Après décembre 2003, le 17 janvier 2010, nous serons amenés à nous prononcer sur un changement institutionnel. Dans le contexte géo-politique qui est le nôtre, est-ce opportun ?
En six ans, la situation économique et sociale de la Martinique s'est encore dégradée. Il suffit de voir les statistiques de notre économie pour s'en rendre compte. La crise de février-mars 2009 a encore mis à mal des entreprises. Tout montre qu'il faut arrêter ce processus de déclin. C'est la fin du système découlant de la départementalisation-régionalisation, malmené par la globalisation-mondialisation. Il était normal que le président de la République, fort d'une demande des élus et au lendemain d'une crise sociale et sociétale sans précédent, propose une refondation politique susceptible de relancer l'économie, le social ou le culturel et de rétablir la confiance.
La nouveauté est qu'au sommet de l'État on reconnaît de plus en plus que la Martinique ne peut plus avoir les mêmes politiques de développement que la Lozère, les Ardennes ou les Bouches-du-Rhône. Cette consultation est une belle opportunité, après 1848, 1946, 1982 qui ont été des étapes importantes, pour réajuster le système institutionnel. L'heure est à la responsabilité collective et il faut que chacun assume sa part.
"La seule chose qui nous manque, c'est l'audace"
Pensez-vous que les Martiniquais soient aujourd'hui prêts pour une autonomie encadrée dans la République française ?
Si les Martiniquais n'étaient pas prêts, le président de la République n'aurait pas proposé de mettre fin au statu quo. Les dernières années de départementalisation-régionalisation, dans la conjoncture de la mondialisation, ont permis à la classe politique et à la population de comprendre l'essentiel des problèmes structurels qui freinent le développement endogène. Par ces temps de crise, où même des entreprises des pays riches doivent licencier à tour de bras, chacun doit savoir que rien ne pourra plus être comme avant. Malheureusement, certains de nos compatriotes restent persuadés que la crise va toujours les épargner et qu'il ne faut surtout rien modifier. Grâce à différents coups de pouce de la République, ils ont su, en se donnant les moyens qu'il fallait, tirer parti de la départementalisation-régionalisation, politiquement, économiquement ou socialement. Ne voulant surtout pas remettre en cause leur organisation, ils ont décidé de tout faire pour ne pas sortir du statu quo. Ceux-là ne seront jamais prêts pour le changement, ni aujourd'hui, ni dans cinq ans, ni dans cinquante ans, même s'ils sont inquiets de la situation actuelle, conséquence de la crise de février-mars.
Je suis convaincu que les Martiniquais ont aujourd'hui toute l'expérience qu'il faut pour passer à une nouvelle étape. La seule chose qui manque à certains, c'est l'audace. C'est oser prendre conscience que l'heure de l'action est arrivée. Aussi, pour les autres, l'important maintenant doit consister à accompagner ces indécis pour un saut qualitatif, et ceci dans l'esprit du plus grand respect et de considération.
Faut-il, selon vous, une période d'expérimentation ?
Lorsque les esclaves des îles britanniques de la Caraïbe ont été affranchis en 1834, le ministère des colonies leur a imposé une période « d'apprentissage » de quatre ans, soit-disant pour leur apprendre à travailler et donc à faire du sucre. C'était une façon pour les planteurs de gagner du temps.
En 1848, les abolitionnistes français n'ont pas osé proposer ce système d'apprentissage-expérimentation du travail, et ils ont eu raison. 160 ans plus tard, ce serait faire une injure aux Martiniquais de leur demander d'expérimenter la responsabilité. Ils ont été préparés depuis 1946, avec une attention renouvelée depuis la décentralisation que la république a mise en place à partir de 1982.
L'expérimentation doit être permanente. D'ailleurs, tous les jours, on constate que les grands pays comme la France sont en perpétuelle expérimentation, mettant à profit l'expérience du passé accumulée de par le monde. Les constitutions sont ajustées régulièrement, selon la conjoncture internationale, les contradictions du développement et les réponses apportées par les différents gouvernements.
La population de Saint-Pierre et Miquelon, territoire de 7 000 habitants, à 25 kilomètres du Canada, a eu à gérer à quatre reprises un statut politique différent, entre 1946 et 2003. L'archipel est passé de territoire d'Outre-mer à collectivité d'Outre-mer, après avoir été département d'Outre-mer et collectivité territoriale de la République. Plus près de nous, dans les Antilles néerlandaises Aruba et Curaçao connaissent une évolution statutaire chaque fois que le besoin se fait sentir, en concertation avec le royaume des Pays-Bas.
Les nouvelles orientations de la mondialisation et les impératifs du développement durable imposent qu'en permanence on réajuste, on modifie, on expérimente afin d'équilibrer le développement et notamment réussir les politiques sociales.
Y aurait-il une inadaptation chronique, entre les besoins de développement économique et les propositions politiques des élus ?
Jusqu'ici le développement de la Martinique a été basé principalement sur l'approvisionnement des marchés français et européen et non sur celui du marché local.
Depuis le triomphe de l économie de plantation aux Antilles, au XVIIe siècle, les gouvernements ont choisi, en permanence, de favoriser au maximum les productions d'exportation traditionnelles susceptibles d'enrichir le territoire. Les nouvelles orientations définies par les Martini quais, que ce soient à travers les schémas de développement où à l'occasion des états généraux, consistent désormais à privilégier aussi bien les productions pour le marché intérieur que les productions destinées au marché extérieur.
Il est inconcevable qu'un secteur comme le tourisme, par exemple, facteur d'enrichissement des populations du monde entier soit de plus en plus mal perçu par certains acteurs, au point que nous nous appauvrissons chaque année davantage, tandis que nos voisins et les professionnels du monde entier, plus pragmatiques, s'enrichissent par leur travail.
Il est également anormal que l'essentiel de ce que nous consommons soit importé comme au bon vieux temps de la colonie. Le développement durable, objectif stratégique des gouvernements d'aujourd'hui, offre de belles perspectives à la Martinique, en matière d'énergies renouvelables de substitution au pétrole, de biodiversité ou d'environnement. Les possibilités de mettre en synergie les impératifs de développement et les propositions de la gouvernance territoriale n'ont jamais été aussi significatives. Les élus sont d'ailleurs interpellés pour prendre davantage en compte la contribution des populations, dans le cadre de la démocratie participative.
Pour le géographe que vous êtes, la Martinique sera-t-elle plus développée dans un cadre régi selon l'article 74, ou dans une configuration de type collectivité unique avec des compétences régies par l'article 73 de la Constitution ?
Ce n'est ni l'article 74, ni l'article 73 qui garantiront le développement cohérent de la Martinique. L'avantage d'une C.O.M. (collectivité d'Outre-mer) régie selon l'article 74 est d'aider à sortir du statu quo, d'ouvrir un champ de responsabilité adapté à chaque exigence du développement, en fonction de la préparation réelle de la population, et ceci de façon raisonnée, au sein de la République. Encore faut-il que les acteurs politiques, économiques et sociaux jouent franc jeu, n'aient pas de double discours, ne revendiquent pas la responsabilité, tout en ?oeuvrant pour maintenir le statu quo, synonyme, à terme, de nouvelles explosions sociales.
À partir du moment où les élus, quelles que soient leurs tendances politiques, la population, accompagnés par l'État décident en toute responsabilité de réussir un nouveau projet pour la Martinique, pourquoi reculer ?
La question de l'article est secondai re, dès qu'on sort du statu quo. Cela ne peut être qu'un outil dans la stratégie définie. D'ailleurs, après la consultation, une loi organique est prévue pour arrêter les propositions du parlement et du gouvernement. Ces propositions doivent être élaborées à partir de discussions entre les élus martiniquais et les représentants de l'État. Ceci dit, on ne peut pas revendiquer l'autonomie où une responsabilité respectable, si la nouvelle collectivité ne s'inscrit pas dans l'article 74.
Une chose est certaine, rien ne sera plus comme avant. Il faudra mettre l'intelligence au poste de commandement. Il faudra être beaucoup plus sérieux, pour certains, dialoguer en permanence dans l'entreprise en donnant à cette dernière les moyens pour atteindre ses objectifs, veiller à une meilleure répartition des bénéfices, aider les jeunes à se former et à créer leurs entreprises et exiger que chacun assume sa contribution au nom de l'intérêt commun.
Vous avez présidé un atelier lors des états généraux. Pensez-vous que les résultats de ces états généraux permettront de dégager une autre relation avec la France ?
Ces états généraux ont été un excellent exercice d'intelligence collective où les présidents d'atelier ont pu apprécier la demande exceptionnelle des participants à sortir du statu quo.
La nouvelle équation qu'il faut bien comprendre est que la République est en train de reconnaître que chaque territoire de l'Outre-mer doit définir sa propre stratégie de développement, en fonction de ses particularités et de l'intelligence de ses élus et de sa population. C'est aux politiques et aux populations désormais de définir cette stratégie et d'assumer leurs responsabilités, pour le meilleur de ces territoires, de l'Outre-mer et de la République. Ces nouvelles orientations ne peuvent que consolider la confiance des populations de l'Outre-mer dans leur avenir et en même temps renforcer les bonnes pratiques dans les relations de l'Outre-mer avec la France mais aussi avec l'Union européenne. Plus la Martinique et l'Outre-mer se prendront en charge, sans tromperie de la part des principaux acteurs, plus les Martiniquais assumeront leur fierté, chez eux et ailleurs, plus la République se trouvera confortée.
(Wilfrid Téreau/ France-Antilles)
Pourrons-nous dégager un sens à notre appartenance géographique à la Caraïbe, nos liens avec l'Europe et notre identité française ?
Oui, nous sommes à la croisée des chemins pour notre développement que nous sommes condamnés à réussir en assumant nos responsabilités. Cela implique plus que jamais que nous soyons fiers d'être nous-mêmes, que nous assumions notre intégration dans la Grande Caraïbe et dans le reste des Amériques, sans être naïfs. Ni notre appartenance à l'Europe, ni notre identité française ne sont menacées ou remises en question. Tout ça n'est que balivernes pour rester dans le statu quo. Nous sommes déjà des régions ultrapériphériques de l'Union européenne comme les régions autonomes d'Espagne ou du Portugal. Il faudra, plus dans les actes que dans les discours, tirer parti de cette position privilégiée.
S'agissant de notre identité française, le choix qu'on nous demande de faire lors de la consultation du 17 janvier n'est pas un choix de rupture avec la France. Aucun processus n'est engagé dans ce sens, tout se passe au sein de la République comme pour les Saintpierrais et les Miquelonnais ou les autres. Le président Nicolas Sarkozy et ses ministres l'ont bien répété et les élus martiniquais ayant en charge la réforme institutionnelle, via le Congrès, n'ont pas exprimé le contraire. Chacun doit comprendre qu'à partir de ce moment, forts d'une vision commune, les Martiniquais doivent se mettre ensemble pour réussir ce nouveau challenge. Il serait irresponsable, vis-à-vis des nouvelles générations et des difficultés du moment, de s'en tenir au statu quo.
Entretien : Gabriel Gallion