidgins prennent naissance quand des locuteurs de langue maternelle différente se rencontrent dans des environnements particuliers et qu’ils doivent absolument communiquer. Il se crée alors une nouvelle variété linguistique assez primaire. Après une ou deux générations, cette variété primaire devient la langue maternelle de la communauté linguistique avec des structures grammaticales, lexicales et stylistiques élargies. C’est cette variété élargie qu’on appelle créole.
Sur le plan linguistique, une langue créole est l’égale de n’importe quelle autre langue aussi ancienne et prestigieuse soit-elle. Les créoles atlantiques à base lexicale française par exemple ne constituent nullement des dialectes ou des variétés non standard du français. Ce sont des langues pleines et entières qui se sont formées à partir des mêmes processus de restructuration observés dans l’évolution et la constitution de toute langue.
Il est évident toutefois que sur le plan social ou externe les perceptions associées aux locuteurs de ces langues peuvent gêner une bonne appréciation de ces systèmes linguistiques. Mais, ce n’est pas en changeant la dénomination de ces langues qu’on peut arriver à renverser ces perceptions. Un tel travail ne peut être accompli qu’à travers un long processus de développement socio-économique et politique ainsi qu’une profonde revalorisation culturelle et éducative.
S’agissant de la dénomination « haïtien » au lieu du traditionnel « créole » afin de faire coïncider le nom de la langue à celui du territoire et des personnes qui l’habitent, il y a plusieurs problèmes qui se posent à ce niveau. Passons rapidement sur le fait qu’il existe de nombreux pays où le nom de la langue ne correspond pas au nom du pays. C’est le cas des États-unis, de tous les pays de l’Amérique latine et des tas d’autres sociétés dans le monde.
La plupart des pays européens (le français, l’espagnol, l’italien, l’allemand, le russe…) où le nom de la langue correspond à celui du territoire et des locuteurs qui l’habitent ont atteint ce stade à la suite d’un long processus qui a acquis son point de culmination entre le milieu du 19ème siècle et autour des environs de 1914 quand se constituèrent les Etats-Nations d’Europe. Précisons que le concept « nation » désigne une communauté d’individus unis par des éléments fondamentaux (culture, langue, religion) et relativement conscients de cette unité.
On fait généralement une distinction claire entre le concept de nation et le concept d’État qui se réfère au gouvernement et à l’administration de cette communauté. Dans le cas des pays européens que j’ai cités plus haut, il se trouve qu’ils sont passés vers le milieu du 19ème siècle à une explosion de nationalisme qui a conduit leurs dirigeants à revendiquer la primauté de la « défense des valeurs nationales et des intérêts nationaux ». La langue en particulier devint un élément fondamental de la nation. Je réfère ici au texte célèbre de l’érudit français Ernest Renan (1823-1892) « Qu’est-ce qu’une nation ? » Ces pays d’Europe en devenant des Etats-Nations ont consolidé l’importance de la langue sur leur territoire. Je ne m’étends pas ici sur cette question qui est beaucoup plus détaillée que je le présente.
Dans le cas d’Haïti, la différence saute aux yeux. On peut se poser la question s’il existe vraiment une nation haïtienne dans le sens défini plus haut. Quelle est la place de la langue dans la conscience des individus haïtiens ? En 2008, il y a encore des individus haïtiens qui pensent que le français est la langue identitaire des Haïtiens et que le créole haïtien ne joue qu’un rôle de troisième plan dans les processus identitaires haïtiens.
Quelle est la véritable religion haïtienne ? Dans quelle mesure les Haïtiens se font-ils une claire et distincte idée d’une culture haïtienne ? Le titre de l’excellent livre du célèbre anthropologue haïtien Michel-Rolph Trouillot « Haïti : State Against Nation. The Origins & Legacy of Duvalierism » (1990, Monthly Review Press, NY) constitue déjà tout un programme.
La société haïtienne a un long, très long chemin à parcourir avant de se défaire des obstacles structurels et historiques dressés sur son chemin depuis 2 siècles. Donc, ce n’est pas par hasard que le terme « créole » est encore utilisé pour désigner la langue parlée par tous les locuteurs haïtiens. Il est important de le faire suivre de l’adjectif « haïtien » dans les rencontres internationales pour bien signaler l’existence d’autres « créoles ». Signalons tout de même que dans un sens typologique et même historique, le substantif « haïtien » a toujours été employé par les linguistes.
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