Ce qu’il nous lègue est le soleil d’une conscience nouvelle, mûrie sur plus de cinquante ans : celle qu’incarne la nécessité pour les peuples anciennement dominés de connaître ce qu’il appelait, en 1956, dans un de ses plus beaux poèmes, Les Indes, « et l’une et l’autre face des choses ». Cette exigence drue le liait en fraternité à Kateb Yacine, le « vagabond sublime de Kabylie » dont il partagea un temps la destinée littéraire et politique, elle lui faisait porter la voix de poètes et d’artistes d’Amérique du Sud, de la Caraïbe, d’Afrique.
Mais ce qu’il nous lègue presque au même moment que cette lucide réappropriation de notre Histoire commune, c’est aussi la générosité de la penser dans un futur qui ne soit pas pris en otage par le ressentiment, c’est un dépassement de la conscience éclairante vers ce qu’il appelait une poétique de la Relation : tout le contraire d’une riposte procédurière et grinçante. Aussi, conscience et réappropriation sont-elles grandies par la projection même de ce pacte relationnel, dignité à laquelle il tenait tant, et qui ne consentait pas à traîner un sempiternel goût d’amertume au sortir des ruminations des épouvantes de l’Histoire. C’est cette générosité qui lui faisait aimer le chant profond des langues dans la sienne, leur tremblement hors du système monolingue, en même temps qu’elle lui ordonnait de mettre à distance les odes à l’universel, dont l’honneur fut trop souvent bafoué selon lui.
Je l’ai rencontré pour la première fois en 2004, à Paris, grâce à Loïc Céry, qui eut la gentillesse de me mener à lui pour préparer l’hommage que nous étions décidés à lui rendre à Carthage en avril 2005, avec mon amie Sonia Fitouri. C’est à cette occasion que lui, auteur du magnifique et si émouvant chant du Sel noir intitulé justement « Carthage », découvrit pour la première fois de sa vie, à 77 ans, le lieu que sa plume rendit emblématique de toutes les villes conquises.
Il nous revint, de son plein gré, fraternellement, pour nous honorer de sa présence imposante et si digne, à Tozeur, en mai 2009, pour signer avec Abdelhamid Larguèche, historien tunisien, la charte exigeant la reconnaissance de la Traite transsaharienne et de l’esclavage dans nos livres d’histoire. Je me souviens de son regard mélancolique et profond à l’entrée de Nefta ensablée par les vents désertiques, s’en allant doucement. En 2009, j’eus le bonheur d’être associée au jury du Prix Carbet de la Caraïbe et de pouvoir assister aux lectures et discussions, si enrichissantes, autour des littératures créoles, francophones, anglophones et hispanophones de la Caraïbe et de sa diaspora.
Ce qu’il nous lègue est aussi une façon différente de concevoir les poétiques et les esthétiques, un autre rapport au paysage, à l’écriture, où la répétition n’est plus un défaut mais une singularité accumulative – ce qu’il nommait « entassement » –, d’autres manières de narrations, des mangroves d’histoires mêlées de toute la violence de leurs nœuds. C’est aussi une sensibilité accrue aux mondes composites, aux archipels tenaces, aux créolisations jouées non seulement dans la Caraïbe mais en tous lieux du Tout-monde.
L’opacité regagnée contre l’indigence simpliste de la transparence.
Lui qui fut le signataire du Manifeste des 121, « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie », qui fut le Salah (retrouvé au détour d’un nom dans son roman Tout monde) rejoignant avec un faux passeport arabe les résistants antillais venus en renfort au Maroc dans les années de lutte pour l’Indépendance, lui qui croyait « aux petits pays » comme le sien, la Martinique, et le mien, la Tunisie, nous lègue cette éthique de l’échange et de la fraternité, dans une recomposition du monde, en une « démesure de la démesure » attentive à l’intransigeante émergence de nos parts d’humanité.
Ce que je lui dois personnellement, c’est que du jour où j’ai rencontré son œuvre, sa pensée, je n’ai plus rien lu comme avant.
Honneur et respect à son opacité, en ce jour.
Samia Kassab-Charfi, Université de Tunis, le 3 février 2011
SOURCE : Slate.fr