Les neuf consciences du Malfini

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 Patrick Chamoiseau, plain-chant
 
Un rapace traverse le ciel et observe le monde et ses congénères. Il apprend à réformer sa nature et retient la leçon du plus faible. En se détournant apparemment de la narration réaliste et en choisissant la fable, Chamoiseau n'innove pas tout à fait par rapport à ses précédents romans.

 Car ses lecteurs savent que ses constants recours à un ton onirique et merveilleux de conteur inspiré ont imprimé à son oeuvre une marque unique, qui la décale par rapport au naturalisme dominant des romans antillais. Comment rendre justice à une réalité sociale, politique, historique et esthétique en usant d'un style noble, allégorique, dont les humains sont absents, tout en apparaissant en filigrane.

Ce défi, Patrick Chamoiseau l'a magnifiquement relevé, en osant s'en tenir, sur les 250 pages des Neuf Consciences du malfini (Gallimard), à ce principe. Face au rapace, habité par une incontrôlable violence qui finit par lui faire horreur à lui-même, un"insignifiant", un "inconsistant", un"négligeable", un infime oiseau qui tient plutôt de l'insecte, le colibri, et un "Foufou", autre volatile fugace et imprévisible. Les oiseaux ont été souvent les porte-parole de la sagesse (de la pièce d'Aristophane au poème persan de la Conférence des oiseaux). La légende de l'oiseau Simorgh a fasciné Borges, Hector Bianciotti, Mohammed Dib. C'est à cette belle tradition que Chamoiseau se rattache. Et lui-même a souvent joué sur son nom, "Oiseau de Cham", en référence à la légende du fils de Noé, maudit par son père pour avoir surpris sa nudité, et fondateur, malgré lui, d'une race d'esclaves.

Les oiseaux accaparent donc soudainl'imaginaire de l'écrivain et donnent ce livre, audacieux par sa forme, admirable par son lyrisme, touchant par sa générosité poétique et politique.

Car de politique, on ne s'en étonnera pas, il est finalement beaucoup question dans ce livre qui paraîtcontinuer les deux pamphlets récents que Chamoiseau a signés avec son compèreet maître, Edouard Glissant,Quand les murs tombent, l'identité nationale hors la loi ? et L'IntraitableBeauté du monde, adresse à Barack Obama(Galaade Ed., 2007 et 2009). La politique, y disaient-ils tous deux, se fondesur la poétique : "Le déficit en beauté est le signe d'une atteinte auvivant, un appel à la résistance."

Si Chamoiseau cite en exergue Aimé Césaire (qu'on croit reconnaître dans le récit de la mort du "vieux guide" dont le corps bascule dans "l'attrape-araignées"),c'est aux Oiseaux, de Saint-John Perse que l'on pense aussi, quand le poète chantait Braque : "Oiseaux, lances levées à toutes frontières de l'homme !..." L'hymne que Chamoiseau adresse aux oiseaux est surtout une célébration du vivant ("Une horizontale plénitude du vivant"), qui ne tolère ni hiérarchie ni sacrifice, et qui exige plus encore que l'universel, le "diversel", c'est-à-dire une multiplicité riche de différences, de relations, de respect mutuel. Cet enseignement, le rapace sans nom, ici désigné comme le "Malfini", va le recevoir du colibri, mais aussi du "Foufou", plus anarchique. En quête de vérité et de sincérité, le rapace, qui se réfugie "dans l'onction des nuages", tente de se détacher de sa haine sauvage et d'écouter, à travers les dissonances assourdissantes des faux chants, ce qu'il appelle son "Alaya", sorte de daïmon platonicien qui lui dicte inconsciemment ses élans les plus authentiques. "Car que vaut une vie qui s'oublie pour en singer une autre ?"

Entraîné par le colibri, le rapace désapprend les automatismes de sa vie. "Comme nous ne cherchions rien,nous découvrions tout. Comme nous n'allions nulle part, nous arrivions partout..." Mais sur terre, que se passe-t-il ? La ville que Chamoiseau appelle Rabuchon est en proie au "Nocif" qui envahit la colline "en compagnie d'une foule de ses semblables. Tous laids. Tous hargneux. Tous bavant. Ils gueulaient, brandissaient oriflammes et drapeaux, et s'élançaient en commando à l'assaut des sillons de bananes".Dans un bel examen de conscience (qui explique le titre du roman), le rapace évalue sa cécité passée. "Je compris encore mieux à quel point les viesse tiennent, combien nulle n'est centrale, plus digne, plus importante. Elles portent les mêmes couleurs."

Après des romans foisonnants d'événements (Texaco, bien sûr, qui lui a permis d'atteindre un vaste public,mais aussi l'ambitieux Biblique des derniers gestes, ou le plus intime,mais non moins agité, Un dimanche au cachot), après des récits autobiographiques soucieux de témoignage poétique et social, Chamoiseau optepour le chant, mais sans obscurité, sans didactisme, sans pause. Car le sujet même du livre est une école d'humilité et d'humanité : "Au creux de ce destin mineur, j'avais connu la fièvre de m'interroger, la joie d'apprendre, la félicité de comprendre sans rien prendre et sans rien altérer."

Ne voulant terminer sur la parole du rapace qu'il a reproduite tout au cours de ces pages, Chamoiseau, dans une longue note - précédant une sorte de Tables de la Loi, qui consiste en neuf axiomes poétiques, philosophiques et moraux -, évoque un autre conteur, un "vieux nègre", "un être de douceur" qui pleure ladisparition des colibris (comme un autre grand poète, Pasolini, pleurait celle des lucioles). Le livre entier n'a-t-il été qu'un rêve ? Non, répond ce survivant d'un monde détruit, "c'est le chant, le plain-chant du vivant..."


Article publié dans LeMonde.fr le 10 Avril 2009


Par René de Ceccatty