Depuis quelque temps, sous la houlette de l’historien français Olivier Pétré-Grenouilleau, un vaste mouvement de réécriture du phénomène de l’esclavage est en cours. On sait la polémique qu’avait entraîné les thèses défendues par ce dernier et par quelques porteurs d’eau africains et antillais, notamment la principale d’entre elle, à savoir que l’esclavage arabo-musulman fut pire, ou en tout cas plus important, que l’esclavage atlantique pratiqué par les Européens.
Comment
donc ne pas voir la spécificité de l’esclavage euro-atlantique, son
caractère inouï, profondément scandaleux ?
Et ici, Christiane Taubira a
eu parfaitement raison, au moment de la rédaction de la loi qui porte
son nom, de refuser d’écouter les sirènes qui lui demandaient de
l’étendre à « toutes les formes d’esclavage ».
S’il est évident qu’il y
a des éléments commun à toutes les formes d’asservissement qui se sont
produites au cours de l’histoire humaine, et cela à travers toute la
planète, il n’en demeure pas moins que l’esclavage euro-atlantique ait
le seul qui est rejeté l’asservi dans l’animalité.
Dans
le sillage du relativisme Pétré-Grenouillesque s’est greffé plus
récemment un courant beaucoup plus néfaste que l’on peut qualifier sans
détour de « courant négationniste ».
En clair, il s’agit pour ces
pseudo-historiens, martiniquais et surtout guadeloupéens, de nier le
caractère profondément inhumain de la plantation esclavagiste, de
replacer « dans leur contexte », comme ils disent, les atrocités et les
abominations commises par les colons européens et finalement de
banaliser ce qu’aux Etats-Unis, on appelait à juste raison
« l’institution particulière ». Il est effarant de constater que ce
sont des Antillais, auto-proclamés historiens, qui s’attèlent à cette
tâche ignoble qui, s’agissant d’autres « crimes contre l’humanité »,
leur aurait valu convocation immédiate devant les tribunaux.
Auto-proclamés parce qu’il faut se garder de confondre « enseigner
l’histoire » et « faire de l’histoire », exactement comme personne ne
confond « enseigner la littérature » avec « faire de la
littérature ».
En effet, il ne suffit pas de passer des heures ou des
jours entiers aux archives, d’en extraire tel ou tel document que l’on
commentera par la suite dans un article ou un livre, pour s’arroger du
titre d’historien. Un historien, comme un écrivain, doit avoir une
théorie.
Une théorie de l’histoire. Avant de nous brandir
triomphalement telle découverte dans telle archive ou d’asséner des
arguments d’autorité, il doit expliciter ses présupposés théoriques et
indiquer clairement dans quel cadre de pensée il situe son travail. De
même, un écrivain qui n’a pas au départ une théorie de l’écriture n’est
qu’un littérateur.
EPISTEMOLGIE ADAPTEE
En
fait, quand on compare, le fonctionnement des différentes Sciences
Humaines aux Antilles, on se rend compte que l’histoire__en
particulier, celle pratiquée par les négationistes__est la seule à
n’avoir pas fait l’effort de réfléchir à une épistémologie adaptée à
nos particularités. La seule à n’avoir pas ressenti le besoin de
proposer de nouveaux concepts opératoires.
Tant en linguistique, qu’en
analyse littéraire, en anthropologie et sociologie, ou encore en
économie, nos spécialistes se sont attelés, depuis au moins trois
décennies, à produire un savoir fondé non pas seulement sur les
principes généraux de leur discipline tels qu’ils sont généralement en
usage en Europe ou en Amérique du Nord, mais aussi sur de nouveaux
découpages du réel, du réel antillais s’entend, de nouvelles manières
de conceptualiser ce dernier.
Ainsi,
en analyse littéraire, aucun chercheur antillais ne se contente de se
référer seulement à Roland Barthes, Jean Genette ou quelque autre
autorité occidentale en la matière. Il dispose désormais de tout un
appareillage conceptuel forgé pour la littérature antillaise et sa
spécificité.
Ainsi le concept de « diglossie littéraire », concept
central, fondamental, à partir duquel vont s’articuler ceux de « langue
indigène du récit », « procuration linguistique », « surconscience
linguistique », « souveraineté littéraire » et bien d’autres. Mieux,
une véritable transversalité s’est instaurée entre les quatre
disciplines susnommés lesquelles non seulement puisent dans l’une ou
l’autre selon les besoins, mais travaillent autour du même concept :
par exemple, celui de « créolisation », lui aussi fondamental.
Il
n’y a que l’histoire à être demeurée à l’écart de ce recentrage
épistémologique et à continuer à nous asséner, imperturbablement des
choses du genre « Le
février 1840, le gouverneur Untel a décrété ceci… » ou « A la fin du
19è siècle, les ouvriers agricoles entamèrent des grèves… ».
A
continuer, ce qui est tout aussi grave, à ignorer l’apport théorique de
l’anthropologie antillaise ou de l’analyse littéraire antillaise,
disciplines auxquelles nos historiens ne font qu’allusion sans qu’on
comprenne bien comment lesdites allusions s’articulent à leurs
démonstrations.
Nous
posons donc la question : où est l’épistémologie des sciences
historiques adaptée à notre réalité ? Quels en sont les concepts
opératoires ?
Parmi,
tous ces prétendus historiens, le plus inconsistant théoriquement,
celui chez qui, malgré beaucoup d’esbroufe, on dénote la plus grande
vacuité conceptuelle n’est autre que le dénommé Frédéric Régent.
ARCHIVE SYMBOLIQUE
Quelle
est donc la théorie, quelles sont les théories sur lesquelles
s’appuient les Antillais et Africains qui grenouillent dans le sillage
de Pétré-Grenouilleau ? Aucune ! Or, s’agissant des pays colonisés, en
particulier ceux où l’écriture était du seul ressort du maître ou du
colon (ce qui ne fut pas le cas de l’Asie ou du monde arabe où malgré
la domination coloniale, les indigènes purent conserver une certaine
maîtrise de l’écrit dans leur propre langue), il y a une véritable
critique des archives à opérer. Il y a à réfléchir à la notion même
d’archive. D’abord, on note que celle-ci n’émane que du maître et de
lui seul ; ensuite, il apparaît que ce qui est archivé ne visait qu’à
asseoir le pouvoir du maître et était donc souvent délibérément tronqué
ou manipulé. Chiffres, listes, notations diverses, actes juridiques
parfois, tout ce qui est de la main du colon ou de l’Etat colonial est
suspect ou, en tout cas, doit être interrogé. Enfin, nos petits
Pétré-Grenouilleau locaux font carrément l’impasse sur ce que Dany
Bébel-Gisler appelait dans « Le Créole, force jugulée (L’Harmattan,
1972) « l’archive symbolique » de notre culture à savoir le créole et
toutes les productions orales dans cette langue (contes, récits
familiaux, proverbes, chants de travail etc.).
Ils font donc
abstraction de l’esclave, du vécu de l’esclave. En ne fondant leur
propos que sur l’écrit du maître blanc, ils font comme si l’esclave
noir était demeuré les bras croisés et n’avait pas, au cœur même de
l’effroyable, recréé une nouvelle culture, un nouveau rapport au monde.
Pour ces messieurs, l’esclave n’écrit pas donc il n’a rien à dire !
Au-delà
de l’absence de toute réflexion théorique, ce qui est plus scandaleux
chez eux, c’est qu’en s’employant à minimiser les atrocités de la
période esclavagiste, ils poursuivent en réalité un autre but, un but
soigneusement dissimulé, masqué : montrer qu’en dépit de tout ce que
nous a fait subir la puissance coloniale, nous pouvons aujourd’hui
continuer à vivre en son sein car grâce à de grands hommes, de grands
humanistes émanant de cette même puissance, nous avons pu recouvrer
notre dignité d’homme et manger à la même table que nos anciens
maîtres.
Ce négationnisme est donc une forme de néo-assimilationnisme.
Il vise à brouiller les cartes et à nous faire perdre de vue, ce
qu’Aimé Césaire a nommé « le génocide par substitution ». Le
négationnisme de ces pseudo-historiens, dont certains ont vainement
tenté d’entrer à l’Université, sert en fait le phénomène de
caldochisation, c’est-à-dire le remplacement des Antillais à tous les
postes de responsabilité par des gens venus d’ailleurs. En donnant des
gages aux Caldoches, en relativisant l’esclavage, en se faisant les
porteurs d’eau des Pétré-Grenouilleau et autres, ils espèrent telle ou
telle gratification : poste de directeur de telle institution ou tel
organisme de l’Etat français, petit chef de ceci ou de cela, invité
systématique des plateaux-télés coloniaux etc.
Tous
ceux qui ont la nation martiniquaise ou guadeloupéenne chevillée au
corps se doivent de combattre avec la dernière énergie les
négationnistes car ces derniers, en répandant leur discours mensongers
dans l’esprit de nos élèves et de nos étudiants, sont en fait à la
pointe du combat pro-assimilation. Ils sont les nouveaux hussards de
l’entreprise d’éradication de notre identité créole. Ils ne visent ni
plus ni moins, en final de compte, qu’à prouver que, malgré
l’esclavage, nous avions vocation à devenir de bons Français.
Historiens, ces gens-là ? Que non ! Agents du colonialisme français.
Raphaël CONFIANT