SURRÉMUNÉRATION : FAUT-IL SUPPRIMER LES 40% AUX ANTILLES - GUYANE ET 53 % À LA RÉUNION ?

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Outre-mer : les fonctionnaires ont-ils trop d'avantages ?


 

Surrémunération de 40 à 105%, primes d'éloignement, jours de vacances supplémentaires: les agents de la fonction publique installés dans l'outre-mer français ne sont pas particulièrement à plaindre. Mais faut-il vraiment crier au scandale ?

Une fois tous les trois ans, pendant les grandes vacances, Jean-Marc s'envole pour la Martinique, avec sa femme et leurs enfants. Ce chef cuisinier de cantine scolaire parisienne passe alors d'agréables séjours chez son père, un retraité dont la maison, sur les hauteurs de Sainte-Luce, surplombe la mer des Caraïbes. Pour la plupart des familles françaises, les frais d'un tel voyage (environ 5000€) représenteraient une lourde ponction dans leur budget. Pas pour Jean-Marc! En sa qualité de fonctionnaire domien installé en métropole, il bénéficie, en effet, des fameux "congés bonifiés": une fois tous les trois ans, lui et les siens se voient offrir six allers-retours gratuits pour les Antilles. Bingo !  


 

 

Mieux: sur place, Jean-Marc bénéficie de deux mois de congés payés (soixante-cinq jours exactement), au lieu d'un seul. Car, tous les trois ans, un mois de vacances supplémentaire est octroyé aux bénéficiaires des congés bonifiés. Pour y avoir droit, ceux-ci doivent simplement justifier que des "intérêts matériels ou moraux" (un lien de parenté direct, un bien immobilier) les lient à leur terre d'origine. Cerise sur le gâteau: pendant ces deux mois au soleil, le salaire de Jean-Marc se trouve temporairement aligné sur ceux des fonctionnaires en poste aux Antilles-Guyane, qui, comme on le sait, sont majorés de 40%. En juillet et en août, le cuisinier engrange alors 2800€ par mois au lieu de 2000. 

 

Une "surrémunération" de 40 à 53%

Mais ces "congés bonifiés" ne représentent pas, loin de là, l'unique avantage lié au statut de la fonction publique en outre-mer. Qu'ils travaillent pour l'Etat, pour une collectivité locale (mairie, conseils général et régional), à l'hôpital ou dans un établissement public (Pôle emploi, Météo France, Iedom, etc.), les fonctionnaires bénéficient d'une "surrémunération" destinée à compenser la cherté des prix. Elle s'élève à +40% aux Antilles et en Guyane, et atteint +53% à La Réunion. Ce n'est pas tout. A cette "prime de vie chère" s'ajoute, pour certains, la "prime d'installation". Officiellement appelée indemnité particulière de sujétion et d'installation (Ipsi), elle équivaut à un bonus de seize mois de salaire versé en trois fois, avec un dernier versement à la fin de la quatrième année de présence. Ce jackpot concerne aujourd'hui seulement quelques territoires ultramarins jugés peu attractifs ou hors de prix: la Guyane, les îles Saint-Martin et Saint-Barthélemy, Saint-Pierre-et-Miquelon (dans ces deux derniers territoires, l'Ipsi -indemnité particulière de sujétion spéciale-, récemment réduite, équivaut désormais à six mois de salaire). 

Un dernier privilège, moins connu du grand public, concerne les retraites. Selon le système en vigueur, un fonctionnaire ayant travaillé trois ans est considéré comme... en ayant cotisé quatre! Par ce "tour de magie", celui qui a trente années de vie active derrière lui a donc déjà cotisé quarante ans. Il peut, en théorie, envisager sereinement son départ imminent à la retraite. Cependant, en pratique, rares sont ceux qui usent de cette prérogative, par crainte de perdre l'avantage des 40% [ou 53% à La Réunion], qui disparaît à l'heure du départ à la retraite. 

 

Un système aux effets pervers

Les fonctionnaires de l'outre-mer seraient-ils des enfants gâtés? A l'heure de la crise budgétaire et de la récession, la question se pose. Il est vrai qu'un couple d'enseignants qui engrange deux salaires surrémunérés, à hauteur de 40%, et de l'abattement fiscal (de 30% à 40%; abattement qui s'applique sur tous les revenus dans les DOM), n'est pas particulièrement à plaindre... Selon une estimation moyenne, le surcoût pour la nation de toutes les dispositions liées à la fonction publique domienne s'élèverait à 1,5 milliard d'euros. "Du point de vue de l'égalité ­républicaine, cette disparité entre l'outre-mer et la métropole reste scandaleuse", soupire, à Paris, Marc Laffineur, député (UMP) de Maine-et-Loire. Dans un rapport parlementaire de 2003, il avait sévèrement critiqué cette surrémunération. Et proposé la suppression de plusieurs avantages. Dix ans plus tard, l'élu rappelle à juste titre que le coût de la masse salariale asphyxie toujours les collectivités locales et freine leurs investissements. "Le système entraîne des effets pervers, insiste l'élu. Un exemple : les congés bonifiés incitent les collectivités locales métropolitaines à ne plus embaucher de fonctionnaires domiens, par crainte de les voir s'absenter pendant deux mois 1 été sur 3." Selon Marc Laffineur, mieux vaudrait attribuer l'argent donné aux fonctionnaires de l'outre-mer à un fonds d'investissement pour développer les territoires ultramarins. 

On s'en doute: dans les départements concernés, cette argumentation ne convainc guère. "Il faut d'abord rappeler un point d'histoire, explique Guy-Luc Belrose, secrétaire académique du syndicat national des professeurs d'éducation physique (Snep-FSU). Initialement, ce système avait été conçu pour les fonctionnaires coloniaux -en clair: les Blancs-, puis maintenu lors de la départementalisation, en 1946." Les DOM se sont alors retrouvés avec un système à deux vitesses. D'un côté, des métropolitains surrémunérés et, de l'autre, les "déjà-là", moins payés. Un authentique apartheid salarial... "Dans les années 1950, 1960 et 1970, poursuit le prof de gym, les domiens se sont âprement battus pour obtenir l'égalité. Rien ne nous a été donné de bonne grâce, les luttes sociales ont été dures." Maintenant que les domiens représentent 80% des fonctionnaires de l'outre-mer, Paris, qui sait le poids de l'Histoire dans ses anciennes colonies, pourrait difficilement abolir le système existant de but en blanc. Au contraire, selon le ministre des OutreMer, Victorin Lurel, "le gouvernement travaille à concrétiser l'engagement du président de la République d'étendre à Mayotte, devenu le 101e département français en 2011, l'égalité qui prévaut ailleurs, entre fonctionnaires autochtones et métropolitains." 

 

Amortisseurs sociaux

Au surplus, la cherté de la vie est une réalité. Une capsule de Nespresso fait un bond de 35 à 55 centimes en traversant l'Atlantique, tandis qu'un DVD coûte facilement 5€ de plus qu'en métropole. Idem pour le beurre, les yaourts, le café, les vêtements. Sans oublier les voitures et les pièces détachées (pneus, phares, jantes, etc.). L'éloignement engendre d'autres frais. "Lorsque j'emmène mes enfants voir leurs grands-parents en banlieue parisienne, j'en ai facilement pour 3500€ de frais de voyage", rappelle un prof de philo métropolitain en poste à Cayenne. Lui, un privilégié? "N'oublions pas que les enseignants français comptent parmi les moins bien payés de l'Union européenne. En fait, je gagne ce que tous les profs de métropole devraient gagner si le système était juste", argumente-t-il. 

"Les gens fantasment beaucoup sur les surrémunérations", observe, pour sa part, Henri Berthelot, secrétaire général de l'Union interprofessionnelle régionale CFDT. Car, hormis les enseignants, qui font partie de la catégorie A, la plupart des fonctionnaires surrémunérés sont des agents de catégorie C, lesquels gagnent en moyenne 1800€ par mois, au lieu de 1500€. "Je n'appelle pas cela des profiteurs. Ils ont juste de quoi consommer, entretenir leur famille et contribuer à l'économie locale." Un conseiller du ministère des DOM-TOM l'admet: "Dans des départements où le taux de chômage est deux fois supérieur à la moyenne nationale, les surrémunérations et les transferts sociaux agissent, aussi, comme des amortisseurs sociaux." 

 

Les surrémunérations défendues par les agences immobilières

Mais raisonnons par l'absurde. Et supposons que l'on supprime les surrémunérations. Qu'adviendrait-il? "Ce scénario est une vaste blague; là, on joue à se faire peur, assène, dans son bureau du centre hospitalier de Pointe-à-Pitre, Gaby Clavier, secrétaire général du syndicat de l'Union des travailleurs de la santé (UTS), affilié à l'Union générale des travailleurs de Guadeloupe (UGTG, indépendantiste). En cas de suppression des 40%, le premier à manifester dans les rues pour exiger leur maintien serait Bernard Hayot, dont la famille possède la 155e fortune française [classement Challenges 2012]", ironise-t-il. Au bout du compte, c'est en effet aux caisses des supermarchés et dans les concessions automobiles du Groupe Bernard Hayot (ou des autres groupes économiques qui règnent sur l'économie domienne) que les fonctionnaires dépensent réellement leur argent. 

Les défenseurs des surrémunérations ne sont pas toujours ceux que l'on croit. "Supprimer les 40%? Surtout pas ! s'étrangle Catherine Guissard, présidente de la ­Fédération nationale des agents immobiliers (Fnaim) Guadeloupe et directrice d'une agence immobilière. Il faut faire attention car nos départements demeurent des écosystèmes fragiles, où tout est extrêmement imbriqué. Diminuer le salaire des fonctionnaires créerait du chômage. Il faut maintenir cet avantage, tout comme il faut conserver la "défisc", qui a encouragé les programmes immobiliers et a évité une crise du logement." 

Même le patron du Medef, Willy Angèle, se montre mesuré à l'égard du système. Tout juste constate-t-il une asymétrie sur le marché de l'emploi: "Beaucoup de jeunes bien formés préfèrent décrocher un travail ­surrémunéré dans la fonction publique, où ils bénéficieront de la sécurité de l'emploi, plutôt que de s'aventurer dans le privé. Le système ne favorise pas vraiment l'esprit d'entreprise, ce qui est dommage." 

 

Pas de réforme à l'ordre du jour

A défaut d'abolir les avantages des fonctionnaires, pourrait-on au moins les adapter? A vrai dire, le statut de la fonction publique a déjà évolué. La surrémunération ne s'applique plus aux retraites et les primes d'éloignement (ou d'installation) n'ont plus cours dans la plupart des DOM. "On pourrait aller plus loin, au risque d'enfreindre le consensus général autour d'un statu quo, propose Alain Sorèze, président du Comité régional olympique et sportif de la Guadeloupe. En imposant aux nouveaux fonctionnaires de démarrer leur carrière avec 30% de surrémunération [au lieu de 40%] tandis que ceux déjà en poste consentiraient à une réduction d'un point par an pour descendre jusqu'à 30% en l'espace de dix ans. Franchement, cela ne serait une ­catastrophe pour personne..." 

Autre idée en vogue : faire évoluer les congés bonifiés. "Honnêtement, cette survivance de l'époque où l'on voyageait en paquebot ne se justifie plus, admet un conseiller du gouvernement. Une autre formule consisterait à accorder des billets d'avion tous les deux ans (au lieu de trois ans); en contrepartie, le mois de vacances supplémentaire triennal serait supprimé. On se débarrasserait ainsi d'un avantage qui alimente un certain racisme en entretenant le mythe du Noir paresseux." 

En attendant que ces pistes de réflexion débouchent sur quelque chose de concret, l'eau risque de couler encore longtemps sous le pont de l'Oyapock (Guyane). Renseignement pris à l'Elysée: aucune réforme n'est à l'ordre du jour. François Hollande n'a pas besoin d'ajouter à ses difficultés un conflit dans l'outre-mer.