L’esclavage en héritage
Le document distribué à l’entrée donne immédiatement le ton de l’initiative. On y lit que les descendants de colons européens des Antilles ne sont pas des héritiers : « Très peu de familles békés sont parvenues à transmettre à travers les ans les héritages qu’elles auraient éventuellement reçus. » D’ailleurs, précise la présentation, « les békés constituent désormais un groupe hétérogène, puisque ses membres se retrouvent dans toutes les catégories socioprofessionnelles de la Martinique : médecins, avocats, (…) ou encore smicards ou érémistes ». À la tribune, l’attelage d’intervenants est hétéroclite. Willy Angèle, président du MEDEF guadeloupéen, le béké Roger de Jaham, chef d’entreprise et Jean-Louis de Lucy, exploitant agricole, Hervé Damoiseau, « Blanc-pays » de Guadeloupe et patron des rhums du même nom, le chanteur de variétés Philippe Lavil, et un expert-comptable, José Marraud-Desgrottes. À leurs côtés, Serge Romana, président du comité de la marche 98, Daniel Dalin, président du collectif DOM, et Pierre Pluton, maire d’Évry-Grégy-sur-Yerres, sont invités, à interpeller les « représentants des békés ».
Willy Angèle, le président du MEDEF de Guadeloupe, se dit indifférent aux propos racistes d’Alain Huyghes-Despointes qui ont soulevé une immense indignation. « Vous trouverez toujours des gens pour parler de pureté de la race. Ceux-là ne m’intéressent pas, je les zappe. Ce qui m’intéresse, c’est le développement économique de la Guadeloupe », assure-t-il. L’entrepreneur fait ensuite l’éloge d’une « identité créole ouverte », cite Édouard Glissant et exhorte le public à se « tourner vers l’avenir ». « Nous ne pouvons rien changer à notre passé, mais nous pouvons agir sur l’avenir. » À sa suite, l’entrepreneur Roger de Jaham, fondateur de l’association Tous créoles !, commence très fort : « Imaginons que l’on remplace, dans tout ce qui a été dit, le mot béké par le mot juif… » Il n’a pas le temps de terminer sa phrase. L’obscénité du parallèle arrache quelques cris d’indignation dans le public. Il se reprend, donc. Mais sans se départir de la posture victimaire. Il parle de « l’épuration » de 1794 pour évoquer l’exécution, à la Guadeloupe, des colons rétifs à l’abolition de l’esclavage, sur ordre de Victor Hugues, commissaire de la Convention. « À la Martinique, grâce au protectorat anglais, les békés n’ont pas été décimés », dit-il. Ensuite, seulement, Roger de Jaham rappelle qu’il a reconnu dès 1998 l’esclavage comme crime contre l’humanité et que son association participe chaque année, le 22 mai, aux célébrations de l’abolition. Il insiste toutefois : « Je ne peux pas influer sur mon passé. » José Marraud-Desgrottes fustige le « mythe » des békés riches et dominant l’économie des îles. Il estime leur poids à 14 %. Le chômage des jeunes diplômés martiniquais est « très inférieur à la moyenne nationale », prétend-il, sans préciser le nombre de ceux qui sont contraints à l’exil pour trouver du travail. Quant à la vie chère, « il y avait une grande part de ressenti ». Qu’un kilo de bananes soit plus cher à Fort-de-France qu’à Paris ne le choque d’ailleurs pas. Son credo, celui de la réussite individuelle grâce au travail. « Je n’ai pas hérité de ma terre, je l’ai rachetée à mon oncle en m’endettant », assure-t-il. « Les indemnités offertes à l’État par les békés en 1849, en compensation de l’abolition de l’esclavage, ne sauraient expliquer la prospérité de ce groupe social », insiste-t-on à la tribune. « Les békés ne sont pas des héritiers, affirme Roger de Jaham, les terres ont changé plusieurs fois de main. » « Mais ces habitations sont passées de békés en békés », l’interrompt, exaspérée, une journaliste de RFO. Le tableau d’un groupe social dont les membres modestes, discrets et travailleurs, se sont faits à la force du poignet ne convainc guère le public. « Personne ne peut croire que les békés ne sont pas des privilégiés, que tous auraient rompu avec le racisme hérité de la période esclavagiste », tranche Serge Romana, en appelant à « entendre les souffrances et à ouvrir les yeux sur les dysfonctionnements et les séquelles laissées par cette histoire ». Un vif échange s’instaure. L’amertume et le ressentiment affleurent au fil d’interventions qui dessinent les contours d’une crise sociale et non pas « raciale ». Un homme résume le mur d’incompréhension qui sépare le peuple et la classe des grands possédants aux Antilles : « Réel ou imaginaire, le béké incarne le pouvoir économique. Qui est propriétaire de la Martinique ? Ce n’est pas mon père… » Rosa Moussaoui