Ce que pensent les Congolais
Scène de la vie à Léopoldville - Kinshasa aujourd'hui -, à la fin des années 1950. A Bandai, où vivent les « évolués » (les Belges appelaient ainsi les Africains qui travaillaient pour l'administration coloniale), une dizaine d'enfants sont penchés sur « Tintin au Congo », ouvert à même le sol. Ceux qui savent lire racontent l'histoire aux petits. Ce jour-là est exceptionnel : Tintin et Milou sont chez eux, au Congo !
Et c'est la vie dans les villages, dont ces gamins des villes ne savent rien, qui défile. « Un émerveillement », se souvient l'un d'eux. Le relire aujourd'hui ? « Je n'ai pas osé », dit-il. C'est que ça barde depuis deux ans. Le Mrap (Mouvement contre le Racisme et pour l'Amitié entre les Peuples) demande l'ajout d'un avertissement aux lecteurs. En Belgique, un étudiant congolais a saisi la justice, exigeant l'interdiction de l'album [=> Faut-il interdire "Tintin au Congo"?]. Et les intéressés, qu'en pensent-ils ? Les Congolais de Paris qui ont passé leur enfance au pays trouvent cette polémique incompréhensible. « A l'époque, c'était rigolo, tout simplement, explique Denis Kabiona, né en 1953. Nous étions à l'internat chez les missionnaires, tout le monde lisait ça. » Raciste, « Tintin au Congo » ?« Non, je ne vois pas pourquoi. On disait « Missié » à l'époque, les Noirs parlaient mal le français, c'est une réalité. » Jean, lui, était fils de meunier :« On était tous très friands de « Tintin au Congo » dans ces années-là et on le reste encore. Nous sommes tous passés dans le moule de la colonisation et de l'Eglise. » On recueille quelques plaidoyers au charme insolite : « Hergé, ce n'est pas de sa faute. A l'époque, le roi Léopold II lui-même allait chercher des Pygmées pour les mettre au zoo dans des cages. Les Belges se prenaient pour plus intelligents que nous; mais ils n'avaient rien inventé, tandis que le Congolais avait déjà inventé la pirogue ! » Yona Nzimbu, cadre de banque : « Ca ne nous choquait pas, non; c'était une situation normale à l'époque. » Il a relu l'album dix ans plus tard« avec un autre oeil : c'est le peu de considération pour l'être humain qui m'a frappé. » Seuls ceux qui l'ont rouvert à l'âge adulte, comme Kassende Ngandy quand il faisait son droit à la Sorbonne, sont partisans d'un simple avertissement : « On ne peut pas refaire l'histoire. « Tintin au Congo » nous apprend ce qu'on était et comment l'autre nous voyait. » Leurs enfants nés en France n'ont pas cette placidité. Cynthia Voza Lusilu, étudiante en langues étrangères appliquées (LEA), favorable à une édition préfacée, observe qu'une même teinte colore les singes et les Africains ; et que les macaques parlent mieux que les Congolais. Interdire « Tintin au Congo » ? Se priver d'un document aussi éclairant ? Surtout pas, dit-elle. Un autre étudiant estime que c'est tout un continent qui se trouve insulté car« cette BD, au fond, c'est "Tintin en Afrique". » Mais les deux générations sont plutôt réfractaires à la censure car « les enfants et les petits-enfants doivent le lire et poser des questions. » Anne Crigon - In Le Nouvel Obs. A.C