SOCIETE - LA NUDITE ADOLESCENTE DANS L'ART : LES CORPS DU DELIT

La mairie de Paris interdit l'exposition Larry Clark aux moins de 18 ans.

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Interdire l'exposition Larry Clark aux moins de 18 ans rappelle la difficulté actuelle de représenter le corps adolescent. Image extraite du film "Ken Park" de Larry Clard.

 

La mairie de Paris a décidé d’interdire la nouvelle exposition de Larry Clark aux moins de 18 ans. Selon l’adjoint à la Culture, Christophe Girard, «à partir du moment où vous avez des images qui peuvent être contestées pour leur contenu, il faut trouver une solution qui ne touche pas à l'intégrité de l'œuvre de l'artiste». Comprendre, pour éviter de ne pas montrer certaines œuvres, la mairie a jugé préférable que le jeune public ne puisse pas y accéder. Colère du groupe des Verts à la mairie de Paris, qui a indiqué, via leur co-président Sylvain Garel, «que la Ville s'autocensure à l'avance en disant “peut-être que des gens vont protester”. Si on commence à faire cela, on ne fait plus rien. Je suis scandalisé, c'est vraiment intérioriser la répression et la censure».

Une représentation crue

Larry Clark. Né en 1943 à Tulsa. Américain. Considéré comme un des photographes majeurs de sa génération, il est également réalisateur. Les plus grandes collections du monde ont acquis ses clichés. Une oeuvre photographique qui tourne, essentiellement, autour de la représentation de la jeunesse. Mais pas la gentille jeunesse à la Doisneau, les amants qui s’embrassent sur les ponts de la Seine. Non, des jeunes adolescents qui boivent, se droguent, baisent. Ici ce couple qui s’embrasse, tous les deux nus sur le canapé tandis qu’elle le masturbe; là un garçon qui se pique dans son bain; ailleurs un ado qui bande, menaçant d’une arme une femme allongée et attachée sur un lit, également dénudée. Univers ulra-sexualisé, sans tabou, que l’on retrouve aussi dans ses films, notamment Ken Park.

Plus que la crudité des photographies, ce qui gêne certaines personnes aujourd’hui, c’est l’âge des personnes photographiées. La plupart ont très sûrement moins de 18 ans. Les différents scandales de pédophilie de ces vingt dernières années (des prêtres pédophiles à Dutroux), ont rendu extrêmement compliqué le questionnement par les adultes de la sexualité des adolescents. Paradoxe: une exposition de photos sur des adolescents ne pourra pas être visible par eux. Alors qu’ils devraient être les premiers visés et surtout les premiers intéressés. Puisque l’art n’est jamais aussi efficace que quand il pousse à s’interroger sur sa propre condition humaine. 

Ce tabou de représenter la sexualité des adolescents n’est pas nouveau. Il (re)commence en France au début des années 2000. Un cas fait figure de jurisprudence, la polémique autour de l’exposition Présumés innocents. Organisée en octobre 2000 à Bordeaux, elle questionnait la représentation de l’enfance dans l’art contemporain. Du côté de la presse, l’exposition n’avait choqué personne, elle avait même été saluée. Mais des parents d’élèves, après des visites de classe, décidèrent de porter plainte à travers une association de protection de l’enfance, La Mouette. Motif: «diffusion d’images pornographiques» et «corruption de mineurs». Pour cela, les plaignants s’appuyaient sur l’article 227-24 du code pénal:
 

«Le fait soit de fabriquer, de transporter, de diffuser par quelque moyen que ce soit et quel qu'en soit le support un message à caractère violent ou pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine, soit de faire commerce d'un tel message, est puni de trois ans d'emprisonnement et de 75.000 euros d'amende lorsque ce message est susceptible d'être vu ou perçu par un mineur.»

Cependant, comme le rappelle l’écrivain Thierry Savatier sur son blog, «Jacques Toubon, en 1994, alors qu’il était ministre de la Culture, avait précisé que [cette disposition] ne visait aucunement à censurer les œuvres d’art». Mais il souligne également que, «cette  “exception culturelle” n’ayant malheureusement jamais été formalisée, les groupes de pression minoritaires s’en donnent toujours à cœur joie dans leur volonté de censurer et leur hystérie à voir de la pornographie partout». Pour l’exposition à Bordeaux, malgré dix ans de procédure, et un premier non-lieu, l’affaire est toujours en cours.

Stéphanie Moisdon, critique d'art et commissaire d'exposition, avait participé à l’organisation de l’exposition Présumés innocents. Elle s’était donc retrouvée devant les tribunaux. Selon elle, le fait que la justice ne les ait toujours pas définitivement relaxés a grandement influencé la décision parisienne. Mais elle regrette en sus «l’auto-censure généralisée» que cela entraîne.

La censure, en soi, ce n’est pas nouveau. Il y en a toujours eu, sauf que les objets de censure se déplacent dans le temps. La représentation de la sexualité des jeunes, ou une sexualisation du corps adolescent, a été possible dans les années 1970 et 1980. Cela ne choquait pas ou entraînait d’importantes polémiques qui n'empêchaient toutefois pas une diffusion. Ainsi l’actrice Brooke Shields, célèbre dès son plus jeune âge pour son rôle dans La Petite, où elle incarnait une prostituée de 12 ans, ou pour avoir fait la couverture de Cosmopolitan à 15 ans. A 10 ans, elle posa nue pour le photographe Garry Gross. Cette photo devint très vite célèbre, puis Brooke Shields fit un procès pour récupérer les négatifs et fut déboutée.

Cette photo aurait été prise aujourd’hui, il serait déjà difficile de concevoir sa diffusion. Et on peut supposer que la plaignante récupérerait aisément les négatifs. La Tate Modern, à Londres, a ainsi décidé en 2009 de ne pas la présenter dans son exposition Pop Life, pour éviter de «traumatiser» le public.

Autre exemple, parmi d’autres, David Hamilton. Photographe star dans les années 1970, il s’était spécialisé dans les photos de jeunes filles, souvent blondes et éthérées, à la campagne, dans le sud de la France. Tombé dans une relative désuétude, il est accusé aujourd’hui parfois en Angleterre et aux Etats-Unis de pornographie enfantine.

Ne pas voir pour ne pas faire

Depuis des années, il y a des querelles récurrentes entre le monde de l’art et les associations de défense en tous genres. D’un côté, on considère la liberté de déranger de l’artiste comme inaliénable. Il doit être la mauvaise conscience de son temps. Dans cette idée-là, le tabou de la représentation de la sexualité adolescente étant l’un des plus forts, certains artistes ont donc presque pour mission d’en parler. Passer à côté serait d’une certaine manière passer à côté de la représentation du temps.

De l’autre, les associations qui estiment que le droit à ne pas être choqué doit être au-dessus de tout, et, dans le cas des enfants, que ceux-ci ne s’interrogent jamais sur les questions de sexualité hors le strict contrôle des parents. Soit parce que de telles images, ou discours, pourraient choquer et entraîner des futurs troubles de la sexualité chez nos chers bambins. Soit parce que l’art sexualise les jeunes, légitime l’idée qu’ils puissent être attirants, et donc les pousse à passer à l’acte.

On l’a vu il y a quelques mois avec l’affaire du Baiser de la Lune, un film d’animation pour les CM1 et CM2 traitant de l’homosexualité. Colère de certaines associations bretonnes qui estimaient que parler d’homosexualité revenait à inciter les enfants à «devenir homosexuels». Dans cette logique, un enfant ne se pose aucune question sur la sexualité et n’a lui-même aucune sexualité.

Ces associations ne prennent pas en compte l’accompagnement. Peut-être pourrait-on arriver à l'avenir à une solution à mi-chemin, autoriser les expos aux mineurs, mais accompagnés d'un adulte. Un peu comme on permet aux enfants à boire de l'alcool au restaurant s'ils sont en famille. Et ce serait aux parents de choisir si leur enfant peut ou non voir l'exposition.

Cependant, clairement, la montée en puissance ces dernières années des groupes de lobbying de défense de l’enfance semble indiquer que le rapport de force est en train de basculer de leur côté. Une des caractéristiques de la société actuelle, globalement anti-élite — et l’art contemporain en est une des plus fortes représentations — joue aussi en leur faveur. En 2007, l’exposition L’Enfer de la BNF, Eros au secret, avait été interdite aux moins de 16 ans. La même année, l’exposition Seduced: Art and Sex from Antiquity to Now à la Barbican Art Gallery de Londres, avait elle été réservée aux adultes. Et les cas risquent de se multiplier dans les prochaines années.

On ne peut que regretter cet acharnement. Le risque est celui d’empêcher toutes représentations artistiques de la sexualité, notamment celle des jeunes. Le dernier rapport visuel au sexe, et qui est déjà majoritaire, deviendrait donc celui de la pornographie, si accessible grâce aux sites en streaming.

Quentin Girard In Slate.fr

 

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L'affaire Larry Clark, la suite... 

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"Quand j'ai commencé la photo, pendant les années Eisenhower, la réalité autour de moi, c'était l'alcool, la drogue, l'inceste. Personne n'acceptait de le voir, je voulais travailler là-dessus. À chaque nouvelle oeuvre, on me dit que je vais trop loin, mais c'est le propre de l'art d'aller trop loin. Ça me va de déranger les gens." La scène a de quoi sidérer. Alors que s'achève le premier jour de sa rétrospective au musée d'Art moderne de Paris, le photographe américain Larry Clark y entame une discussion publique autour de son oeuvre - consciencieusement traduite en français par son interlocuteur Fabrice Hergott, directeur de l'établissement. Celui-ci vient, avec la mairie de Paris, d'interdire l'exposition aux mineurs. Il ne sera pas question, dans cette rencontre, de l'intense polémique qui entoure l'ouverture de la rétrospective depuis la mi-septembre. Dans la salle, en revanche, elle vit. Les moins de 18 ans, interdits de musée ? Soit, mais alors ils sont là par dizaines, pour cette rencontre publique.

L'attention est brûlante. De quoi trancher avec les débuts officiels de "Kiss the past hello", discrets à l'excès. Ainsi le catalogue, entièrement conçu par Larry Clark, mais qui "ne sera pas prêt avant trois semaines", comme l'explique pudiquement le personnel aux visiteurs : Paris Musées, qui devait l'éditer, s'y est abruptement refusé, laissant aux galeries new-yorkaise et anglaise de l'artiste la charge de la publication. Pas d'affichage, non plus, dans les rues de Paris. Mais l'écho médiatique aura suffi : plusieurs mineurs ont, dès le premier jour, essayé une entrée, confie un membre du personnel. Un groupe d'étudiants en art, en particulier, arguant de ce qu'ils seraient majeurs dans quelques mois, ont tenté de forcer le passage - en vain. "C'est dommage, bien sûr, mais c'est la loi", explique-t-on. Le public autorisé, lui, vient en nombre.

"Un moindre mal" ?

Public, mais aussi journalistes et élus locaux continuent de débattre. À l'UMP, au MoDem, chez les Verts, les socialistes, on se relaie pour juger d'un conservatisme étonnant la décision du maire de Paris, Bertrand Delanoë. Décider d'interdire l'exposition aux mineurs ne va-t-il pas "à l'encontre des valeurs qui devraient animer" un élu socialiste, "à savoir la défense des libertés d'expression et de création ?" s'interrogent les radicaux de gauche du conseil régional d'Ile-de-France. Non. La mairie fait face, et maintient sa position. Loin de censurer, ou de s'autocensurer, elle a fait acte d'une liberté et d'un respect de la création artistique qui ne s'était pas encore rencontré dans l'Hexagone : il s'agit de "la première rétrospective intégrale du photographe américain en France sans qu'aucune de ses photos n'ait précisément subi une quelconque censure", insiste un communiqué de Bertrand Delanoë suite aux accusations de "tartufferie" du quotidien Libération. L'interdiction aux moins de 18 ans d'une oeuvre qui, pourtant, ne parle que d'eux, d'un artiste obsédé par l'adolescence ? Paradoxe, peut-être. Mais une concession, donc un moindre mal, face au risque de voir l'exposition fermée, les commissaires poursuivis.

Car, mairie et musée d'Art moderne de Paris en sont convaincus - ou du moins l'affirment : la quinzaine de clichés en cause, sur lesquels figurent de très jeunes gens qui se droguent, se masturbent, font l'amour, pourraient tomber sous le coup de la loi. Argument : l'article 227-24 du Code pénal, qui définit comme un délit "le fait soit de fabriquer, de transporter, de diffuser par quelque moyen que ce soit et quel qu'en soit le support un message à caractère violent ou pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine lorsque ce message est susceptible d'être vu ou perçu par un mineur". Sauf que les précédentes expositions de Larry Clark - aucune n'avait été, certes, intégrale - ne sont jamais tombées sous le coup d'une telle interdiction. Et que "les textes invoqués n'ont jamais, par le passé, donné lieu à des condamnations ou des interdictions judiciaires", rappelle Me Emmanuel Pierrat, l'avocat qui défend, depuis 2000, les commissaires de l'exposition "Présumés Innocents", poursuivis sur le même registre par une association. "On joue à se faire peur", déclare-t-il. Dans Kiss the past hello, c'est avant tout la série Teenage Lust qui fait frémir. Dans le musée, ce soir-là, Larry Clark expliquera ce travail, courtoisement, toujours, et sans y glisser, en apparence, sarcasme ou colère. Il dira, aussi, que c'est aujourd'hui à la jeunesse française qu'il veut s'intéresser. Quitte à encore déranger.