HAITI : INTERVIEW DU PREMIER MINISTRE JEAN-MAX BELLERIVE

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"Rete fò, rete pasyan, Ayiti ap kanpe".

Environ un mois après le séisme meurtrier ayant endeuillé Haïti toute entière, Port-au-Prince la capitale, en particulier, le Premier ministre, Jean-Max Bellerive, a accepté d’accorder une interview au journal Le Nouvelliste en vue de faire le point sur la situation on ne peut plus tragique que le pays traverse et envisager des perspectives en ce qui a trait à la reconstruction du pays. Une reconstruction qui va nécessiter entre 3 milliards à 20 milliards de dollars, selon les plans adoptés.


 

Le Nouvelliste (LN) : Monsieur Jean Max Bellerive, le pays a été touché par un séisme meurtrier, alors quelle évaluation peut-on faire près d’un mois après le passage de cette catastrophe sur Port-au-Prince particulièrement et sur le reste du pays ?

Jean Max Bellerive (JMB) : Tout d’abord je remercie Le Nouvelliste de prendre le temps de venir voir le chef du gouvernement afin d’évaluer ensemble le bilan un mois après le séisme qui a frappé l’ensemble du pays. Du point de vue pratique deux départements ont été très touchés directement, mais l’ensemble du pays a subi et est en train de subir jusqu’à présent les contre coups de ce séisme. A Port-au-Prince, tout le monde a pu voir les images à la télévision. Les habitants de la capitale vivent actuellement dans des situations vraiment pénibles. Un mois après quel est le bilan ? Nous avons à peu près 1 million de personnes dans les rues, plus de 500 000 personnes déplacées, plus de 400 000 blessées, près de 500 centres spontanés où les gens se sont regroupés, même, si au fur et à mesure, il y a une prise en charge de ces centres par la communauté internationale en coordination avec le gouvernement et souvent avec l’appui des mairies. La situation est extrêmement préoccupante jusqu’à aujourd’hui. La vraie préoccupation aujourd’hui c’est la sanitation, c’est d’essayer de faire le maximum pour améliorer les conditions de vie des gens là où ils sont. Le ministère de la Santé publique avec ses partenaires essaie au maximum d’y remédier en installant des toilettes mobiles, mais, il y a très peu de disponible jusqu’à présent. Au fur et à mesure on veut regrouper les gens dans des espaces où il sera plus facile de leurs donner des soins, de gérer la sanitation et distribuer de la nourriture aux gens qui en auront besoin pendant un certain temps.

LN : Peu après le passage du séisme, on avait décrété l’état d’urgence. Est-ce qu’on va reconduire à nouveau l’état d’urgence ?

JMB : Normalement, la loi prévoit trois étapes. La première, le gouvernement peut déclarer l’état d’urgence pour une quinzaine de jours précisément. Ce qui a été fait trois ou quatre jours après le séisme. Beaucoup de gens se sont étonnés qu’on n’ait pas décrété l’état d’urgence tout de suite. Ils oublient que l’état d’urgence est limité dans le temps. Il ne servait pas à grand-chose dès les premiers jours, parce qu’à ce moment là, nous n’avions pas forcément les moyens d’agir, donc il était plus utile d’attendre deux ou trois jours pour avoir la capacité d’intervenir et d’utiliser éventuellement les prérogatives de l’état d’urgence. Au terme des premiers quinze jours, le gouvernement a décidé de le renouveler. La deuxième déclaration d’état d’urgence prendra fin le 15 février 2010. A ce moment là, si nous voulons continuer à demeurer en situation d’état d’urgence, il faudra aller devant le Parlement et faire voter une loi qui nous autorise à fonctionner comme tel.

LN : On parle de la reconstruction du pays, est-ce qu’on a déjà un plan pour les zones affectées et pour le pays entier ?

JMB : On a une vision de ce qu’on veut faire. Un plan demandera du temps, des expertises, des évaluations et c’est ce qui est en train d’être fait. Il y a une conférence pour la reconstruction qui est prévu pour le mois prochain à New York, c’est vers cela qu’on se prépare. La vision est claire pour le gouvernement. Elle vient de nombreux constats. Premièrement on ne peut pas simplement reconstruire ce qui a été détruit. Il est indispensable de regarder comment Haïti a été construit pourquoi tant de morts dans un espace aussi petit. Il est clair que la question de la densité de la population est au premier rang, de même que l’éducation. La population n’était pas prête pour ce qui est arrivé. Fondamentalement il y avait un déficit d’éducation. Il faut décentraliser le pays. On s’est rendu compte qu’en 35 secondes, on a perdu 30 à 40 % du PIB national parce que tout était concentré sur les 30 ou 35 km de la zone métropolitaine. Il faut décentraliser avec des plans très précis, vers des régions qui ont des opportunités. Il faut que les gens puissent trouver des centres de santé, des écoles pour leurs enfants. Il faut fournir aux parents des occasions de trouver du travail partout dans le pays. Cela demande un travail sérieux avec le secteur privé national et international, parce qu’on ne peut décider qu’il y aura du travail dans telle ou telle zone. Connaitre les plans d’investissement des différents partenaires et ce que l’État lui-même peut créer comme travail en termes d’infrastructures, des travaux à haute intensité de main d’oeuvre dans l’environnement, la protection des bassins versants demande beaucoup de réflexions qui se font dans l’urgence actuellement. Il y a énormément de personnes qui sont mobilisées sur la définition d’un plan très précis permettant la relocalisation des populations, la création d’emplois et un développement plus harmonieux sur tout le territoire national.

LN : Certains parlent de déplacement de la capitale vers une autre région, est-ce que cela est également en discussion ?

JMB : Pour l’instant, ce n’est pas la solution envisagée par l’Etat haïtien ; l’essentiel, c’est de renforcer les normes et les procédures pour la construction. Beaucoup de villes à travers le monde vivent avec les séismes et les traversent dans des conditions relativement normales. Haïti n’était pas préparé à subir un tremblement de terre de cette magnitude et nous avons payé le prix fort. Ceci étant dit, il est possible de reconstruire Port-au-Prince de façon cohérente pour la population. Cela prendra du temps et demandera beaucoup d’expertise et d’assistance technique ; les procédures de construction sont déjà entre les mains du gouvernement haïtien. Les différents pays qui se trouvent dans la même zone, la Martinique, la Guadeloupe nous ont envoyé les procédures qui existent chez-eux, mais il nous faut également des professionnels pour la mise en oeuvre. Il faut le contrôle des matériaux de construction, des équipements et des matières premières qui rentrent en Haïti. Tout ceux-là sont des mises en place assez lourdes. Déplacé Port-au-Prince pour aller où, et avec quelle garantie ? Nous pensons que la meilleure solution c’est de reconstruire une Port-au-Prince qui soit sûre pour ses habitants.

LN : Pour reconstruire Port-au-Prince, il faut de projets à court, à moyen et à long terme...

JMB : Bien avant le séisme, il y avait des projets d’urbanisme pour la capitale et certaines villes de province qui envisageaient une capitale moderne. Les plans étaient là en filigrane avec une difficulté de les mettre en application, à cause de la densité de la population et de la précarité des moyens. Ces plans sont dans les tiroirs. Il faut à présent voir rapidement comment les adapter à la situation. Il faut regarder à travers l’accompagnement du système financier et bancaire comment on peut permettre au système privé de se reconstruire.

LN : Parlant de financement combien couterait la reconstruction de Port-au-Prince ?

JMB : Actuellement il y a un processus qu’on appelle le PDNA (Post Desaster National Acessment). C’est la procédure qui permet d’évaluer tout ce qui a été perdu. Par exemple beaucoup de business sont fermés depuis un mois, c’est une perte pour la nation. Maintenant ce qui importe, c’est de savoir qu’est ce qu’on va reconstruire, où et comment. Ce sont ces différents éléments qui vont déterminer les coûts réels de la reconstruction. Cela va de 3 à 20 milliards, selon les phases, le niveau de décentralisation, les capacités de l’Etat haïtien de protéger certaines zones comme le morne Garnier.

LN : L’un des grands défis du gouvernement, c’est le déplacement des gens dans les rues. Est-ce que vous avez déjà un plan de déplacement ?

JMB : Il est clair que c’est une obligation. La première partie du plan, c’est d avoir des alternatives pour les sans-abris. Le président de la République a plusieurs reprises, a parlé de la nécessité d’avoir des tentes. On a besoins environs 200 000 tentes pour essayer de reloger toutes ces familles qui se trouvent dans les rues. On essaie de trouver des prélarts pour construire des protections locales. On réfléchit également sur la solution des containers aménagés qui sauraient protéger la population contre la chaleur. Ce sont des solutions qui prennent du temps...

LN : Peu après le séisme, on a été littéralement envahi par des ONG qui nous apportent de l’aide. Comment au niveau gouvernemental se fait la gestion de l’aide internationale ?

JMB : Beaucoup d’amis d’Haïti se sont mobilisés pour venir apporter de l’aide à Haïti. La première chose qu’il faut dire c’est merci. Maintenant, cette aide est venue avec ses propres problèmes puisque la coordination de la coopération est un thème mondial de discussion. Dans notre cas, cette aide a été tellement massive, importante et immédiate, qu’Haïti, elle-même n’était pas en mesure d’absorber cette aide avec la rapidité nécessaire et d’activer le processus de distribution. Aider plus d’un million de sans-abris, c’est une opération extrêmement compliquée. Il ne faut pas oublier que le 12 janvier 2010 la capitale était devenu impraticable. L’accès à la population sinistrée était quasi-impossible. Jusqu’à présent il y a des problèmes de coordination, puisque certaines ONG ou certains partenaires ou aussi bien la communauté internationale que le gouvernement ont des activités qui ne sont pas toujours coordonnées. Il y a toute une multitude d’intervenants sur le terrain qui complique la tâche de l’Etat haïtien. Aujourd’hui, il y a des progrès énormes, on comprend mieux la situation. On a identifié les centres où il faut apporter de l’aide et on commence à avoir une vision claire de ce qu’il y a à faire, de même que nos partenaires qui comprennent ce que font les autres.

LN : Est-ce qu’on peut avoir un pourcentage en ce qui concerne l’aide. Quelle est la partie gérée par l’Etat haïtien ?

JMB : je ne peux pas répondre à cette question en ces termes là. Si vous parlez du circuit de distribution, là on peut parler de 15 à 20 % maximum. Mais ce n’est pas cela la question, c’est l’information, la coordination. Si une ONG rentre avec des matériels ou avec des aliments pour distribuer à la population, ce qui importe au gouvernement c’est que nous sachions que vous êtes dans le pays, qu’est ce que vous avez et que vous coordonniez avec l’Etat haïtien les endroits où vous allez faire la distribution et comment vous allez la faire. Quels seront vos partenaires pour la distribution. Il ne s’agit pas pour le gouvernement d’être impliqué dans toutes les étapes de la distribution et d’aller faire lui-même la distribution. La vraie question pour nous c’est de savoir ce qui se fait sur le territoire. Normalement, si on parle de pourcentage, le gouvernement est impliqué à plus de 70% dans la distribution puisque nous avons des informations des grands acteurs. Les grands donneurs bilatéraux (les Etats-Unis, la France, le Canada, le Japon, le PAM, etc.) travaillent avec nous chaque jour, nous savons donc ce qu’ils font.

LN : Peu après le séisme, il y eut des petits conflits, si on peut le qualifier ainsi, entre la France et les Etats-Unis sur la gestion de l’Aéroport international de Port-au-Prince, comment le gouvernement est-intervenu ?

JMB : Il ne s’agissait pas d’un conflit, c’était plutôt un malentendu. Comme vous le savez le gouvernement haïtien a pris très vite la décision d’autoriser les forces américaines qui étaient présentes sur le territoire à opérer à l’Aéroport international pour plusieurs raisons : premièrement nous n’avions plus de tours de contrôle et deuxièmement les militaires américains avaient cette capacité immédiate. Depuis le 12 janvier jusqu’à aujourd’hui les opérations qui concernent l’aéroport sont pratiquement des opérations militaires. Sur cet aéroport qui était paré pour quinze ou vingt avions par jour, 150 avions circulent en permanence avec les troupes sur la piste. Des avions décollent chaque cinq à dix minutes, c’est un espace extrêmement compliqué à gérer. Nous sommes très contents que les autorités américaines nous aident à gérer l’espace aérien et la piste de l’aéroport. Dès le départ, on était clair que cette gestion doit se faire en coordination et sur l’autorité du gouvernement haïtien. Il se trouve à un moment donné qu’il y avait tellement d’avions qui atterrissaient que certains ont été détournés vers la République Dominicaine ou ont été obligé de circuler au-dessus de la piste avant d’être autorisés à atterrir parce qu’il avait tellement d’avions sur la piste et que cela posait un problème de sécurité. Il faut dire les choses clairement, il y a 150 avions qui arrivent chaque jour, on ne sait pas qui sont dans ces avions, ni ce qu’ils transportent. Mais cela va au-delà de la disponibilité de la piste, il y a des problèmes de terrorisme. Il y a toutes ces questions qu’il faut aussi gérer. Un avion français a été détourné à deux reprises, je ne crois pas que c’était un acte volontaire. Moi-même personnellement, je m’étais rendu à l’aéroport pour expliquer aux autorités américaines qu’il était important pour le gouvernement haïtien que cet avion atterrisse le plus rapidement possible. Automatiquement l’autorisation a été donnée pour montrer qu’il n’avait pas de problème entre les Etats-Unis et la France. Dès le lendemain, les équipes médicales sont arrivées et ont travaillé en coordination avec les ambassades américaine et française pour avoir des opérations conjointes. Il y avait un petit énervement à un moment donné, mais il n’y avait pas eu d’incident.

LN : Quand l’Etat haïtien va-t-il reprendre le contrôle de l’aéroport ?

JMB : C’est un processus sur lequel chaque jour, on évolue. Nous avons toutes les semaines des réunions avec les opérateurs commerciaux qui souhaiteraient reprendre le plus rapidement les vols commerciaux ce qui implique directement l’AAN et l’OFNAC. Cela n’a rien à voir avec la gestion réalisée par les troupes américaines. C’est un processus et, à un moment donné, j’aurai à recevoir un rapport de l’OFNAC et de l’AAN me disant qu’ils sont en mesure d’opérer eux-mêmes l’aéroport. A ce moment-là, nous prendrons la décision qui s’impose. N’oubliez pas que nous avons d’autres problèmes qui sont liés directement à l’aéroport. Il faut reconstruire cet aéroport qui a été lui-même sinistré, il faut éventuellement aménager cette piste qui reçoit 150 à 200 avions. Ce n’est pas le moment de mettre de coté sans réfléchir l’aide d’un pays ami.

LN : Quel sera l’apport de l’armée américaine dans la reconstruction du pays ?

JMB : Beaucoup de gens stigmatisent la présence de l’armée américaine. Aujourd’hui en Haïti, nous avons la MINUSTAH. Je vois que cela ne dérange personne. Il a également des troupes française, canadienne, japonaise et coréenne. Chacun vient ici à la demande de l’Etat haïtien apporter une aide dans le cadre d’accord et de demande spécifique. L’aide apportée par les militaires n’est pas forcément une aide militaire, il faut bien faire la différence. Les militaires ont, au-delà des fonctions purement de sécurité, une capacité logistique que beaucoup d’institutions civiles n’ont pas. C’était l’une des raisons pour lesquelles nous avons fait appel à l’armée américaine qui était dans la région. Elle a des capacités de transport (Camions et hélicoptères) et de logistique. C’est cela qui nous intéressait surtout pour la protection des convois humanitaires. Donc, les militaires de tous les pays sont là à notre demande, ils travaillent dans le génie, le ramassage des débris, les structures médicales, la sécurisation des convois et tout ce qu’ils font ici est réalisé en coordination avec la MINUSTAH et l’Etat haïtien.

LN : Il y a des préoccupations au niveau de l’opinion publique, certains parlent d’occupation ou de mise sous tutelle d’Haïti. Qu’en est-il ?

JMB : Je crois surtout qu’il y a peut-être des gens qui souhaitent cela. Mais je suis persuadé quand je discute avec nos partenaires internationaux, ce n’est ni leur envie, ni leur souhait. Ils sont surtout là pour aider la population et le gouvernement haïtien à récupérer le plus rapidement possible d’une situation extrêmement difficile.

LN : Certains souhaitent trois journées de jeûne. L’Etat haïtien est laïc, comment voyez-vous en tant que chef du gouvernement ce souhait ?

JMB : Le gouvernement s’est déjà positionné, nous avons déclaré un mois de deuil qui prendra fin le 17 février 2010. Le 12, il y aura une cérémonie officielle pour marquer le mois après le désastre. Il y aura également d’autres manifestations laïques, mais qui n’empêchent pas chacun, selon sa foi, sa confession, d’exprimer sa solidarité avec tous ceux qui ont disparus. Le gouvernement lui-même va s’attacher à rendre hommage à tous les disparus et lancer un message d’espoir pour ceux qui sont vivants et amenés à construire l’Haïti de demain.

LN : Quel est votre message aux victimes ?

JMB : Rete fò, rete pasyan, Ayiti ap kanpe.

(propos recueillis par Samuel BAUCICAUT)