Madame la ministre, mes chers collègues,
Je me réjouis des propos de celles et ceux qui m’ont précédé à la tribune et c’est avec émotion que je m’exprime à mon tour, quelques jours après les funérailles nationales du poète Aimé Césaire. Ce chantre humaniste de la négritude, cet inlassable défenseur de l’identité nègre et martiniquaise, qui aimait lui-même à se définir comme un « homme de synthèse, de liaisons et de terminaisons », cet amoureux de la langue française qui sut conjuguer, dans son œuvre comme dans sa vie, universalité et « diversalité » – comme on dit en Caraïbe – n’eût pas manqué de nous exhorter ici même, avec sa verve incandescente et ses fulgurances essentielles, à ne pas laisser dépérir, voire mourir, des pans entiers de notre patrimoine linguistique national.
Et,
si j'invoque son ombre tutélaire, c’est que, lors de ce débat sur un
élément important de notre identité, il eût assurément tenté de nous
convaincre d’abandonner sans crainte l'idéologie linguistique
d'écrasement, d'humiliation, d'abâtardissement des langues autres que
le français, de cannibalisme langagier, de glottophagie recommencée.
Mes
chers collègues, ce débat répond à la demande récurrente de générations
de parlementaires qui s'entêtent à croire qu'en relayant l’ambition de
défense des langues régionales, ils ne sombrent pas dans l'irrédentisme
ni ne rejoignent l'anti-France. Non, en demandant avec obstination,
depuis le décret Lakanal du 27 Brumaire an III, depuis le fameux
article 11 de la déclaration des droits de l’homme du 26 août 1789,
l'officialité, la co-officialité ou la quasi-officialité pour nos
idiomes régionaux, nous ne défaisons pas la France, nous ne portons pas
atteinte à l'unité ou à l’indivisibilité nationale !
Ainsi,
la proposition de loi constitutionnelle cosignée par 203 députés du
groupe socialiste et visant à libérer nos autres langues de France de
la clandestinité, à les protéger et à leur accorder un statut
constitutionnel, constitue la quatre-vingt-cinquième tentative
depuis 1958 pour vaincre l'indifférence des gouvernants et des
majorités parlementaires, pour surmonter la frayeur quasi métaphysique
qui s’empare d’eux dès lors qu'il s'agit de toucher au monolinguisme.
Cette fois, j'ai cru comprendre qu’un grand nombre de députés de droite
seraient prêts à voter pour la reconnaissance, le respect et la
promotion des langues régionales ; une majorité pourrait donc être
réunie pour adopter cette réforme.
Madame la ministre, je
vous exhorte à l'audace. Exorcisez enfin cette malédiction qui nous a
toujours conduits à renoncer de peur d’ouvrir la boîte de Pandore ou de
jouer l’apprenti sorcier déchaînant des forces qui échappent ensuite à
sa maîtrise !
Aujourd'hui,
les juristes le savent, toutes les conditions sont réunies pour donner
un statut constitutionnel à nos langues sans porter atteinte à
l'égalité des citoyens, à l'unité nationale et à l'indivisibilité de la
République. On ne peut plus penser, comme le faisait le président
Jacques Chirac, qu’il est parfaitement possible de reconnaître aux
langues régionales leur place dans notre patrimoine culturel sans
modifier la Constitution.
Les lois Deixonne de 1951, Haby de 1975,
Jospin de 1989 et Toubon de 1994 ne suffisent plus à garantir leur
respect et leur développement. Pire, l’alinéa premier de l’article 2 de
la Constitution – « la langue de la République est le français » –
élaboré pour résister à la colonisation par l'anglais ne protège pas
vraiment notre langue de cette redoutable concurrence, ainsi que le
démontrent les décisions du Conseil Constitutionnel MURCEF, du 6 décembre 2001, et l’Accord de Londres relatif aux brevets européens
du 28 septembre 2006. En revanche, cet article est devenu un verrou
très efficace contre les langues régionales. À l'instar de ce qui est
advenu de l'ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, destinée à
l'origine à s'opposer à l'emploi du latin dans les domaines juridique
et commercial, il se retourne contre les langues régionales et devient
un formidable instrument de discrimination envers les langues de France
autres que le français.
En
vérité, tant que les langues régionales ne seront reconnues qu'au rang
législatif et qu'elles n’auront pas droit de cité dans la Constitution,
elles garderont leur indignité. Pourtant, la République a connu, sans
drame, deux régimes de plurilinguisme, en Polynésie (de 1980 à 1995) et
en Calédonie, où les vingt-huit langues canaques jouissent d'une
protection constitutionnelle sans inconvénient pour l'unité de la
République.
J’aimerais
vous donner une raison supplémentaire de mieux promouvoir nos langues
et de ratifier la charte européenne des langues régionales ou
minoritaires : cette revendication doit être admise sur la base des
droits fondamentaux, le droit à la langue reconnu à chacun comme
élément d'identité.
C'est une autre version de l'individualisme
possessif. Ce droit n'est pas reconnu à des minorités mais bien à des
locuteurs. La France ne saurait continuer à traiter ses langues
régionales de façon pire que la Turquie et refuser à ses citoyens
d'utiliser, en public et en privé, la langue de leur terroir ou de leur
choix. Enfin, il ne vous aura pas échappé que la France joue sa
crédibilité internationale : elle ne peut décemment exiger à l'OMC et à
l'UNESCO la reconnaissance de la diversité et la refuser chez elle.
Réhabiliter
le plurilinguisme national ne revient en rien à un quelconque
babélisme : c’est tout au contraire faire acte de tolérance et de
progressisme. Nous attendons donc la modification de l’article 2 de la
Constitution, ainsi qu’une loi pour la promotion des langues et
cultures régionales de France. De l’audace, encore de l’audace !
Victorin LUREL, Paris, le 7 mai 2008,