Sur une dizaine de mètres de profondeur, les herbes sont couchées, engluées de pétrole. Aux premiers rangs, la verdure a même disparu, et la côte avec elle : le bateau peut s’avancer sur les moignons de plantes qui seront bientôt emportés par les flots, avec leurs gangues de pétrole. Un an après la marée noire déclenchée par l’explosion de la plateforme Deepwater Horizon, le 20 avril 2010 au large de la Louisiane, ce qu’on peut voir dans la baie Jimmy, une soixantaine de kilomètres au sud de La Nouvelle-Orléans, est encore pire que ce qui apparaissait juste après la catastrophe. «J’ai découvert le pétrole ici pour la première fois en juin,tandis que je pêchais dans le coin, raconte le capitaine Zach Mouton, qui nous a emmenés avec son petit bateau de pêche et une équipe du Gulf Restoration Network, une organisation de défense de l’environnement. A l’époque, on pouvait penser que la végétation résisterait. Maintenant, les herbes sont mortes, et ce sont elles qui retenaient la terre. L’an prochain, tout ce banc de terre aura disparu.»
De loin, car nous ne sommes pas autorisés à approcher, on aperçoit une équipe de nettoyeurs qui semblent ratisser un petit bout de la côte avec une grande herse. «A chaque fois, on les voit tenter quelque chose de différent, explique Jonathan Henderson, militant du Gulf Restoration Network. On les a aperçus racler l’herbe, tenter d’aspirer ou d’éponger le pétrole… Mais on ne voit pas les armées de nettoyeurs qu’il faudrait ici.» Sur les côtes souillées de la baie Jimmy, les seules mesures de protection visibles sont des canons au propane qui, toutes les quelques secondes, font un bruit sourd pour effrayer les oiseaux et les dissuader d’atterrir dans le pétrole. Curtis Thomas, porte-parole de BP, justifie : «Dans certains cas, les scientifiques nous ont dit que la nature se rétablira d’elle-même. Nous avons déployé toutes les ressources dont nous disposons. Mais nous devons prendre garde à ne pas causer davantage de dégâts au marécage en voulant faire bien.»
Invisible. Un an après la pire marée noire de l’histoire, personne n’est en mesure de dire combien de pétrole reste dans le golfe du Mexique ni quels sont ses effets. Le seul chiffre précis donné par BP et les autorités américaines est celui du pétrole brûlé en mer : sur les 4,9 millions de barils déversés entre le 20 avril et le 15 juillet 2010, lorsque le jet a été bouché, 265 450 barils ont été brûlés. Pour le reste, une partie (non quantifiée) du pétrole a été collectée, une deuxième s’est évaporée et une troisième s’est disséminée, grâce aux 4 millions de litres de dispersants répandus. Pour l’essentiel, ce pétrole reste invisible, au large et en profondeur. Parmi les scientifiques, beaucoup s’avouent d’ailleurs soulagés que les marécages de Louisiane n’aient pas été aussi dévastés qu’ils le craignaient. «Cette marée noire est certainement un stress supplémentaire sur un écosystème qui était déjà malade, observe Denise Reed, spécialiste des marais à l’université de La Nouvelle-Orléans. Mais je serais très surprise si elle nous faisait perdre autant de terres que les ouragans Katrina ou Rita.» Au regard du phénomène massif d’érosion des côtes de Louisiane, qui se poursuit sans attirer l’attention, cette marée noire n’est «pas si énorme», relativise-t-elle.
A Venice, la petite ville la plus proche de l’accident, la pêche a repris depuis longtemps, comme presque partout en Louisiane. Matt O’Brien, jovial patron d’un des docks, montre les énormes crevettes grises, les crabes bleus ou les spares tête-de-mouton (des poissons avec une bouche rappelant celle du mouton) qui attendent en camions frigorifiques le départ vers les grossistes. «Sur les 2 434 quatrillions de litres d’eau que contient le golfe du Mexique, les barils déversés par BP ne sont qu’une goutte dans le seau, dit Matt. Certains ont intérêt à rendre cette marée noire pire qu’elle ne l’est, pour que BP les indemnise ou finance des études scientifiques. Moi, je me suis plutôt battu pour qu’on rouvre la pêche au plus vite. Et j’ai fait une assez bonne saison de crevettes.»
En avril 2010, quand Deepwater Horizon a explosé, Matt venait tout juste d’ouvrir sa société, et comptait être le premier «Américain» à reconquérir le marché aux «Vietnamiens», propriétaires des trois autres docks de Venice. Un an plus tard, il peste bien sûr contre BP, qui ne l’a toujours pas dédommagé, mais il assure n’avoir jamais vu le moindre poisson ou crustacé contaminé et compte bien continuer sa «reconquête» du marché. Plusieurs pêcheurs racontent tout de même avoir récolté des crevettes bizarres ces derniers mois. «En septembre et octobre, nous en avons eu avec des taches noires de pétrole à la tête, témoigne Susie Clark, employée de DC Seafood, un autre dock de Venice. Dans certains lots, la moitié étaient tachées. Le département de la pêche de Louisiane les a testées et jugées propres à la consommation. Les têtes sont coupées dans les usines de conditionnement et il n’y a pas de pétrole dans leurs chairs, nous a-t-on assuré…» Devant leurs chalutiers, Bruce Drury Jr., 40 ans, et Walter J. Heathcock, 26 ans, deux pêcheurs de crevettes, commencent par dire qu’ils n’ont pas vu trop de pétrole dans le coin, puis avouent : «On en a aperçu sur les branchies des crevettes, elles étaient noires. Les crevettes avaient aussi des sortes de bosses qui n’étaient pas habituelles.» Cela ne les empêche pas de continuer à pêcher, et déguster aussi leurs prises : «Qu’est-ce qui ne nous tue pas ?» philosophe l’un. «Boire trop de Coca, ce n’est pas bon non plus…» Parmi les pêcheurs de Venice, tous impatients de repartir en mer pour la saison de mai, certains reconnaissent avoir été très bien indemnisés par BP, d’autres attendent toujours…
Inégalités. D’une façon générale, la marée noire semble avoir encore accusé les inégalités : les mieux organisés, qui déclaraient tous leurs revenus au fisc, ont généralement obtenu compensation. Les autres, souvent les plus pauvres, qui travaillaient parfois au noir, n’ont que leurs bouches édentées pour grommeler. A Pointe-à-la-Hache, petit port ostréicole, les rares pêcheurs rencontrés sur leurs bateaux expliquent qu’ils ne font quasi plus rien depuis un an (leurs zones de pêche sont fermées ou les huîtres décimées par l’ouverture des vannes du Mississippi pour repousser le pétrole au large), mais qu’ils n’ont guère touché d’indemnités. «Ce port n’est plus qu’un parking à bateaux, presque plus personne ne travaille, soupire Eduardo Trejo, 24 ans, capitaine venu du Mexique il y a quatre ans. J’ai tous mes papiers en règle, assure-t-il, et je n’ai touché que 2 500 dollars de BP [1 760 euros, ndlr].» Depuis août, l’indemnisation des victimes est gérée par l’avocat Kenneth Feinberg, qui facture ses propres services 1,25 million de dollars par mois. Même à ce prix, il semble en passe de faire réaliser de formidables économies à BP : sur les 20 milliards de dollars que l’administration Obama lui avait demandé d’affecter aux victimes, seuls 6 milliards devraient être nécessaires, a dit Feinberg. Mais les pêcheurs de Louisiane ont un autre souci cette année : le prix du diesel. «Le gallon frôle les 4 dollars, contre 2,75 l’an dernier, peste Shown Easley, un autre crevettier de Venice. A ce prix, on n’est même pas sûr d’amortir nos sorties en mer.» La malédiction du pétrole continue en Louisiane, sous une autre forme.
SOURCE : Libération